De Castres à Milan, Jean-François Palus (H.84) a traversé trente-cinq ans d’une métamorphose industrielle et humaine. À 64 ans, celui qui a orchestré la mue de PPR en géant du luxe devient président de la Fondation HEC.

Dans le ciel grisonnant de ce lundi d’automne, une silhouette élégante, en costume italien passe les portes de l’Association HEC Alumni. Jean-François Palus, l’enfant de Castres, dont il n’a jamais perdu l’accent, a grandi dans un environnement qu’il décrit comme « un cocon sportif et studieux ». C’est au lycée qu’il entend parler des prestigieuses classes préparatoires de Sainte-Geneviève à Versailles. « Un copain de mon père dont le fils avait fait “Ginette” lui a dit : “C’est génial, il faut qu’il fasse ça !” » Bac scientifique en poche, il bascule en prépa. Un monde presque à part, où se mêlent rigueur intellectuelle et esprit de corps. « Il y avait une philosophie de l’enseignement, un sens du collectif que j’adorais… C’était un peu les valeurs du rugby, auxquelles j’étais très attaché. »
Un sport qu’il continue de pratiquer en prépa, sans le dire à son père. « Je jouais au rugby dans le club de Plaisir, une ville dans les Yvelines. Mon père a fini par le savoir, parce que je me suis cassé la main en plein concours. Heureusement, c’était la gauche ! »
Même avec une main en moins, il retrouve en prépa ce qui lui plaît tellement dans la pratique du rugby : la force d’un groupe, l’entraide dans toutes les situations. « J’ai adoré le bizutage. Ça créait un sentiment d’appartenance très fort. » Mais la prépa, c’est aussi l’éveil à la pensée, au questionnement. La philosophie le marque durablement : « J’ai réalisé que pour comprendre un phénomène, il faut l’analyser dans toutes ses composantes, et voir les relations entre elles », détaille ce fervent amateur de Nietzsche.

À HEC qu’il intègre ensuite, le sens de l’équipe demeure. Lui, qui fut président du BDE, incarne cet esprit d’unité et de fête. « On accueillait tous les sports pour les événements du club. On a institué un petit déjeuner le dimanche matin pour ceux qui restaient sur le campus. J’ai vécu des moments de joie, de partage, de plaisir », avant d’en passer les rênes à un certain François-Henri Pinault (H.85). Plus qu’un cursus, c’est une expérience humaine : « J’ai presque préféré le hors-scolaire au scolaire. Au niveau de l’enseignement, je réalise quarante ans plus tard que ce qu’on qualifiait à l’époque de pipeau – le management, le comportement, la négociation, les relations, l’analyse transactionnelle… –, tout ça était pourtant essentiel. Parce que, quand vous bossez, ce sont les relations avec les autres qui sont les plus importantes. »


© Stefan Gladieu

Un apprentissage sur le terrain

Diplômé, il débute chez Arthur Andersen avant d’entrer en 1991 dans l’univers Pinault. « J’avais fait une mission pour Schneider, où M. Pinault était administrateur, et j’ai présenté le dossier au conseil d’administration. J’avais 28 ou 29 ans. Visiblement, ça lui a plu. » S’ensuit un coup de fil déterminant pour toute sa carrière. « Sa première offre ne m’intéressait pas. Puis, un an après, M. Pinault m’a proposé d’être directeur général adjoint aux finances de la branche industrie bois et j’ai accepté. » Sous son impulsion et celle de son camarade d’École retrouvé François-Henri Pinault, le groupe change progressivement d’orientation. « En fait, l’idée qu’on avait avec François-Henri, c’était d’aller du matériel vers l’immatériel et du local au global. Pour de multiples raisons stratégiques, on est passé de l’industrie à la distribution et finalement, au luxe. » Un bouleversement total, orchestré avec brio sur plusieurs années. « Quand je suis entré, on ne faisait aucun des métiers que nous avons aujour­d’hui. Quand je suis sorti du Groupe, il ne faisait plus aucun des métiers de ses débuts. »

Lorsque le groupe commence à réduire ses activités dans l’industrie du bois, Jean-François Palus devient directeur du contrôle financier, avant de prendre en 1997 la direction de magasins Fnac. Il profite de l’occasion pour plonger dans le réel et entrer en contact avec le client, l’employé, la vie de terrain. « J’étais dans le magasin dix heures par jour, six jours sur sept, parfois dans des situations difficiles. » Dans le magasin de Noisy-le-Grand, il fait ses armes : « Hormis les stages, je ne m’étais jamais frotté ni à un employé, ni à un client. Pour moi, le client, c’était une notion marketing et l’employé, c’était au pire des chiffres et au mieux, une notion impersonnelle. Et donc là, je suis allé vivre la vraie vie. Il fallait faire un peu de tout, le samedi, s’il y avait quelqu’un qui manquait à la caisse, je pouvais y aller. Mais c’était dur, parce que l’environnement est compliqué à Noisy. Le soir, on raccompagnait les jeunes femmes au RER. Il y a eu quelques samedis où on avait des razzias dans le magasin : les gars arrivaient à dix ou quinze pour voler. Il fallait protéger les clients et les équipes. C’est quand vous avez vraiment fait du magasin que vous pouvez en parler. » Cette immersion lui offre une légitimité qui lui sert toute sa carrière. Même lorsqu’il retourne dans les bureaux pour le compte d’Artémis.

