Hubert Joly (Best Buy) face aux étudiants HEC
Le grand patron
C’est un patron star aux États-Unis. Au moment où il quitte la direction opérationnelle de Best Buy, leader nord-américain de la vente de matériel électronique grand public qu’il dirigeait, le concert de louanges est unanime. En sept ans, le » Frenchie » Hubert Joly a su redresser les ventes, les marges et le cours de l’action de cette enseigne de 125 000 collaborateurs, que menaçait la concurrence des pure players (Amazon en tête). Un tour de force qui lui a valu d’être classé parmi les 100 patrons les plus performants au monde par la Harvard Business Review. Pourtant, sa nomination en 2012 avait surpris.
Certes, il était sans expérience particulière du secteur de la distribution. Mais il possédait déjà un joli CV d’homme providentiel, ayant par le passé participé au redressement des activités françaises d’Electronic Data System, à la restructuration des activités de jeux vidéo de Vivendi et au renforcement des activités de restauration et d’hôtellerie du groupe Carlson. Riche de cette expérience au top niveau, Hubert Joly souhaite désormais, à bientôt 60 ans, la partager pour dessiner les lignes d’un leadership plus humain, mais pas moins efficace.
C’est tout le sens de la chaire dédiée au Purposeful Leadership qu’il a créée l’an dernier à HEC Paris. Convaincu que la finalité de l’entreprise est de contribuer au bien commun, Hubert Joly souhaite encourager les jeunes d’HEC, leaders de demain, à trouver du sens dans leur travail et leur insuffler cette dynamique d’engagement qui lui a permis de relancer la chaîne de magasins Best Buy. C’est donc avec un plaisir non feint et une bienveillance authentique qu’il s’est prêté au jeu des questions-réponses avec trois étudiants, très désireux de percer les secrets de sa réussite.
Les étudiants
« Je suis parti d’une certaine philosophie de l’entreprise »
Teejana Beenessreesingh (MBA.19) : Quand vous êtes arrivé chez Best Buy en 2012, l’entreprise était en mauvaise posture, concurrencée par des sites de e-commerce comme Amazon. Vous avez réussi à leur tenir tête. Comment avez-vous fait ?
Hubert Joly : Effectivement, Amazon était supposé nous tuer ! (rires) Best Buy était menacé par le phénomène du « showrooming ». Le risque était que les clients viennent dans nos magasins, passent du temps avec nos vendeurs pour connaître les produits, mais finissent par les acheter sur les sites de commerce, où ils les trouvaient moins chers. D’autant qu’à l’époque, aux États-Unis, les acteurs pure players ne facturaient pas la « sales tax », l’équivalent de la TVA, ce qui représentait pour eux un avantage considérable. Nous avons réagi de plusieurs manières. Nous avons d’abord fait en sorte que les prix ne soient plus un critère d’achat en notre défaveur.
Pour être compétitifs, nous nous sommes alignés sur les tarifs pratiqués en ligne, en proposant à nos clients de leur rembourser la différence s’ils trouvaient moins cher ailleurs. Deuxièmement, nous avons cherché à améliorer l’expérience client, d’abord en ligne et aussi en magasin. Nos magasins se sont révélés des atouts précieux, notamment en termes de logistique. Avec notre système de Store Pickup, qui permet de commander en ligne pour retirer en magasin, il est possible d’obtenir un produit en moins d’une heure : une vitesse de livraison incomparable. D’autant que 70 % de la population habite à moins d’un quart d’heure d’un Best Buy !
Nos magasins permettent aussi de mieux servir nos fournisseurs – qui constituent le deuxième pilier de notre business, après les clients. Les grands acteurs de la technologie (Apple, Samsung, Sony, Microsoft, HP, Google, Amazon, Facebook…) investissent des milliards de dollars en R&D pour développer des produits innovants. Ils ont besoin de les mettre en valeur, ce qui n’est pas toujours possible en ligne ou dans des supermarchés. Ils ont donc investi dans nos magasins pour y faire une présentation spectaculaire de leurs produits. Nous avons tué le « showrooming » en pratiquant le « showcasing ».
