Laurent Zermati (H.00) : burn-out, l’affaire du management
Quelles sont les principales causes systémiques de l’augmentation des burn-out ?
Laurent Zermati : Un besoin accru de profitabilité des entreprises dans un environnement plus concurrentiel, conduisant à une pression sur la productivité des salariés ; l’accélération du temps imposant des délais toujours plus courts (les transformations d’organisation, plus fréquentes, doivent être exécutées au plus vite, sans un temps suffisant d’échange préalable) ; la digitalisation qui, tout en simplifiant les processus et les interactions, apporte son lot de déshumanisation et de confusion. Le mail, mode de communication qui peut être parfois source d’incompréhension et de désengagement, l’illustre bien.
Le management à la française crée-t-il des burn-out à la française ?
L.Z. : Les modes de travail se standardisent dans le monde, mais il y a bien des cultures d’entreprise et managériales qui favorisent le burn-out : les cultures « bureaucratiques » où les processus souvent compliqués, associés aux trop nombreux interlocuteurs, rendent parfois impossible l’atteinte des objectifs dans les délais. De l’autre côté du spectre, dans des start-up où tout va très vite, où deviennent managers des jeunes sans expérience managériale, c’est parfois pile ou face : si le manager « apprenti » a du bon sens et suffisamment d’humanité, il saura prendre soin de chacun. Sinon, cela peut mener à des catastrophes humaines.
La création de burn-out est parfois un mode de management délibéré pour engendrer des démissions…
L.Z.: Je dirais plutôt que des modes managériaux brutaux, justifiés à tort par un contexte économique nécessitant des transformations, génèrent des burn-out. Cela a été le cas avec l’affaire des suicides de France Télécom (1), où l’inspection du travail a reconnu que les méthodes managériales ont eu pour effet de porter atteinte à la santé physique et mentale des salariés. Mais attention : un burn-out arrive souvent alors même que le manager n’a pas d’intention malveillante ; il est lui-même soit sous pression et « maltraité », soit insuffisamment compétent pour occuper les responsabilités difficiles qui lui sont confiées, responsabilités incluant notamment les injonctions paradoxales de type « délivre les résultats attendus dans les temps » et « prends soin des gens ».
On entend parler du burn-out des infirmiers, travailleurs sociaux, enseignants ou agriculteurs. Certains secteurs sont-ils plus à risque que d’autres ?
Laurent Zermati : Aucun secteur n’est épargné. Le burn-out est avant tout une affaire de systèmes culturels et organisationnels qui dysfonctionnent, de dirigeants et managers toxiques, et de profils individuels plus à risque que d’autres. Ces profils ont en commun d’être engagés professionnellement et d’amalgamer réussite personnelle et professionnelle.
Y a-t-il des profils plus ou moins à risque ?
L.Z.: Un collaborateur sûr de lui, avec un caractère affirmé, tiendra tête à un manager toxique ; il se fera peut-être renvoyer, mais il se remettra moins en cause. À l’inverse, une personnalité moins assurée pourra tenter de satisfaire les demandes de ce manager toxique et s’exposera davantage au burn-out. Autre profil à risque : les personnes voulant atteindre leurs objectifs, quel que soit le contexte. Or cela n’est pas possible dans certaines organisations dysfonctionnelles, où des principes systémiques de base ne sont pas respectés (2). Les profils entrepreneurs sont aussi à risque : la création d’entreprise est un parcours du combattant rempli d’épreuves ; chacun les aborde avec son propre niveau de ressources et de résilience.
Admettre ce facteur individuel ne déresponsabilise-t-il pas l’entreprise (sous-effectif, mauvais management…) tout en dépolitisant le sujet ?
L.Z.: Aucunement, car l’entreprise reste pleinement responsable de positionner les bonnes personnes à la bonne place et de veiller au bon niveau d’investissement de chacun. C’est le rôle des équipes dirigeantes et des RH, et c’est l’une des missions que j’ai exercées dans mes précédents postes.
Quel trait commun aux diplômés HEC peut les conduire au burn-out ?
