Jean Appert (H.58)
Voici une page de mon histoire familiale où se retrouvent, dans un lointain passé, Citroën, HEC et l’Angleterre. Le 27 juillet 1934, mon père, Raymond Appert, embarque à Marseille sur l’Aramis, paquebot des Messageries Maritimes, à destination de Saïgon. Il va rejoindre son futur patron, Henri Hospital (H.20), qui a pour mission de créer un réseau Citroën en Indochine avec Saïgon comme centre principal. Le groupe initial part de rien. Il faut trouver un local et l’aménager entièrement. Une opportunité se présente : un immeuble dans le centre-ville, tout près du théâtre et du célèbre Hôtel Continental. Surface au sol environ 1 000 m2 et trois étages. Les voitures pourront accéder aux trois niveaux par ascenseur. Le bail est conclu et la succursale ouvre en octobre 1934. Son succès est immédiat ; c’est le plus beau garage de Saïgon, cent ouvriers à son apogée, tous les corps de métiers capables de reconstruire entièrement une voiture. Le parc local se compose principalement de C4 et des premières Tractions Avant pour lesquelles André Citroën nourrit les plus grandes ambitions.
Bientôt, les ventes s’envolent. Il n’y avait pas assez d’arrivages pour satisfaire la demande. Henri Hospital reçoit une lettre de félicitations de Paris. Mon père gagne trois courses avec la nouvelle Traction Avant Citroën !
Cette période glorieuse durera jusqu’au début de la guerre 1939-1940. En partant pour Saïgon mon père laissait à Sarrebrück une ravissante jeune femme, lorraine allemande, dont il avait fait connaissance au cours du carnaval de mars 1934. L’amour partagé fut immédiat, interrompu par le départ de mon père au mois d’août suivant pour Saïgon. Ils s’écrivirent chaque semaine et au bout de six mois, leur sentiment persistant, ils décidèrent de se marier. Il fallait faire une demande en mariage en bonne et due forme auprès des parents de nationalité allemande et qui ne connaissaient pas mon père, un inconnu vivant l’aventure de l’autre côté du monde et français de surcroît. À cette époque délicate les sentiments anti-Français étaient très forts dans la Sarre, toujours sous tutelle française. Les lettres étaient ouvertes. Les parents de la jeune fille craignaient des représailles. Malgré ces obstacles, une deuxième lettre de demande fut expédiée avec tous les arguments, informations et garanties exposés par mon père. Ma future mère étant majeure avait décidé qu’en cas de refus elle passerait outre et irait rejoindre mon père. La réponse de ses parents, exprimée avec regret, fut positive et la promise put prendre en juillet 1935 le paquebot en partance pour Marseille avec un billet de première classe adressé par mon père. À son arrivée à Saïgon toutes les formalités étaient en ordre : les mariages civil et religieux furent célébrés dès le lendemain de l’arrivée ainsi que le cocktail d’honneur à la succursale Citroën avec tout le personnel, puis la fête à l’Hôtel Continental.
Un an plus tard, je naissais le 30 août 1936. Cette même année, Henri Hospital repartit pour Paris afin de rendre compte en détail de l’activité de Saïgon et prendre quelques congés. Il fut remplacé par M. Garbe, ex-patron de mon père à Sarrebrück. Quelques mois plus tard, Henri Hospital étant de retour, M. Garbe rentra en Europe où il prit la direction de l’usine Citroën de Slough en Angleterre, au sud-ouest de Londres. En 1938, mes parents prirent à leur tour leur congé colonial, à savoir six mois de retour en France tous les trois ans. À cette occasion mon père fit la connaissance de sa belle-famille : côté français dans le village de Liocourt, en Moselle près de Metz, et côté allemand à Sarrebrück. Il revit également son directeur, M. Garbe, qui l’avait invité en Angleterre. Ils visitèrent Londres, ses environs, et eurent même droit à un baptême de l’air sur un aéroport proche de Londres ,ce qui à l’époque était exceptionnel. Retour à Saïgon fin 1938 et déclaration de guerre en 1939.
