1. Qu’est-ce qu’être pauvre aujourd’hui ? Cette notion diffère-t-elle selon les cultures, les pays, les continents ?

 

Alicia Marguerie (H.12), économiste à la Banque mondiale spécialiste de l’emploi et de la protection sociale.
« Il existe deux définitions de la pauvreté : absolue et relative. La pauvreté absolue est mesurée par un seuil universel, fixé à 1,90 dollar par jour et par personne. La pauvreté relative prend en compte le niveau de vie d’un pays donné. Au sein des économies développées, d’autres critères ouvrent droit aux aides sociales pour des populations vulnérables et menacées d’exclusion. La pauvreté prend des visages différents selon sa géographie. Dans les pays en voie de développement, les pauvres sont des personnes qui travaillent. Ils mènent souvent plusieurs activités peu rémunératrices en parallèle. Dans les économies développées, en revanche, il s’agit majoritairement de personnes sans emploi. Ils ne bénéficient pas de la forte solidarité familiale des pays en voie de développement, mais reçoivent des aides sociales accordées par les États. Cette dualité de la pauvreté se retrouve dans les objectifs de la Banque mondiale, qui sont, d’une part, la lutte contre l’extrême pauvreté, concentrée dans les pays en voie de développement, et d’autre part la réduction des inégalités (donc la pauvreté relative), qui concerne les plus pauvres au sein des pays riches. »

    1. En quoi consiste la méthodologie d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté ?

 

Bénédicte Faivre-Tavignot (H.88), directrice exécutive du Centre S&O, cofondatrice de la chaire Movement for Social Business Impact.
« L’approche d’expérimentation aléatoire développée par Esther Duflo s’inspire des essais “randomisés” contrôlés, pratiqués de longue date en médecine, pour évaluer l’efficacité des programmes d’aide aux plus démunis, en comparant les résultats sur un échantillon de bénéficiaires et sur un groupe témoin. Ses conclusions tendent à accorder une grande place à la philanthropie comme moyen de lutte contre la pauvreté. De fait, pour régler des problématiques essentielles de santé, de nutrition et d’éducation ou face à des catastrophes naturelles, dons et subventions sont nécessaires. Cette méthodologie soulève toutefois plusieurs questions : on lui reproche de favoriser les micro-interventions à court terme, de ne pas être généralisable et de ne pas remettre en question les inégalités de richesse systémiques. En outre, il ne faut pas compter uniquement sur la philanthropie pour permettre un développement pérenne. À HEC, nous nous sentons plus proches de la philosophie du “social business” portée par Muhammad Yunus, qui mise sur les mécanismes de marché pour lutter contre la pauvreté et permettre aux plus démunis de gagner leur autonomie. L’adage “Il vaut mieux apprendre à pêcher que donner du poisson” a toute son actualité ! »

    1. 413 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en Afrique : l’aide internationale est-elle efficace ?

 

Fabien Bouvet (H.12), conseiller de l’administrateur français au FMI et à la Banque mondiale.
« En 1990, 36 % de la population mondiale vivait dans des conditions d’extrême pauvreté, contre 10 % aujourd’hui. La pauvreté a donc globalement reculé, mais de manière inégale : elle a continué de s’étendre en Afrique subsaharienne, alors que des progrès considérables ont été enregistrés en Asie de l’Est. La lutte contre la pauvreté reste d’actualité et exige un effort important d’aide au développement, pour lequel les instruments bilatéraux (USAID, Agence française de développement, etc.) sont insuffisants. Les problématiques telles que le changement climatique, qui fera basculer 100 millions de personnes dans la pauvreté d’ici à 2030, ou la lutte contre les pandémies, appellent par ailleurs des réponses globales. Les institutions multilatérales sont plus que jamais nécessaires, tant par la masse des financements qu’elles apportent que par leur capacité à coordonner l’action internationale. Dans un monde qui n’a jamais été aussi endetté (184 000 milliards de dollars), le multilatéralisme aide aussi à prévenir des crises de la dette dans les pays en développement : l’absence de coordination entre les bailleurs conduit chacun à prêter en fonction de son agenda particulier et de motivations parfois purement mercantiles, au risque de précipiter les pays vers le défaut. Seuls une approche inclusive et le respect de principes d’endettement soutenable agréés par tous peuvent éviter cet écueil. À l’heure où l’administration américaine montre peu de goût pour le multilatéralisme, il reste pourtant le système le plus efficace pour lutter contre la pauvreté. »