Best Buy est devenu le lieu où les géants de la technologie dévoilent leurs dernières innovations. Nous avons démontré que nous pouvions être compétitifs face au e-commerce, tout en développant un positionnement unique et des atouts distinctifs. Nous n’avons pas été obsédés par la concurrence d’internet. Bien sûr, nous avons investi en ligne, modernisé notre site, mais nous nous sommes concentrés sur notre raison d’exister pour le client. Aux États-Unis, Amazon et Best Buy représentent seulement un quart du marché de la vente de matériel électronique. Et ce n’est pas un jeu à somme nulle, car nous gagnons tous les deux des parts de marché. C’est pour les autres acteurs que c’est difficile !
Teejana : On dit maintenant que « The store has become the theater ». Qu’avez-vous dû changer pour créer une expérience client innovante ?
Hubert Joly : Tout revient à se poser la question du « purpose », du rôle que nous voulons jouer vis-à-vis de nos clients en tant qu’entreprise. Le rôle de Best Buy est d’aider les clients à mieux vivre, avec l’aide des solutions technologiques adaptées à leurs besoins. Notre force réside dans l’interaction que les vendeurs entretiennent avec les clients : ils s’attachent à nouer le dialogue avec eux pour chercher à comprendre ce qu’ils cherchent à accomplir, et les conseiller au mieux. Un autre exemple de notre valeur ajoutée.
Nous sommes leaders sur la distribution des téléviseurs aux États-Unis. Un téléviseur, c’est un achat important : on veut pouvoir le toucher, le mettre en marche, tester le son, vérifier la qualité d’image… En avril 2018, nous avons monté un partenariat exclusif avec Amazon pour commercialiser son nouveau dispositif de télévision intelligente, piloté par l’assistant personnel Alexa, l’Amazon Fire TV. Nous sommes les seuls distributeurs à proposer la gamme de téléviseurs équipés de ces services. Jeff Bezos en personne est venu dans notre magasin Best Buy de Bellevue (Washington) pour annoncer le partenariat. Il en a expliqué simplement la raison : avant de se décider pour un nouvel appareil, le client a besoin qu’on lui montre et qu’on lui explique comment ça marche. Ce qui est possible dans un magasin, pas en ligne !
Yann Sassi (H.21) : Pourquoi ne pas avoir tenté d’exporter le modèle de Best Buy ici, la France étant un environnement qui vous est bien connu ?
Hubert Joly : Best Buy a choisi de sortir d’Europe et de Chine il y a quelques années déjà. Stratégiquement, nous avons souhaité nous concentrer sur l’Amérique du Nord, qui est un énorme marché, au potentiel encore considérable : même si nous y sommes leaders, nous ne détenons que 15 % de la vente de matériel électronique. D’autre part, notre métier est un métier relativement local.
Vision du leadership
Pierre Guyot (MBA.19) : Satya Nadella a dit avoir transformé la culture de Microsoft en distribuant à ses managers un livre, Non Violent Communication. Au-delà des changements stratégiques que vous avez effectués chez Best Buy, comment avez-vous réussi à transformer la culture de cette entreprise de 125 000 employés ?
Hubert Joly : Cette transformation a été centrée sur une philosophie de l’entreprise, que je souhaite aujourd’hui approfondir au sein de la chaire dédiée au Purposeful Leadership, créée à HEC en septembre dernier. Le Purposeful Leadership repose sur plusieurs convictions. La première : le travail est un élément essentiel de notre humanité, qui doit s’inscrire dans la quête du sens de notre vie. Deuxième principe : l’entreprise est une organisation humaine, composée d’individus travaillant dans la poursuite d’un objectif, dont la finalité n’est pas de gagner de l’argent, mais de contribuer au bien commun.
Chez Best Buy, notre « purpose » est d’enrichir la vie des individus grâce à la technologie. La magie de la transformation culturelle se produit si chaque collaborateur parvient à connecter sa propre quête de sens avec la finalité de l’entreprise. Le rôle du leader est de créer un environnement propice dans lequel des connexions humaines authentiques se créent, à l’intérieur de l’organisation, mais aussi à l’extérieur, avec les clients. Il existe différentes manières d’appréhender le leadership. L’image du leader fort, qui détient tout pouvoir et possède beaucoup d’argent peut séduire des personnes brillantes qui sortent d’HEC et d’autres grandes écoles, mais est-ce vraiment une vision inspirante ?