© Philippe Dureuil

De PPR à Kering, l’aventure d’une vie

À la fin des années 1990, François-Henri Pinault confie à son ancien camarade d’HEC une mission au sein de la holding familiale Artémis. « Il m’a dit, ça serait bien que tu viennes avec moi, il faut structurer les choses. Je siégeais au conseil d’administration de la holding, qui détenait Le Point, Christie’s, le Stade rennais FC ou le vignoble Château Latour. » Conseiller sans titre officiel, il s’emploie pendant quatre ans à accompagner la transformation du groupe, qui a amorcé une diversification vers le luxe dès 1999 avec le rachat d’Yves Saint Laurent et de 42 % de Gucci. En parallèle, Jean-François prépare le désengagement progressif de la distribution : entre 2006 et 2013, Printemps SA, Conforama puis la Fnac seront ainsi cédés par PPR. « Dans l’investissement, ce qui me plaît, c’est de faire le dossier de M&A, mais l’investissement en soi, ce n’est pas mon truc. Ce qui m’intéresse, c’est d’opérer, d’être aux manettes. »

En 2004, il prend un rôle plus opérationnel en devenant directeur financier de PPR. « M. Pinault [père, NDLR] donnait son avis, mais c’est François-Henri qui prenait les décisions. » Son acolyte et lui élaborent alors une stratégie commerciale et symbolique axée sur l’identité de marque de luxe. « Pour nous, la marque, c’est un glaive et un bouclier. C’est un glaive, parce que ça permet de lutter contre la pression des prix, mais aussi de transporter son business à l’étranger. Et c’est un bouclier contre la concurrence, parce que la marque a un contenu symbolique qui fait que la notion d’utilité passe après cette fonction symbolique. Exemple, un sac à main Bottega Veneta vaut 3 ou 4 fois le prix d’un cartable normal parce que c’est Bottega Veneta. Si c’était une marque lambda, une marque de distributeurs, ça ne justifierait pas le prix. »
Mais à l’époque, le luxe est encore un secteur ancré dans une forme d’artisanat, un « savant mélange entre art et science ». Le défi pour l’avenir est alors d’industrialiser ses activités. C’est Yves Carcelle, chez Louis Vuitton, qui a montré la voie. « Chez PPR, nous tentions de rattraper notre retard en marketing, logistique, gestion de la supply chain, ou informatique. »

Gucci, mission (presque) impossible

En juillet 2023, le défi ultime : prendre la tête de Gucci, qui traverse une crise majeure. « Il fallait changer le CEO, alors qu’on venait de changer le directeur artistique. » Il s’installe à Milan avec Angelina, sa femme –et sa meilleure conseillère, dit-il. La tâche : approfondir le diagnostic, identifier les dysfonctionnements et remettre la Maison sur les rails.

Gucci réalisait un chiffre d’affaires de plus de 10 milliards d’euros en 2022. En 2024, celui-ci s’élevait à 7,7 milliards d’euros. Cette trajectoire ternit l’image de la Maison et de Kering. Jean-François Palus réduit l’offre, rationalise la distribution (notamment en fermant des points de vente sous-performants), impose rigueur et structure. « Je voulais apporter une composante technique à une marque qui était très artistique, un peu exubérante, voire segmentante. » Tout en reconfigurant les organisations et processus de la Maison, il s’occupe de recruter son successeur, Stefano Cantino. Après une année à Milan, il prend goût à la vie italienne et renonce à retourner à Paris, où son ancienne activité est gérée d’une main de maître par Jean-Marc Duplaix (H.93). Il choisit donc de quitter le groupe. « À 64 ans, j’ai pensé que ça me ferait du bien de faire autre chose. » Sa femme et son cardiologue sont du même avis.

© Ciprian Olteanu/Waverline

Un engagement pour l’avenir

Si le sexagénaire s’apprête à tourner la page Kering, c’est pour mieux en ouvrir une nouvelle : il succède à Olivier Sévillia (MBA.90) à la présidence de la Fondation HEC. Un engagement qui ne date pas d’hier. « Cela fait longtemps que je donne à la Fondation. Parce que je pense que c’est important. D’abord par reconnaissance, parce que je n’en serais pas là sans HEC. Mais aussi parce que la Fondation porte une volon­té d’égalité des chances qui me tient particulièrement à cœur. » Autant de raisons qui l’ont poussé à saisir cette nouvelle opportunité. « Quand Olivier Sévillia m’a contacté pour me proposer de prendre la suite, cela m’a beaucoup touché. Il a réalisé un travail for­midable à la tête de la Fondation à un moment crucial, où l’École devenait financièrement indépendante. Aujourd’hui, c’est un nouveau défi qui nous attend avec le projet du nouveau campus. C’est un projet pour l’avenir, qui sera nécessaire pour accroître la capacité de l’École dans tous les domaines, que ce soit la Grande École, le MBA ou l’exécutive EMBA. Cela permettra aussi d’asseoir l’image d’HEC, en France comme à l’international. » Un projet d’avenir auquel Jean-François Palus saura insuffler la même énergie que celle qui a fait de Kering un des leaders du luxe. Fidélité, engagement et humilité sont autant de valeurs qui le caractérisent.

Cet homme discret, qui a toujours préféré l’action à la lumière, sait que rien ne se construit sans équipe, sans le respect de certaines valeurs. « Pour moi, une notion fondamentale, c’est le respect. Toutes les personnes méritent le respect, pour autant qu’elles-mêmes soient respectueuses. »

 

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