    1. Quels seront les effets de la baisse des taux directeurs sur les inégalités ?

 

Bertrand Badré (H.89), CEO de Blue Like and Orange Sustainable Capital.
« Ce phénomène inédit des taux directeurs zéro (voire négatifs) aux États-Unis et en Europe, considéré comme un accident temporaire il y a quelques mois encore, s’avère durable. Il marque un changement de paradigme économique pour les pays développés. Or il risque de contribuer à un accroissement structurel des inégalités, auquel nous ne sommes pas préparés. Nous avons appris pendant des générations aux enfants à économiser pour leur avenir ou à épargner pour investir : comment cette leçon va-t-elle résonner à l’avenir ? Car ce sont surtout les personnes qui détiennent déjà des actifs ( biens immobiliers ou actions, par exemple) qui vont profiter de l’augmentation quasi mécanique de leur valeur, via une actualisation des flux à un taux plus faible, voire à taux zéro. A contrario, ceux qui n’en possèdent pas vont voir les barrières à l’entrée se renforcer et leur épargne se dévaloriser. Ce sont les propriétaires d’un bien immobilier qui profitent de taux d’emprunt bas pour un nouvel achat, pas les primo-accédants ! Cet enrichissement “automatique” des détenteurs d’actifs renforcera le clivage entre riches et pauvres et ce, même au sein des classes moyennes. Il sera aussi un facteur clivant entre les générations. Les jeunes accèdent à la propriété et héritent de plus en plus tard, leurs études sont de plus en plus coûteuses : il leur sera plus difficile de changer de statut au cours de leur vie. Si cette question n’est pas résolue, l’injustice sociale et le ressentiment qui en découle vont aller croissant. »

    1. Pendant la crise grecque, l’intervention de la « troïka » a appauvri la population. L’Europe sociale serait-elle en panne ?

 

Athanase Contargyris (H.79), économiste, fondateur d’ATTAC Grèce.
« Avant 2008, la Grèce avait une croissance de 4 % à 8 %, un chômage de 8 % et un PIB de 24 000 € par habitant. La crise de 2008 a fait exploser la dette auprès des banques européennes. En 2010, le pays a dû se soumettre à la “troïka” (Commission européenne, BCE et FMI), qui a imposé des mesures chocs pour les plus pauvres : baisse des retraites, des bas salaires et hausse de la TVA. En 2016, le pays avait perdu 25 % de son PIB : une destruction économique d’une ampleur comparable à celle d’une guerre. La solidarité familiale a permis à la population de résister à ce qui aurait fait exploser socialement nombre d’autres pays. La Grèce est sortie du plan de redressement en août 2018. Son tourisme et ses exportations ont rebondi. Le chômage est passé de 27 % en 2013 à 17 %. Le pays reste fragile et menacé en cas de hausse des taux d’intérêt : la dette représente 180 % du PIB. La Grèce en a pris pour cinquante ans. L’Union Européenne a agi en contradiction avec les principes fondateurs du Traité de Rome, qui visent à améliorer le niveau de vie et d’emploi des peuples. Cela n’a rien d’étonnant : depuis les années 1980, il n’y a plus de volonté de politique sociale européenne. L’UE se dote de dispositions pour obliger les États à réduire les déficits publics, pas à lutter contre la pauvreté. La politique sociale européenne n’est pas en panne : elle n’existe pas. »

    1. Une personne sur cinq vivant dans l’Union européenne est menacée de pauvreté. Que fait l’UE pour résoudre ce problème ?

