1. En 1989, Tim Berners-Lee et quelques autres ont créé le world wide web sur des principes d’universalité, d’ouverture et de gratuité. Cette philosophie a-t-elle été dévoyée ?

 

Jean-Philippe Couturier, entrepreneur, fondateur et P-DG de Whoz, intervenant et conférencier à HEC.
« Je ne pense pas qu’il y avait une seule “philosophie” du web lors de sa création, mais plutôt des philosophies différentes selon les acteurs concernés (universitaires, entrepreneurs, etc.) Le web est une general purpose technology, telle que décrite par l’économiste Richard Lipsey, c’est-à-dire une technologie de rupture, qui a le pouvoir de transformer l’économie comme la société, et a un impact sur la vie quotidienne. La roue, l’électricité, l’automobile, font partie de ces technologies qui rendent possibles de grandes transformations, mais dont les usages se prêtent aussi à des dérapages, qu’il faut contenir par la réglementation. Cette problématique n’est pas nouvelle ! En 1946, dans sa nouvelle A Logic Named Joe, l’auteur de science-fiction Murray Leinster imaginait déjà les dérives d’un réseau informatique mondial et ses incidences sur la vie privée des individus. J’ajouterais que s’interroger sur l’éthique et la philosophie du web ne doit pas faire manquer à l’Europe le train de l’intelligence artificielle ou de la blockchain : elle a déjà raté ceux de l’internet et des réseaux sociaux. »

 

  • Comment les grands acteurs du web sont-ils arrivés à une telle hégémonie ?


 

Marie Dupin (H.18), avocate à la cour, collaboratrice de BDGS, auteur du mémoire Les Gafa sous l’angle du droit de la concurrence (Prix Allen & Overy HEC).
« Il existe un décalage étonnant entre l’hégémonie de ces entreprises et leur âge. Amazon a été fondée en 1994, Google en 1998, Facebook en 2004 : à l’exception d’Apple, toutes ont moins de 30 ans. Leur ascension rapide peut s’expliquer par une certaine capacité (qui tend à s’amenuiser) à s’affranchir du droit de la concurrence, grâce à des business models inédits. Les géants du digital ont créé de nouveaux marchés complexes à appréhender, notamment les marchés “bifaces”, qui proposent une offre différenciée à deux clients distincts dont les demandes sont interdépendantes (typiquement, les plateformes de mise en relation). Leur usage de la gratuité brouille encore plus l’analyse en matière de pouvoir de marché. La capacité à exploiter les données collectées constitue aussi un nouveau type d’avantage concurrentiel.La croissance de type conglomérale des Gafa tend à verrouiller le marché. À partir de leur cœur de métier, ils s’étendent horizontalement et verticalement en menant une stratégie agressive d’acquisitions qui tue dans l’œuf toute concurrence (les killer acquisitions). Ils bénéficient aussi de l’effet du winner takes all : le premier à gagner la course à l’innovation sur un marché en tire l’ensemble des bénéfices, évinçant de fait ses compétiteurs. »

  • Dans quelle mesure les entreprises du digital sont-elles porteuses d’un nouveau modèle de société ?


 