L.Z.: Mon hypothèse, c’est que beaucoup d’entre nous avons été conditionnés à la réussite professionnelle, à la performance et au travail intensif. Nous étions des enfants doués en classe et avons souvent reçu reconnaissance et considération de nos parents pour cela. Nous avons inconsciemment associé la réussite à une forme de considération et d’expression d’amour de nos proches. Et nous avons emmené ces conditionnements inconscients, qui sont comme des lunettes, dans le monde du travail. Nous sommes nombreux à vouloir atteindre et dépasser les résultats attendus pour une forme de considération en retour. Or nos dirigeants et managers œuvrent à la performance de l’organisation ; ils n’ont pas été mandatés pour nous aimer ou nous manifester de la reconnaissance. S’ils peuvent être bienveillants, ils ne prendront jamais soin de nous comme un parent, et c’est bien normal. Conscientiser ces conditionnements est nécessaire pour devenir la principale personne qui prend soin de soi.
De la prévention au traitement, quelles sont les innovations (technologiques, managériales, organisationnelles) de lutte contre le burn-out ?
L.Z.: La priorité est de recruter et de promouvoir des personnes compétentes, mais qui ont aussi « du cœur ». Côté traitement, plusieurs start-up se développent dans le domaine du « care » (Moka, Alan…) et proposent une assistance psychologique individualisée, financée par l’entreprise.
Un conseil aux diplômés HEC pour les aider à ne pas créer de burn-out autour d’eux ?
L.Z.: Prendre conscience de nos conditionnements et ne pas projeter notre propre modèle de performance sur nos collaborateurs. Chaque personne a un rapport au travail différent, chacun a ses aspirations et ses motivations propres. Pour réaliser nos objectifs en prenant soin des autres, nous devons veiller à bien nous entourer. Maintenir en poste des personnes qui ne répondent pas aux attentes, et les pressuriser, ne marche pas. Mieux vaut chercher rapidement avec eux quels sont leurs talents et quelle serait leur meilleure place dans l’entreprise, voire, si vraiment aucune solution n’est trouvée, en dehors. Si leur évolution professionnelle doit être externe, alors il faut leur parler vrai en faisant preuve d’humanité, leur proposer un outplacement [NDLR : un expert de la transition professionnelle aide le salarié à trouver un autre emploi en dehors de l’entreprise] et un dédommagement financier lié au préjudice causé.
Quelle est l’influence d’un dirigeant dans la prévention du burn-out ?
L.Z.: Le ou la dirigeant.e montre l’exemple ; ses comportements sont souvent reproduits par les managers de son organisation. Il doit faire un travail sur lui-même pour visiter les zones d’ombre qui l’habitent, et passer ainsi de la défiance à la confiance, de la peur à la sérénité, de l’avidité à la générosité, de l’orgueil à une humilité au service de ce qui est plus grand que soi. Un dirigeant ayant à cœur que ses équipes se sentent bien s’entourera d’une première ligne managériale capable de réaliser ce travail individuellement et collectivement, ainsi que d’un DRH pour les y accompagner… et capable de lui parler vrai au quotidien !
Dans la plupart des entreprises, cotés ou non, l’humanité est rarement le premier critère de sélection des dirigeants.
L.Z.: Hier, les actionnaires recherchaient des dirigeants capables d’atteindre des résultats économiques. Aujourd’hui, sensibilisés aux enjeux sociétaux et environnementaux, un nombre croissant d’actionnaires sont plus exigeants sur la manière d’atteindre ces résultats.
Mieux vaut une intelligence artificielle (IA) qu’un mauvais manager ?
L.Z.: Surtout pas ! D’abord, un mauvais manager peut devenir un bon manager, si on l’accompagne bien. Le manager coordonne le travail des équipes et garantit sa performance, mais il aide aussi chacun à grandir professionnellement. Améliorer les rapports managériaux passe par plus de bon sens et d’humanité. La technologie peut aider, mais ce n’est pas l’essentiel.
Published by Cyrielle Chazal