La belle époque était terminée : fin des liaisons maritimes et aériennes, plus de courrier, capitulation de la France et arrivée des Japonais en 1941, pour qui l’Indochine avait un rôle stratégique important dans leur guerre d’invasion du sud-est asiatique en Malaisie et Birmanie notamment. L’amiral Decoux négocie une cohabitation neutre qui évitera des bains de sang considérables. L’économie du pays ne repose plus que sur ses productions locales. L’activité du garage en subit les conséquences : plus d’arrivée de voitures neuves, ni pièces détachées, pénurie d’essence. Les voitures devaient rouler à l’alcool de riz ou au gazogène. Mais l’activité de la succursale dont le succès ne faiblissait pas resta toujours très importante. En septembre 1943, ayant sept ans, je commençai ma scolarité au lycée de Saïgon ; nous n’avions pas classe le samedi matin ; mon père m’emmenait alors au garage où il me laissait libre de me promener partout durant toute la matinée. J’ai adoré ces matinées magiques : pour pouvoir tout réparer ou reconstruire, tous les corps de métiers étaient présents. Je passais de l’un à l’autre, saluais l’ouvrier d’un petit signe de tête, le regardais faire, admirais les gestes, découvrais la variété des métiers.
Cette période dura environ un an et demi jusqu’au basculement de mars 1945 : bombardements américains, coup de force des Japonais pour prendre le contrôle de la région avec de nombreux cas d’emprisonnements arbitraires et de torture. Mon père fut consigné au garage sans pouvoir le quitter. Ma mère lui faisait parvenir régulièrement du linge propre mais nous n’avions aucune nouvelle. Cette période dura environ trois mois. Lorsqu’il fut libéré nous l’avons vu arriver l’air hagard, les joues terriblement creuses, mal rasé, très amaigri et flottant dans ses vêtements. En août 1945, tout a basculé de nouveau avec les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, l’abdication de l’empereur Bao-Daï et l’installation du gouvernement provisoire d’Hô-Chi- Minh. La population blanche de Saïgon connaît une insécurité totale jusqu’à l’arrivée le 12 septembre du général anglais Gracey et ses 1 800 Gurkhas venant de Calcutta, puis les 3 et 5 octobre l’arrivée du général Leclerc et du 10e régiment d’Infanterie coloniale. La situation redevient très progressivement et partiellement plus calme à Saïgon, ainsi que la reprise des liaisons avec la métropole. Henri Hospital rentra en France début 1946, avec un des premiers paquebots disponibles transformés en transports de troupes. Notre famille fit de même en mars 1947. La relation qui liait mon père à Henri Hospital était d’une qualité exceptionnelle, d’estime, de confiance et de respect mutuels. Mon père admirait son supérieur hiérarchique – qui avait fait HEC ! – et rêvait que son fils suive la même voie ! À leur retour à Paris, Citroën les envoya, fin 1947, faire une grande mission d’inspection de tout le réseau Citroën en Afrique occidentale et équatoriale. Puis Henri Hospital prit la direction de Citroën Belgique. De son côté, mon père voulait rester en France pour permettre des études de qualité à ses enfants. Il lui proposa une direction de succursale en province. L’autre voie consistait à s’installer à son compte. Un beau garage désaffecté se présentait à Versailles et le grand virage de vie fut décidé. Je fis mes études au Lycée Hoche, mon père rêvant toujours que je fasse HEC ! Je réussis le concours et intégrais HEC en octobre 1955. À la fin de la deuxième année nous devions faire un stage d’été en Angleterre. M. Garbe étant toujours directeur de l’usine Citroën de Slough, et à la demande de mon père, il accepta de m’y accueillir comme stagiaire pendant un mois. Le 28 juin 1958 je recevais mon diplôme, réalisant le rêve de mon père.
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