Caroline Faillet (H.00), dirigeante de Boléro, cabinet de conseil en stratégie digitale.
« Les outils numériques ont permis aux citoyens de prendre progressivement le pouvoir. Le web 1.0 des moteurs de recherche leur a donné la capacité de s’informer et de fact checker les dires des autorités (qu’elles soient économiques ou politiques). Ce phénomène a nourri une exigence de transparence. Le web 2.0 des réseaux sociaux a fourni des moyens d’expression et de mobilisation, parfois capables de remettre en question l’ordre établi ou les lois en vigueur. Le web 3.0 des données a permis de créer de nouveaux services (Airbnb, Uber) et de nouveaux moyens d’action (change.org, Leetchi). Les entreprises numériques séduisent par leur approche “bottom up”, alors que le monde politique et les médias traditionnels restent enfermés dans une logique verticale. Elles ont fédéré autour d’elles des communautés d’utilisateurs où chacun crée de la valeur, dans une logique de troc gagnant-gagnant (Uber et ses chauffeurs, Airbnb et ses hôtes). Ce nouveau modèle est à double tranchant : les citoyens tirent profit de ce système à travers des services accessibles et personnalisés, tout en se retrouvant aliénés aux géants du web, qui détiennent leurs données. Les entreprises du numérique revendiquent cette volonté de changer la société. Mais elles aspirent aussi à être régulées pour s’inscrire dans le système. En France, Uber est arrivé en force, séduisant des millions d’utilisateurs, ce qui a poussé les pouvoirs publics à réagir, interdisant Uberpop pour les particuliers, mais autorisant UberX, les VTC depuis largement installés dans le paysage français. Même stratégie pour Airbnb qui, en s’acquittant de la taxe de séjour depuis 2015, a conforté sa position. »

  • Les lanceurs d’alerte tels qu’Édouard Snowden ont-ils (ou non) le pouvoir de faire émerger un modèle plus juste et démocratique ?


 

Pierre Farge (M.13), avocat en droit pénal, cabinet Farge Associés.
« Les citoyens sont directement concernés par les dérives d’internet, qu’il s’agisse de l’évasion fiscale (qui coûte 80 milliards d’euros par an, soit 10 milliards de plus que ce que rapporte l’impôt sur le revenu), de la manipulation de l’opinion, ou de l’exploitation de nos métadonnées. Edward Snowden a révélé des méthodes d’espionnage inédites mises en œuvre par la CIA et la NSA pour collecter des informations en ligne. Son alerte, en dénonçant la violation de notre vie privée, a permis une redéfinition de la souveraineté nationale en matière de sécurité et conduit à renforcer l’encadrement des dispositifs de surveillance de masse. En Europe, elle est à l’origine de grandes avancées comme le RGPD. Pourtant, alors que la loi Sapin II a fêté au 1er janvier son troisième anniversaire, la protection des lanceurs d’alerte dans le monde, et notamment en France, reste insuffisante, si bien que ces initiatives citoyennes restent marginales. Je défends leur cause auprès des pouvoirs publics, afin de donner la possibilité à chacun de pouvoir contrer la spoliation organisée du bien public, pallier les dysfonctionnements de nos États, et ainsi contribuer à l’intérêt général, renforcer l’égalité et favoriser une prise de conscience démocratique. »

  • Les Gafa bénéficient-ils d’une protection de la part du gouvernement américain ?


 

Alexandre Andorra (H.15), coauteur de Géopolitique des États-Unis (2016, PUF) et cofondateur de pollsposition.com.
« Face au reste du monde, l’administration actuelle fait bloc avec ses champions du numérique. Donald Trump s’est insurgé contre les amendes infligées par l’Union européenne, puis contre la taxe voulue par le gouvernement français, qu’il a assimilée à une barrière douanière… comme si les Gafa étaient des exportateurs de produits américains standards ! Sa réaction est assez simple et peu surprenante : “Si vous les attaquez, je vous attaque en retour.”À l’intérieur des frontières américaines, les relations sont plus contrastées. Des tensions apparaissent lorsqu’une entreprise s’oppose à l’État sur des questions sécuritaires : Apple refuse par exemple de déverrouiller ses iPhone à la demande de la CIA. Amazon a fixé un salaire minimum deux fois plus élevé que l’État fédéral (15 $ contre 7,50 $ l’heure). Facebook, souvent accusé par Fox News d’être pro-démocrate, n’interdira pas la publicité politique lors des prochaines élections. Twitter a décidé le contraire, sans pour autant s’attirer les foudres de Trump – il faut dire que le président aime beaucoup s’exprimer par tweet (et qu’il y serait d’ailleurs censuré pour ses propos s’il était un citoyen lambda…). Si, jusqu’ici, les intérêts des Gafa et ceux de leur pays d’origine sont restés alignés à l’extérieur, ce ne sera peut-être pas toujours le cas… Et il sera intéressant de voir ce qui se passera alors ! »

  • Chine et Russie créent leurs propres réseaux et outils internet… Quelles sont les conséquences d’un tel positionnement ?