La nouvelle chaire d’HEC veut développer une vision du leadership qui repose sur les savoir-être du leader, que nous nommons les Five Be’s : « Be clear about your purpose and how you connect it to the company » ; « Be clear about your role as a leader », parce que la raison d’être d’un leader n’est pas de prouver qu’il est le plus intelligent, mais de créer un environnement dans lequel les autres peuvent réussir et s’épanouir ; « clear about who you serve as a leader », car le but n’est pas de se servir soi-même mais de servir les collaborateurs qui se trouvent sur les lignes de front, de leur donner les outils pour accomplir leurs missions ; « Be values driven » ; « Be authentic ».
Parce qu’il faut rester soi-même, y compris avec ses faiblesses. Pour ma part, j’ai mis des années à corriger une grande erreur : confondre quête de la performance et quête de la perfection. Car la principale force d’un leader est d’accepter ses vulnérabilités et celles de ses collaborateurs. C’est la condition pour créer un environnement humain bénéfique à tous. Grâce à cela, aujourd’hui, quand vous entrez dans un magasin Best Buy, vous pouvez sentir une formidable énergie s’en dégager. Notre turnover a été divisé par deux et nos niveaux d’engagement sont records. Ces résultats viennent de cette philosophie de management que nous avons insufflée alors que l’entreprise était dans une phase critique – et même donnée pour morte.
Pierre : Ce changement a-t-il été bien accepté par tous ?
Hubert Joly : La première responsabilité d’un leader, c’est de choisir à qui l’on donne le pouvoir. Il ne s’agit pas de promouvoir les collaborateurs sur leurs seules compétences ou performances, mais aussi de mesurer leur capacité de leadership. Les études démontrent qu’au-delà d’un quotient intellectuel de 120, c’estle quotient émotionnel qui fait la différence. Nous utilisons cette grille de lecture quand nous évaluons nos collaborateurs. Une des questions que je pose lors d’entretiens de recrutement est : « What drives you ? » (Qu’est-ce qui te motive ?). Quand j’avais été reçu pour devenir patron du groupe Carlson, Madame Carlson m’avait demandé : « Tell me about your soul. » Il est impossible de séparer le spirituel et l’émotionnel de l’intellectuel. Au final, pour changer le management… j’ai changé la façon de recruter et de promouvoir les managers !
Yann : Cela reste un peu abstrait. Avez-vous un exemple concret de collaborateur qui a aligné sa quête de sens avec les objectifs de l’entreprise ?
Hubert Joly : J’ai vu le patron d’un magasin Best Buy près de Boston demander à chacun de ses collaborateurs quel était son rêve. L’un d’entre eux voulait acheter une maison pour sa famille. Le manager lui a répondu qu’ils travailleraient ensemble pour qu’il développe ses compétences, progresse dans l’entreprise et puisse ainsi concrétiser cet achat. L’exemple peut vous paraître banal, mais ce n’est pas plus compliqué que cela !
Ce manager créait du lien humain : il prenait le temps d’écouter ses collaborateurs, pour comprendre leurs motivations, puis s’engageait à les aider à atteindre leurs rêves grâce à leur travail. Le sens ne se trouve pas nécessairement dans de grands engagements humanitaires. Mon but personnel est « to make a positive difference on the people around me and to use the platform I have to make a positive difference in the world ». Je cherche à agir positivement pour les gens qui se trouvent autour de moi. C’est très limité, au fond ! Mais c’est le sens de ma vie.
Yann : C’est ce que vous avez répondu à Madame Carlson quand elle vous a demandé « Tell me about your soul » ?
Hubert Joly : Oui ! Pas besoin de faire des choses extraordinaires ni de partir à l’autre bout du monde pour découvrir le sens de sa vie. C’est une vision assez bouddhiste, finalement : la quête du sens et, partant de là, le leadership, la direction d’une entreprise, commencent par le fait d’être aligné avec soi-même. Avec ça, vous pouvez changer le monde.