 

Amélie de Montchalin (H.09), secrétaire d’État aux Affaires européennes.
« L’Union Européenne constitue un soutien essentiel des politiques nationales de lutte contre la pauvreté. En France, le Fonds européen d’aide au plus démunis (FEAD) finance 30 % de l’aide alimentaire, par exemple. À côté de cet accompagnement concret, l’Union agit aussi, en prévention, sur les causes profondes de la pauvreté. Via la Banque européenne d’investissement (BEI), par exemple, le plan Juncker investit dans la rénovation énergétique de bâtiments qui réduit drastiquement les factures de chauffage. L’idée d’un salaire minimum européen, proposée par la France, a été reprise par Nicolas Schmit, commissaire désigné à l’emploi et aux droits sociaux. Le principe de ce salaire plancher, c’est d’établir partout en Europe le “à travail égal, salaire égal”, avec pour but de combattre les inégalités au sein de l’UE, d’éviter une course au moins-disant social et de tirer vers le haut le niveau de vie de tous. Nous devons également veiller aux travailleurs du numérique pour qu’ils ne soient pas les exclus de demain et que les plateformes respectent un socle de droits sociaux protecteurs de la santé et la sécurité au travail. La lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale est au cœur des ambitions de la nouvelle Commission européenne. Il en va de la pérennité de notre modèle social européen et de la légitimité de l’Union aux yeux des citoyens. »

    1. Que pensez-vous du plan pauvreté du gouvernement français ?

 

Nicolas Bluche (H.73), administrateur d’Emmaüs Alternatives, président de l’association de janvier 2016 à octobre 2019.
« L’existence de ce plan est en soi une bonne chose. Il comporte des idées louables. J’attends cependant de voir comment il va se traduire concrètement pour les 9 millions de pauvres, dont la situation s’est dégradée au cours des deux dernières années, comme l’indiquent les chiffres de l’Insee. À ce jour ont été mises en place en priorité les mesures destinées à l’accueil de la petite enfance. Les autres points du plan restent en grande partie des déclarations d’intention, dont l’horizon est lointain (parfois 2023 !) et le financement, incertain. Et si le budget annoncé (8,5 Mds €) peut sembler conséquent, il ne représente en fait que 950 € par pauvre. Le RUA (Revenu universel d’activité) vise à simplifier le système des aides sociales (APL, prime d’activité, RSA, etc.) en les fusionnant. Bonne idée. Mais de nombreux bénéficiaires, déjà très pauvres, vont y perdre. En parallèle, le gouvernement prend des mesures en contradiction avec la lutte contre la pauvreté, en désindexant des prestations ou en réduisant le budget des centres d’hébergement (CHRS). Il prévoit de créer 100 000 nouveaux postes d’IAE, mais supprime des contrats aidés… Le gouvernement a déjà agi pour les gens aisés, avec la suppression de l’ISF, et pour les gilets jaunes avec les mesures de décembre 2019. Les pauvres, qui ont besoin de mesures immédiates, ne peuvent pas attendre 2023. »

    1. Le RSA a 10 ans : comment entendiez-vous en faire un instrument de lutte contre la pauvreté ? Quel regard portez-vous sur son évolution ?

