Gabriel Ullmann (MBA.91) : « j’ai été viré pour écologie »
Après vingt-cinq ans au poste de commissaire enquêteur, l’Isérois Gabriel Ullmann (MBA.91) a été brusquement démis de ses fonctions. La raison ? Le rapport défavorable qu’il avait rendu sur un projet industriel local. L’avis négatif de trop.
Vous vous êtes toujours demandé qui avait autorisé la construction de l’autoroute sur laquelle vous roulez, ou comment cette usine, cet entrepôt avaient eu le droit de s’implanter en plein champ ? Avant d’obtenir l’autorisation du préfet, ces projets sont examinés par un commissaire-enquêteur qui passe au crible le dossier du maître d’ouvrage, recueille l’opinion du public, rédige un rapport puis prononce un avis, favorable ou non, et uniquement consultatif. C’est ce à quoi s’est consacré Gabriel Ullmann pendant vingt-cinq ans. Tandis que ses confrères remettent en moyenne 1 à 3 % d’avis défavorables, lui détonne légèrement : cet expert s’est opposé à une dizaine de projets sur la soixantaine qu’il a eue à étudier. Le Center Park de Roybon en 2015 ? Refusé. La création d’un réseau d’irrigation de pâturage en 2016 ? Refusée. Gabriel Ullmann s’est ainsi forgé une réputation de « Monsieur avis défavorable » dans la profession. Qu’importe, pour ce consciencieux docteur en droit de l’environnement, du moment que le travail est mené avec rigueur et honnêteté.
Un climat en surchauffe
Le 30 avril 2018, Gabriel Ullmann doit examiner un projet industrialo-portuaire : le complexe Inspira, une extension de 250 hectares sur un site occupant déjà 150 hectares, au sud de la ville de Vienne en Isère. « Un site à la biodiversité très riche, situé sur une nappe phréatique en déficit chronique », analyse le commissaire. Un « manque d’impartialité », selon Jean-Pierre Barbier, le président du conseil départemental de l’Isère, qui est aussi président d’Elegia, dont la filiale Isère Aménagement est… maître d’ouvrage du projet Inspira.Une semaine plus tard, ce dernier adresse au tribunal administratif une demande d’éviction de la commission d’enquête d’Ullmann. Le président du tribunal juge la requête irrecevable et rédige une réponse catégorique. « Le statut des commissaires enquêteurs leur garantit une indépendance dans l’exercice de leur mission qui fait obstacle à ce qu’ils puissent être révoqués une fois désignés par le président du tribunal administratif. […] Des responsabilités passées manifestant d’un intérêt pour les questions d’environnement ne sauraient disqualifier un commissaire enquêteur pour la conduite d’une enquête publique. »
Rapport de force
À la fin juillet, les trois commissaires enquêteurs remettent au maître d’ouvrage un rapport de 200 pages présentant l’ensemble des observations du public. Pollution de l’air, risques industriels, consommation d’eau, atteinte à la biodiversité, nuisances sonores : l’avis, unanimement défavorable, est sans appel. La réaction ne se fait pas attendre. En septembre, Gabriel Ullmann est informé par courrier qu’une commission, constituée par le préfet de l’Isère Lionel Beffre, a été chargée de contrôler son travail. La commission, composée de neuf membres dont six désignés par le préfet, compte dans ses rangs le maître d’ouvrage du projet Inspira. En dépit de ce nouveau conflit d’intérêts, la radiation de Gabriel Ullmann est prononcée début décembre, aux motifs qu’il mène « les enquêtes publiques dont il est chargé comme des missions d’expertise. Cela le conduit à mener des investigations […] sortant du cadre d’une exécution complète et diligente de l’enquête, dont le coût est supporté par la collectivité publique ou le porteur de projet. » Des articles publiés par Ullmann sur le droit de l’environnement étayent ces griefs en annexe. Interrogé par la presse, le préfet indiquera qu’il ne lui appartient pas « de s’exprimer sur la décision de cette commission indépendante ».
Un parcours de combattant
Face à l’injustice dont il est victime, l’ex-commissaire enquêteur déposera deux recours contre sa radiation. Qui devraient aboutir « en octobre prochain », annonce-t-il. Les procédures sont longues. Quant au maître d’ouvrage d’Inspira, tenu de rémunérer les commissaires enquêteurs, il a refusé de s’exécuter, arguant que le commissaire avait « outrepassé ses droits et fait une contre-expertise du dossier ». Objection rejetée en mai 2019 par le tribunal administratif : Gabriel Ullmann sera finalement payé pour le rapport qui lui a valu son éviction.
Passé des affaires à l’affaire
Mais à l’heure où les enjeux climatiques sont prégnants, « l’affaire Ullmann » ne passe pas vraiment inaperçue. La presse s’en empare et finit par émouvoir les politiques : en février 2019, Corinne Lepage, avocate et ancienne ministre de l’Environnement, s’insurge contre cette radiation dans une tribune du Monde. Trois mois plus tard, la députée écologique Delphine Batho, ancienne ministre de l’Environnement elle aussi, saisit le Défenseur des droits. Un petit pas pour préserver l’indépendance des enquêtes publiques, tandis que le projet Inspira, lui, avance à grands pas.Que faire lorsque son activité principale s’arrête, sans indemnités ? « Rien », soupire-t-il. Il se consacre désormais à la rédaction de textes critiques pour différentes publications consacrées à l’écologie. Il ne se considère pas comme un « militant environnemental », mais simplement comme un expert qui a de « fortes convictions ».
L’enquête publique en danger
Un peu plus de 9 000 en 2013, un peu moins de 6 000 en 2017, selon Le Canard enchaîné… Les enquêtes publiques se raréfient. Début 2019, lors de la crise des gilets jaunes, l’État a décidé de supprimer les enquêtes publiques dans les régions des Hauts-de-France et de Bretagne, au profit du « grand débat national », et au détriment des commissaires-enquêteurs. Une fonction en voie d’extinction ?
Dans un article de janvier 2020, il s’est attaché à démontrer l’importance vitale de l’évaluation environnementale. « Nous avons vu qu’elle était la clé de voûte du droit de l’environnement, mais aussi combien les gouvernements successifs ont agi pour exclure de toute évaluation un nombre croissant de projets, analyse-t-il, comme en écho à sa propre histoire. Cela contribue à la disparition accélérée de la biodiversité et aux graves atteintes portées à la santé humaine. » Le natif de Grenoble continue d’agir, avec les moyens à sa disposition. Pour l’heure, face à ses montagnes, il travaille à l’écriture d’un roman. La première phrase ? Celle du secrétaire général de la préfecture : « Monsieur, j’ai fait le décompte de vos avis défavorables ces dernières années. C’est inacceptable. »
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Published by Julie Lassale