Le jour où… “ Nous avons brisé le silence ”
Lors de ses années à HEC, Laetitia Pouilly (H.14) n’avait qu’une vague conscience des problématiques de sexisme et de harcèlement dans les écoles de commerces. Le mouvement #MeToo a radicalement changé sa vision des choses. Elle a décidé de réagir…
J’ai fait partie de la promo 2014, où je suis arrivée après un bac et une prépa littéraires. La parité était quasi parfaite dans ma promo, mais j’ai eu le sentiment d’une forte présence masculine, car je venais d’un environnement très féminin.
Pendant mes années d’école, j’ai souvent été témoin de blagues de mauvais goût, de jeux plus ou moins dégradants, ou encore du déballage public de la vie sexuelle des uns et des autres. Mais pour être honnête, je l’ai vécu avec une certaine insouciance. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé mon acceptation implicite et inconsciente des violences sexistes (et autres) qui régnaient sur le campus. J’étais surtout impressionnée, à l’époque, par ces jeunes hommes et femmes dans un état de confiance absolue, de surpuissance… C’était comme s’ils avaient atteint leur but et que, désormais, ils n’avaient plus qu’à dérouler le reste de leur vie. J’avais l’impression qu’il y avait beaucoup de règles implicites auxquelles je ne comprenais rien. Ça m’a amenée à suivre très bêtement ce que tout le monde faisait sans m’interroger. Pour donner des exemples, ce dont je me souviens, ce sont les chansons paillardes où l’on visait directement des personnes et où l’on se moquait de leurs corps ou de leurs pratiques sexuelles.
Aujourd’hui, je me demande comment je ne me suis pas posé de question, mais à l’époque, je l’avoue, ça me faisait rire. Il y avait aussi le site, sortievauhallan.fr, que je consultais assez régulièrement. Il s’agissait souvent d’articles visant un élève en particulier, nom et photo à l’appui. Certains étaient gentiment moqueurs, d’autres carrément injurieux. Une des rubriques, appelée « Paye tes boobs », mettait à l’honneur des photos d’étudiantes exhibant leur poitrine, ce genre de choses… Le site a fermé depuis, mais son contenu – sous couvert d’humour – était plein d’homophobie, de racisme, de diffamation. Cela aurait pu et dû tomber sous le coup de la loi, mais dans l’école, c’étaient des normes intégrées, quasiment personne n’y trouvait à redire.
Complicité implicite
Je me souviens aussi que, dans le cadre de la campagne BDE, chaque liste devait publier des photos de ses membres, dans l’esprit des calendriers des « dieux du stade ». Sur le coup, ça ne m’a pas vraiment posé de problème, car c’était tourné de manière humoristique, il ne m’est pas venu à l’esprit de refuser. Je l’ai fait clairement de mon plein gré, mais j’étais complètement inconsciente des potentielles conséquences et implications de ces photos qui existent, existeront toujours et sont en possession de plein de gens. Il n’y aurait pas forcément eu de représailles à ne pas participer, mais on se retrouve entraîné malgré soi à suivre le groupe et à agir sans aucun recul. C’est cela que je trouve vraiment problématique : cette culture qui banalise ce genre de comportements.
