Dans un contexte international marqué par le conflit en Ukraine et les rivalités entre Chine et Occident pour accéder au gaz, la finance durable peine à trouver sa place. Directeur exécutif du certificat Climate & Business d’HEC Paris et responsable du pôle Climate Finance au sein du bureau d’études Perspectives Climate Change, Igor Shishlov (M.11) estime que seules des politiques publiques coercitives peuvent orienter les investissements du secteur financier vers la transition énergétique.

 

Le coût de la transition énergétique est estimé à 3 000 milliards de dollars par an d’ici à 2050. Le secteur privé a-t-il les moyens de financer la décarbonation de l’économie mondiale ?

Igor Shishlov : Oui. Plusieurs études démontrent que le secteur privé (qui inclut les marchés financiers, les fonds d’investissement, les banques et les entreprises) dispose de ressources suffisantes pour financer la transition. Pourquoi ne le fait-il pas ? Parce que les investisseurs raisonnent en fonction d’un ratio rentabilité-risque. De ce point de vue, le secteur des énergies fossiles reste attractif à court terme. Tandis que les projets dans les énergies renouvelables se caractérisent par des investissements importants en amont et sont plus sensibles aux variations des taux d’intérêt, notamment dans les pays émergents.

De manière plus conjoncturelle, nous sortons d’une décennie durant laquelle les taux étaient très bas et l’industrie des renouvelables doit encaisser l’inflation des composants. Cela ne se fait pas sans douleur, comme l’illustrent les récentes difficultés du groupe danois Orsted [NDLR : le numéro un de l’éolien offshore, qui a dû renoncer à plusieurs projets à cause de la hausse de ses coûts, a vu le cours de son action plonger ces derniers mois].

Si l’argent est là, comment peut-on faire pour qu’il soit alloué à des projets de décarbonation ?

I.S. : Il faut des politiques publiques pour flécher les flux au bon endroit. Il serait naïf de croire que le secteur financier le fera sans contraintes. Le prix du carbone constitue un instrument important avec, à la clé, des dizaines de milliards de dollars consacrées à la transition. Qu’il prenne la forme de taxe carbone ou d’échange de quotas, ce mécanisme permet de faire payer les émetteurs d’externalités négatives, donc de rendre les projets polluants moins attractifs.

Mais ce dispositif ne suffit pas. Certaines solutions, dans l’efficacité énergétique par exemple, exigent un investissement initial élevé, qui est certes rentabilisé en quelques années, mais que tout le monde ne peut pas se permettre, faute de trésorerie disponible. D’où l’importance des subventions – ce sont d’ailleurs elles qui ont permis l’essor des technologies solaires et éoliennes. C’est la vocation de programmes comme le Green Deal ou le Net Zero Industry Act en Europe et l’Inflation Reduction Act (IRA) outre-Atlantique. Il faut une combinaison de politiques climatiques et énergétiques diversifiées pour financer la transition.

Les investissements dans la décarbonation sont insuffisants par rapport à la trajectoire fixée par l’accord de Paris. Pire, en 2022, ils étaient deux fois moins élevés que les investissements dans le charbon, le pétrole et le gaz ! Qui est responsable de cette situation ? Les financiers ou les politiques ?

I.S. : Les agents économiques ne font que répondre aux incitations, or celles-ci vont dans des directions contradictoires… Par exemple, en Europe, le prix du carbone dans le cadre du système d’échange de quotas d’émissions envoie un signal en faveur de la transition. Mais en parallèle, de nombreux gouvernements ont augmenté les subventions aux énergies fossiles en réaction à la guerre en Ukraine, avec des mécanismes comme le bouclier tarifaire ou la remise sur carburant. Dans ce contexte, les géants du pétrole continuent de générer des profits colossaux. TotalEnergies vient d’ailleurs de publier des bénéfices historiques. Alors, forcément, les majors attirent les investisseurs et continuent d’augmenter leur production. Au passage, le dernier rapport Production Gap du Programme des Nations unies pour l’environnement montre que la moitié des nouveaux projets fossiles proviennent des pays développés… qui n’ont donc pas de leçons à donner aux pays émergents.