 

Jeremy Ghez (H.05), directeur académique du Centre de géopolitique d’HEC Paris.
« Le développement d’internet s’est fait sur des principes d’universalité et d’interdépendance. Mais aujourd’hui, le web pourrait bien se scinder en deux grands systèmes hermétiques l’un à l’autre. En vue de concurrencer les Gafa, les Chinois ont en effet créé leurs propres géants du numérique, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Baidu est une sorte de Google, Alibaba, le cousin d’Amazon, Tencent s’apparente à Facebook et Xiaomi produit des smartphones semblables à ceux d’Apple. Huawei les a rejoints plus récemment. Ironie du sort, ce découplage, pourtant volontaire, pourrait tourner à leur désavantage. En prenant des sanctions contre Huawei, les États-Unis ont brandi la menace de couper la Chine du reste de la planète, et de laisser les géants chinois sur le bas-côté de la mondialisation. Se pose donc la question d’un mode de gouvernance mondiale, permettant d’établir une coexistence entre les deux systèmes.Quant à la Russie, elle joue un tout autre jeu : elle ne cherche pas à établir une domination économique (elle n’en a pas les moyens), mais à déstabiliser le modèle occidental. C’est une logique de guerre informationnelle. Et ça fonctionne ! Voyez son ingérence dans la dernière présidentielle américaine : le rapport Mueller a inculpé 12 agents russes pour le piratage du parti démocrate… »

  • Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas favorisé l’émergence de géants de numérique à l’échelle des GAFA et des BATX ? Dès lors, quel rôle peut-elle encore jouer ?


 

Jeremy Ghez (H.05), directeur académique du Centre de géopolitique d’HEC Paris.
« L’écosystème européen a permis l’émergence d’un géant de l’aéronautique, Airbus, mais pas celle de grandes entreprises de l’internet. Sans doute parce que l’aéronautique était considérée comme un enjeu souverain alors qu’internet, par sa vision et sa philosophie, était perçu comme indépendant du pouvoir politique. Mais l’Europe a un rôle important à jouer en matière de gouvernance. Si l’adage selon lequel “Les États-Unis innovent, les Chinois copient et les Européens régulent” est de moins en moins vrai pour les deux grandes puissances, il se vérifie de plus en plus pour le vieux continent ! L’amende infligée à Google par l’Union européenne représente une goutte d’eau comparée à leur chiffre d’affaires, mais le RGPD (Règlement général sur la protection des données) peut, lui, remettre en question l’exploitation des data des utilisateurs par les géants du numérique. Pour profiter du marché communautaire, les Gafa devront se conformer à ce règlement. Mais il est si complexe à mettre en application qu’ils devront l’adopter à l’échelle mondiale afin d’éviter de démultiplier les processus. L’influence du régulateur européen dépasserait ainsi les frontières de l’UE. Le RGPD n’est qu’une première pierre vers un objectif plus large : modifier les business models du numérique. Les Européens commencent à apprécier le rôle de régulateurs ! »

  • Pourquoi les initiatives européennes pour réguler le secteur du numérique prennent-elles tant de temps ?