Une forme de violence ordinaire
C’est une culture revendiquée, qui se distille jusque dans les mots qu’on emploie, avec un vocabulaire commun entre les étudiants d’une même école, une marque d’appartenance, de différenciation… renforcée par l’isolement géographique du campus et l’homogénéité sociale de la population d’HEC, loin d’être représentative de la population française. C’est comme un petit îlot sur lequel il y aurait une réglementation différente. Cela nourrit un sentiment d’impunité, d’intouchabilité. Ce qu’il faut voir, c’est qu’on entre à HEC après quelques années où on ne s’est pas posé beaucoup de questions, car très occupés à travailler. Notre construction identitaire est un peu en pause. Et puis, la prépa n’aide pas vraiment à développer un esprit critique, on y est plutôt materné. On manque de maturité, ce qui explique sûrement ces dérives et cette absence de recul. Personnellement, j’ai longtemps pensé que j’avais eu une éducation privilégiée et que je n’avais été exposée au sexisme que tardivement, dans ma vie professionnelle, où j’ai eu l’impression de faire face à des violences plus exprimées, plus directes. Ce n’est que deux ou trois ans après mon diplôme que j’ai pris conscience qu’il y avait un sexisme larvé à HEC, et que nous encouragions ces pratiques dans une ignorance totale.À vrai dire, c’est le mouvement #MeToo qui m’a ouvert les yeux. En lisant les témoignages des autres, et en posant des mots sur ces comportements : sexisme, slut-shaming, harcèlement… J’ai réalisé que oui, en fait, j’en avais été témoin, je les avais vécus et j’y avais même participé.
“ Une fois qu’on est sensibilisé, qu’on met des mots sur les choses, on porte un regard plus lucide sur le monde, comme si on avait de nouvelles lunettes. ”
L’autre gros déclic pour moi, ça a été un stage d’autodéfense féministe avec l’association Loreleï. C’est une expérience que je recommande à toutes les femmes. Cela m’a fait prendre conscience que les violences n’étaient pas loin de notre quotidien comme on l’imagine, commises par un inconnu dans une ruelle sombre, mais qu’elles étaient en réalité omniprésentes et toutes proches, commises la plupart du temps par des gens qu’on connaît. Cela aussi, je l’applique rétrospectivement à mon expérience à HEC : ce qui est dangereux, c’est la violence intériorisée.Ces deux événements ont vraiment marqué un tournant. Une fois qu’on est sensibilisé, qu’on met des mots sur les choses, on porte un regard plus lucide sur le monde, comme si on avait de nouvelles lunettes. Par la suite, j’ai commencé à me documenter sérieusement, ça m’a demandé beaucoup de lectures, d’écoute et de temps. C’est une démarche longue, que je fais pour moi-même, mais aussi pour me donner des armes pour discuter avec mon entourage.
Ouvrir les yeux
Aussi, lorsque Médiapart a publié son enquête sur les humiliations sexuelles, l’homophobie et le sexisme dans les grandes écoles de commerce, puis qu’un groupe d’anciens étudiants a initié la démarche d’écrire une tribune, je n’ai pas hésité une seconde à signer. J’étais très alignée sur les exigences énumérées, et je voulais apporter mon soutien à la parole des autres. Principalement basée sur des témoignages, cette tribune me paraissait assez indiscutable, c’est pourquoi j’ai été surprise par les réactions qu’elle a suscitées. Certains anciens élèves ont immédiatement approuvé, mais d’autres ont montré beaucoup de surprise et d’incompréhension. C’est le signe qu’il y a un besoin de prévention et de pédagogie sur le sujet.Avant même la publication de la tribune dans Libération, j’ai décidé avec un petit groupe d’amies d’écrire directement à la direction d’HEC, pour en savoir plus sur les initiatives mises en place et pour nous porter volontaires pour y contribuer.
La direction de l’École s’est montrée ouverte sur le sujet et nous a proposé d’en discuter en face-à-face. Il n’existe pas de solution clefs en main, mais il faudrait que plus de personnes prennent la parole sur ces questions. Nous voulons aussi proposer d’apporter nos propres témoignages et conseils, nos contacts auprès d’associations et de spécialistes du sujet, nos compétences, pour renforcer le dispositif… Beaucoup d’élèves d’HEC sont amenés à avoir des responsabilités, un pouvoir de décision ou au moins managérial. Il est primordial qu’ils soient sensibilisés à la question du sexisme et du harcèlement pour ne pas reproduire de mauvais comportements tout au long de leur carrière. Faire passer le bon message et ne pas prendre les choses à la légère, c’est le plus important à mes yeux.
Published by Clémentine Baron