 

Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP, coprésident de la chaire Social Business à HEC Paris.
« Le revenu de solidarité active a été créé pour résoudre un double problème. Le premier était l’effet pervers du RMI, conçu comme un revenu d’un montant minimal, dont étaient déduits les salaires issus du travail. Il en résultait qu’une personne à temps partiel ne gagnait pas plus qu’une personne sans activité. Dans certaines configurations familiales, le retour au travail faisait même perdre de l’argent. Le RSA a réduit ces dysfonctionnements et augmenté le revenu des salariés à temps partiel. L’autre problème était le coût du travail des personnes à faible productivité. Alors qu’une augmentation du Smic peut avoir un effet négatif sur l’emploi, le RSA, comme la prime d’activité, ajoutent un complément de revenu au salaire, sans influer sur le coût du travail. Le RSA a été critiqué pour son taux élevé de non-recours : juste avant la crise des subprimes, le gouvernement de l’époque craignait… un sur-recours et avait imposé des conditions d’accès dissuasives. Lorsque cet outil a été assumé et simplifié, ce non-recours a disparu. C’est ce que montrent les chiffres spectaculaires de début 2019. Désormais, il est possible d’augmenter de 100 euros le pouvoir d’achat au niveau du Smic sans augmenter le coût du travail et sans créer de trappes à bas salaire. Il aura fallu dix ans… »

    1. Comment aider les personnes en situation d’extrême pauvreté à se réinsérer ?

 

Nicolas Bluche (H.73), administrateur d’Emmaüs Alternatives, président de l’association de 2016 à 2019.
« L’un des métiers d’Emmaüs Alternatives est de permettre l’insertion par le travail. Cette insertion est essentielle mais, seule, elle ne suffit pas. L’idée facile que “l’assistanat” mène à la paresse est fausse et dangereuse. Les personnes qui sont à la rue depuis longtemps ne sont pas capables de travailler immédiatement 26 heures par semaine avec un contrat d’insertion par l’activité économique (IAE). Emmaüs a réussi à obtenir la mise en place d’un dispositif premières heures (DPH), afin de leur permettre de reprendre le travail progressivement, quelques heures par semaine au début. Ensuite seulement, ils peuvent envisager de s’inscrire dans le dispositif IAE, pour espérer retrouver plus tard un emploi en CDI. Il est nécessaire de “sur-accompagner” les personnes les plus éloignées de l’emploi dans le processus d’insertion et les démarches administratives, pour qu’elles aient une chance de s’en sortir. La réinsertion par le travail doit être soutenue par de nombreuses autres prestations, qui touchent à la formation, au logement, la santé, l’aide alimentaire, l’habillement, les services sociaux, etc. Pour réussir, il faut mettre en place un dispositif complet, qui englobe l’ensemble des besoins des personnes en situation d’extrême pauvreté. Cela nécessite de gros budgets. Sinon, cela ne fonctionne pas. »

  1. Comment le monde de l’entreprise peut-il aider à vaincre la pauvreté ?

Rémi Tricart (E.13), directeur général d’Emmaüs Défis.
« Je commencerais par formuler un vœu. Il faudrait que les entreprises puissent intégrer, dans leur raison d’être et dans leur stratégie, la lutte contre la pauvreté, afin d’assurer au plus grand nombre l’accès à leurs produits et services, tout en ayant des pratiques vertueuses en interne, vis-à-vis de leurs salariés. Chaque année, Emmaüs Défis invente des solutions de réinsertion professionnelle pour plus de 200 personnes, dont la moitié nous quitte pour retrouver un emploi classique. Les entreprises peuvent nous aider de plein de manières. Par un mécénat financier pour soutenir nos activités qui ne sont pas rentables, un mécénat via des dons de produits, que nous pouvons soit revendre dans nos magasins, soit donner directement aux plus démunis, ou un mécénat de compétences, en nous “prêtant” pour quelques jours ou quelques mois des talents que nous n’avons pas les moyens de recruter. Bien sûr, le principal partenariat porte sur l’emploi, via l’embauche de personnes passées par notre structure, qui ont besoin de reprendre pied au sein d’entreprises bienveillantes, qu’elles soient TPE, PME ou grands groupes. Des compagnies aussi diverses que le traiteur LeCadet, Franprix, Vinci ou les Galeries Lafayette nous accompagnent ainsi. Chaque personne a un profil différent, une trajectoire de réinsertion singulière. »

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