Teejana : Dans votre conception du leadership, accordezvous aux dirigeants le droit à l’erreur ? Et l’accordez-vous à vos collaborateurs ?
Hubert Joly : Moi-même, j’ai fait plein d’erreurs ! Dans la cooptation de collaborateurs par exemple : j’ai promu des personnes avec qui cela n’a pas marché… Pour autant, se focaliser sur les erreurs, chercher à désigner des responsables, c’est souvent de l’énergie perdue et une démarche un peu stérile. J’ai une anecdote à ce sujet. Il y a cinq ans, deux semaines avant le Black Friday, les autorités nous ont signalé que nos systèmes d’information avaient peut-être été piratés. Une situation potentiellement catastrophique.
J’ai réuni la cellule de crise de Best Buy. Mais il ne s’agissait pas de chercher un responsable de ce dysfonctionnement. J’ai souligné que nous étions dans une posture fâcheuse, mais que c’était aussi une opportunité de voir comment nous allions réagir pour nous en sortir. J’ai renouvelé ma confiance en mon équipe. Mon rôle en tant que leader n’était pas de chercher l’erreur mais de créer de l’énergie et de la canaliser pour créer une solution. Bon, finalement, le piratage était une fausse alerte !
Coaching et retour d’expérience
Pierre : Votre expérience en redressement d’entreprise est impressionnante. Au-delà de l’intelligence émotionnelle, quelle compétence permet d’atteindre de tels résultats ?
Hubert Joly : J’ai effectué un travail avec un coach. Pourtant, il y a douze ans, ce type de démarche était impensable pour moi, je pensais même qu’il fallait avoir un sérieux problème pour le faire ! J’avais tort. Dans la vie d’un leader, le coaching peut être un outil extraordinaire. Mon coach Marshall Goldsmith, auteur de What got you here won’t get you there, m’a conseillé de mettre en pratique une approche de « feedforward ». Concrètement, trois mois après mon arrivée chez Best Buy, alors que le redressement s’annonçait un défi majeur, j’ai demandé à mon équipe de donner à mon coach leur feedback sur moi.
Il m’a demandé de choisir deux ou trois points négatifs qui avaient été soulevés et sur lesquels je souhaitais m’améliorer. J’ai ensuite réuni mon équipe pour les remercier d’avoir joué le jeu, puis je leur ai expliqué sur quels points je souhaitais travailler, en leur précisant que j’aurais besoin régulièrement de leur aide et de leurs conseils. Cela a contribué à forger une culture d’entreprise où le fait d’avoir des faiblesses, de les reconnaître et de chercher à les améliorer par l’entraide, était considéré comme normal. Accepter ses imperfections et demander de l’aide aux autres pour les dépasser est très difficile – surtout pour les hommes ! –, mais l’effet est prodigieux. Cela crée une dynamique de progrès. Désormais, je renouvelle l’exercice chaque année, en visant deux ou trois points d’amélioration.
« Au-delà d’un quotient intellectuel de 120, c’est le quotient émotionnel qui fait la différence »
Teejana : Comme vous, j’ai un parcours franco-américain. Quelles sont les différences dans la façon dont on gère les équipes des deux côtés de l’Atlantique ?
Hubert Joly : Chaque pays, chaque entreprise a sa propre culture. Mais il y a moins de différences entre les multinationales françaises et américaines que l’on ne l’imagine. Les concepts de leadership sont universels. Il me semble cependant que le danger pour un leader, que ce soit en France ou aux États-Unis, est de croire qu’il faut se montrer intelligent et fort… alors que c’est assez secondaire finalement ! Au contraire, il faut savoir se montrer vulnérable.
La DRH de Best Buy a ouvert un blog où elle a expliqué avoir souffert pendant plusieurs années de dépression. Elle a créé une réaction émotionnelle forte parmi nos collaborateurs. Environ 20 % des personnes connaissent un épisode dépressif au cours de leur vie. C’est une réalité qu’il est impossible d’ignorer. Si elle n’est pas reconnue dans l’entreprise, il est impossible de chercher à y créer un environnement humain.
