L’achèvement du marché intérieur européen doit être la priorité
Trente ans après la création officielle du marché unique européen, l’UE peine à franchir une étape décisive dans l’intégration économique de ses membres. Mario Draghi a récemment dénoncé la “complaisance” qui règne en la matière: “Trop souvent, des excuses sont faites pour justifier cette lenteur. On affirme que c’est simplement ainsi que l’UE fonctionne. Parfois, l’inertie est même présentée comme un respect de l’État de droit. C’est de la complaisance.”
Les barrières non-tarifaires en Europe
Le marché unique reste fragmenté, cerné par des barrières invisibles mais très concrètes qui amoindrissent ses bénéfices. Les rapports remis par Mario Draghi et Enrico Letta et les récentes initiatives politiques ont participé de la prise de conscience de l’urgence d’un sursaut réformateur.
Le marché unique reste fragmenté, cerné par des barrières invisibles mais très concrètes qui amoindrissent ses bénéfices. Les rapports remis par Mario Draghi et Enrico Letta et les récentes initiatives politiques ont participé de la prise de conscience de l’urgence d’un sursaut réformateur.
Selon le FMI, ces obstacles équivalent à une taxe cachée de 44 % pour les biens et jusqu’à 110 % pour les services. C’est trois fois plus que l’équivalent américain entre États.
Le European Round Table for Industry (ERT) a détaillé sur 268 pages près d’une centaine d’obstacles aux échanges, allant de la non-harmonisation des fréquences télécoms à la diversité des normes fiscales et de construction. Quelques exemples tirés du rapport :
● Les exigences nationales divergentes en matière d’étiquetage environnemental obligent les fabricants à adapter leurs emballages à chaque pays. Cela entraîne une complexité accrue, des coûts supplémentaires et parfois des contradictions sur les informations à afficher.
● L’absence de critères harmonisés pour la classification des déchets empêche leur libre circulation et entrave le développement d’une économie circulaire à l’échelle européenne.
● L’interprétation de la directive sur le détachement des travailleurs diffère selon les pays, rendant complexe l’envoi de personnel d’un État membre à un autre. A cela s’ajoutent des questions relatives à la reconnaissance des diplômes au sein de l’UE.
Ce retard affecte non seulement la croissance mais aussi la souveraineté européenne, comme l’a souligné Mario Draghi. L’Europe subit non seulement le contrecoup de sa dépendance aux marchés extérieurs, mais aussi une perte de compétitivité persistante face aux États-Unis.
La productivité décroche face aux États-Unis
Ce frein ne se cantonne pas à la fluidité des échanges, il a un impact macroéconomique tangible. Le PIB par habitant des États-Unis est aujourd’hui 30 % plus élevé que celui de l’UE, un écart qui n’a cessé de se creuser depuis vingt-cinq ans. Plus de 70 % de ce déficit s’explique par une productivité moindre, liée en partie à l’inachèvement du marché unique, notamment dans les services et certaines activités stratégiques. Une étude du Parlement européen évalue à près de 713 milliards d’euros par an les gains potentiels d’une suppression effective des obstacles au marché unique. Le FMI estime que ramener le niveau de barrières intra-européennes au standard américain ferait bondir la productivité de presque 7 %.
Les causes profondes de l’inachèvement
La persistance de ce “maquis normatif” s’explique par plusieurs facteurs. La montée de nouveaux champs d’intervention européens a éloigné la Commission de son rôle fondamental : faire respecter et approfondir le marché intérieur. La peur de la confrontation politique expliquerait que la Commission a freiné le lancement de procédures d’infraction envers les États membres récalcitrants. Entre 2019 et 2023, leur nombre a chuté de 60 %, prolongeant d’autant les délais de résolution et accentuant l’incertitude juridique pour les entreprises. De nombreux États restent réticents à harmoniser certaines règles sensibles — fiscalité, droit social, reconnaissance des qualifications — préférant préserver leur marge de manœuvre nationale.
Les priorités du plan Draghi : des avancées inégales
Mario Draghi a formulé 383 recommandations pour regagner en compétitivité, mais selon le Conseil européen de l’innovation politique, seulement 11 % ont à ce jour été adoptées selon le European Policy Innovation Council. Des progrès ont été réalisés sur la mutualisation de la défense ou la réduction des lourdeurs administratives, mais peu d’avancées sur des chantiers-clés comme l’harmonisation des marchés de capitaux ou la mise en place d’un “28e régime” permettant aux entreprises d’opérer partout dans l’UE sous un socle unique de règles. Ursula von der Leyen a reconnu ce retard : “Notre marché unique est loin d’être achevé… Il ne devrait pas être plus facile de tenter sa chance de l’autre côté de l’Atlantique que de traverser les frontières européennes », soulignant l’urgence d’une action rapide sur la réforme des règles de concurrence et notamment des concentrations.”
Et maintenant?
La réforme du marché unique passera par trois axes, qui sont au coeur des réformes actuelles :
● Harmoniser : Finaliser la reconnaissance mutuelle des qualifications, adopter des normes transversales pour l’étiquetage et la conformité produits, accélérer les tests « PME » et « compétitivité » pour chaque nouvelle réglementation.
● Simplifier : Diminuer de 25 % la charge administrative sur les entreprises et 35 % pour les PME, conformément à la stratégie annoncée par la Commission en mai 2025.
● Investir : Débloquer l’Union des marchés de capitaux et investir dans les infrastructures transfrontalières (transport, énergie, numérique).
La décennie qui s’ouvre laisse peu de marge au statu quo. Le risque : voir s’installer durablement une Europe fragmentée, moins apte à protéger ses intérêts économiques et sociaux dans le nouveau contexte mondial.
Thomas Harbor (H.20) : avocat au barreau de Bruxelles, spécialisé en droit européen de la concurrence. Il est chargé d’enseignement en politique économique à Sciences Po et cofondateur de la newsletter What’s up EU. Disclaimer : Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent en aucun cas la position officielle des institutions ou organisations auxquelles il est affilié.
Published by La rédaction