La COP28 a évoqué pour la première fois l’abandon des hydrocarbures. Est-ce que cela a une incidence sur la feuille de route des grands acteurs de la finance ?

I.S. : C’est un moment charnière : il a fallu trente ans pour accoucher d’une telle formulation ! Celle-ci envoie un signal positif, mais quel sera son impact sur les politiques nationales ? Très incertain à ce stade. D’autant qu’il n’existe toujours pas de gendarme du climat doté d’un pouvoir de sanction, et que c’est aux gouvernements nationaux de décider des modalités d’application des décisions adoptées lors de la COP.

Avec la logique de « best in class », un investisseur « durable » peut investir dans TotalEnergies en considérant que le groupe est moins mauvais que les autres pétroliers, ou qu’il va dans la bonne direction. Que pensez-vous de cette approche ?

I.S. : Elle est obsolète. Elle avait son intérêt par le passé, quand les pays ne s’étaient pas encore engagés dans une trajectoire zéro carbone. Mais aujourd’hui, cela n’a plus de sens d’investir dans un TotalEnergies, qui développe de nouveaux projets dans les énergies fossiles, si vous souhaitez que votre portefeuille d’investissements soit aligné sur l’accord de Paris. Avec cette logique de « best in class », on peut aussi investir dans les centrales à charbon les plus performantes, ce qui n’est évidemment pas compatible avec les objectifs climatiques.

Beaucoup d’investisseurs se contentent de demander des reportings extra-financiers, mais ne font pas pression sur les entreprises pour qu’elles décarbonent leurs activités. À quoi cela sert-il ?

I.S. : La transparence a son intérêt. La divulgation publique des informations facilite le travail des chercheurs et des ONG. Mais les investisseurs doivent sans doute aller plus loin et s’engager. Les actionnaires peuvent faire bouger les entreprises. Aux États-Unis, Engine N°1, une petite société d’investissement activiste, a acheté 0,02 % du capital d’ExxonMobil. Elle a arraché trois sièges au conseil d’administration et va donc pouvoir faire pression sur la direction.

Vos travaux de recherche portent sur les institutions publiques internationales. Quel rôle ces institutions peuvent-elles jouer dans le financement de la transition ?

I.S. : Les banques multilatérales et les organismes de type AFD (Agence française de développement) sont impliqués dans la plupart des projets énergétiques des pays en développement, et contribuent à attirer les investisseurs privés. Les agences de crédit d’exportation constituent un cas à part, car elles n’ont pas de mandat de développement. Leur taille est certes modeste par rapport à celle du secteur financier privé, mais elles jouent un rôle crucial en apportant des instruments de de-risking : un ensemble de garanties et d’assurances contre la fluctuation des taux ou les risques politiques (expropriation d’actifs). Or elles continuent de soutenir assez largement les énergies fossiles, alors qu’elles sont financées ou soutenues par de l’argent public. L’un des objectifs du Perspectives Climate Group dont je fais partie vise justement à réformer ces agences pour les mettre au service de la transition écologique.

Aux États-Unis, le parti Républicain critique les politiques ESG et l’émergence d’un « capitalisme woke ». Que pourrait-il se passer en cas de victoire de Donald Trump à la fin de l’année ?

I.S. : Je suis très inquiet. Si Trump est élu, les politiques climatiques des États-Unis risquent de brutalement régresser, comme cela a été le cas durant son premier mandat. Il est également probable qu’il remette en cause les subventions mises en place par l’Inflation Reduction Act (IRA), qu’il réduise le budget de l’Agence de protection de l’environnement et qu’il détricote la réglementation climatique. Cela enverrait un signal très négatif au reste du monde.

Les relations entre les États-Unis et la Chine sont tendues, mais le climat reste un sujet de coopération, comme on a pu le voir en amont de la COP28. Si Trump attaque de front la Chine sur les sujets commerciaux, cette coopération pourrait voler en éclats, ce qui serait très préjudiciable au processus multilatéral sur le climat.

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