 

Alberto Alemanno, professeur de droit et politiques publiques à HEC Paris.
« Jusqu’à présent, les gouvernements ont beaucoup protesté, mais peu agi. En 2019, les entreprises de la tech ont fait l’objet d’un examen public approfondi. En 2020, les États membres devraient tenter de les mettre au pas. Y parviendront-ils ? Le RGPD, régulation ambitieuse en matière de protection des données personnelles, se révèle incapable de bouleverser les business models des entreprises consommatrices de data, réseaux sociaux en tête. La taxe Gafa, introduite uniquement en France, ne sera sans doute jamais élargie à l’UE, plusieurs États membres y étant opposés. Cet immobilisme provient d’un manque de volonté politique : les dirigeants ont besoin des médias sociaux pour être élus… et ils en ont besoin pour gouverner ! Nos décideurs sont devenus dépendants des données collectées par les grands de la tech. Le fait que Nick Clegg, ancien vice-Premier ministre britannique tout juste embauché par Facebook, négocie avec le gouvernement français un accord sur la surveillance de posts au contenu haineux ou raciste, illustre bien cette collusion. Néanmoins, l’UE, avec un marché de 500 millions de consommateurs, dispose d’un levier pour imposer des réglementations. À titre d’exemple, l’adoption d’une législation européenne sur les services numériques (Digital Service Act), qui rendrait les plates-formes responsables des contenus publiés par les internautes, est actuellement à l’étude. »

  • Quelle est la position de la France face au pouvoir des géants du numérique ?


 

Cédric O (H.06), secrétaire d’État chargé du numérique.
« Les géants du numérique, par leur puissance technologique et leur nombre d’utilisateurs, posent des défis inédits aux autorités publiques. Ces acteurs occupent des positions centrales et incontournables sur plusieurs marchés, induisant des phénomènes de verrouillage durables et des barrières fortes à l’innovation.Les enjeux ne sont pas uniquement économiques. Comment préserver la vie privée ? Comment protéger nos concitoyens des agissements délictueux en ligne ? Autant de sujets qui interpellent nos démocraties. Cette situation justifie des mesures ambitieuses, qui devront a minima être prises au niveau européen, pour des raisons d’efficacité et de crédibilité. S’agissant des questions de concurrence liées à l’économie numérique, la France porte au niveau européen, outre une modernisation du droit de la concurrence, la mise en place d’une régulation ciblée, “asymétrique”. Concrètement, cette régulation viserait à définir des plateformes dites “structurantes” et à leur imposer une série de contraintes, comme la portabilité des données, l’interopérabilité de certaines offres, l’accès à certaines données, le contrôle systématique des acquisitions et la responsabilité dans l’usage des algorithmes. À ce stade, le règlement “Platform-to-Business” (P2B) pose les premiers jalons vers davantage de transparence, mais nous devons aller plus loin. »

  • Une entreprise française du digital peut-elle se faire une place aux côtés des Gafa ?

 

Cédric Siré (H.97), cofondateur et directeur général de Webedia, premier groupe média français sur le divertissement online.
« Oui, à condition d’être réaliste. Il faut accepter que les Gafa ont gagné la première guerre, celle du contrôle de la puissance web. Et en tirer les conséquences : il est illusoire de chercher à les concurrencer sur leur terrain. Trop d’acteurs du secteur développent des produits et des offres publicitaires moins sophistiqués et plus chers que ceux des Gafa… Ça ne risque pas de marcher ! Il faut au contraire adopter une stratégie de complémentarité. Avec Webedia, nous avons structuré une offre autour de thématiques affinitaires (cinéma, gaming, cuisine, tourisme) axées sur des sites phares (Purepeople, Allociné, jeuxvideo.com, etc.). C’est notre capacité à suivre et à cibler précisément ces communautés d’utilisateurs qui fait la différence. Par exemple, sur le cinéma, Google a la meilleure data globale, mais Allociné possède les meilleures données transactionnelles de billetterie. Or, c’est ce point qui intéresse les distributeurs de films. Dans tous les domaines, il faut regarder où les Gafa se situent sur la chaîne de valeur, en amont ou en aval, et occuper le bout de terrain resté libre. Cela permet de se poser en partenaires et de s’intégrer à l’écosystème. Une bataille frontale serait perdue d’avance. Utilisons donc une spécialité bien française : le judo, qui consiste à utiliser la force de l’adversaire. Il faut faire du judo avec les Gafa ! »

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