Autre point essentiel : le fait de savoir accepter les erreurs et les échecs. Jeff Bezos avait déclaré lors d’une conférence sur l’innovation : « Plus l’entreprise est grande, plus ses échecs doivent être importants. » Il considère que si vous n’avez que des petits échecs, c’est que vous n’avez pas essayé quelque chose de grand. Pour lui, Amazon doit faire des erreurs à plusieurs milliards, à la hauteur de sa capitalisation boursière.
Pierre : Encore faut-il avoir des actionnaires prêts à suivre cette logique !
Hubert Joly : Oui, mais s’il n’y a pas de prise de risque, il n’y a pas d’innovation et l’entreprise meurt. De manière plus générale, il ne faut jamais se servir des actionnaires comme d’une excuse. Ils sont parfaitement capables de comprendre les choix quand ils leur sont expliqués.
Teejana : Comment gérer des situations d’injustice ou de discrimination au sein de l’entreprise ?
Hubert Joly : La problématique de la diversité et de l’inclusion est une question de leadership. Il existe des injustices, notamment liées au genre et à la couleur de peau. La diversité n’est pas une affaire de quotas : elle doit être traitée d’abord au niveau individuel. La responsabilité d’un leader est que chaque collaborateur sente qu’il a sa place au sein de l’entreprise, qu’il peut y être entièrement lui-même. Des études de McKinsey montrent que les équipes diverses sont plus performantes. Et pour cause : si une entreprise n’est pas capable de refléter la population dont elle sert les besoins, elle est vouée à l’échec.
Mellody Hobson, une femme d’affaires noire, qui préside un fonds d’investissement américain, m’a récemment donné un exemple. Dans les toilettes des hôtels, les infrarouges des distributeurs de savon automatique ne détectent pas toujours bien les mains noires. Un tel « oubli » dans la conception de ces produits vient de l’absence de diversité ethnique au sein de l’entreprise qui les développe. De même, les appareils photo des téléphones portables ont longtemps eu des difficultés à prendre des clichés de personnes noires, et les technologies de reconnaissance faciale ne sont pas non plus au point : Google Photos a récemment été épinglé à ce sujet. Best Buy progresse sur le sujet de la diversité et de l’inclusion, même s’il reste beaucoup à faire.
Depuis peu, une majorité de femmes siège au conseil d’administration, et un tiers de ses membres est issu de minorités ethniques. Nous tenons des statistiques sur les rémunérations afin de nous assurer qu’il n’y a pas de discriminations. Nous aidons à former des jeunes de milieux défavorisés aux nouvelles technologies en ouvrant des Teen Tech Centers, en créant des bourses et en proposant des stages. Aux États-Unis, on ne compte pas sur l’État pour régler ce genre de problèmes. Si à Minneapolis, siège d’un grand nombre d’entreprises, nous ne nous mobilisons pas pour trouver des solutions, qui le fera ? Dans nos sociétés, l’entreprise est l’institution la plus forte, celle qui, par sa politique et ses moyens, a le pouvoir de faire bouger les lignes. Or aucune entreprise ne prospère si la société se délite : les entreprises ont une responsabilité sociétale de premier plan.
Trajectoire professionnelle
« Aucune entreprise ne prospère si la société se délite »
Yann : Lorsque vous étiez à HEC, vous imaginiez avoir un tel parcours ?
Hubert Joly : Je savais seulement que je voulais travailler en entreprise et devenir dirigeant. Après HEC, j’ai fait Sciences Po, car je visais l’ENA qui était encore perçue comme une voie royale à l’époque. Puis je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout ce que j’avais envie de faire ! Le monde se globalisait, mieux valait miser sur l’international. Au fil du temps, j’ai appris que l’ambition était une bonne chose, mais il ne s’agit pas de grimper vers le sommet en jouant des coudes.
Pierre : Vous avez commencé dans le conseil chez McKinsey, où vous avez passé treize ans. Dans le monde de 2019, auriez-vous démarré de la même manière ou vous seriez-vous retrouvé entrepreneur, en train de « pitcher » à Station F ?
Hubert Joly : J’ai deux enfants, dont un qui est diplômé d’HEC et est passé par McKinsey ! Aujourd’hui, ils sont tous les deux dans les start-up. Me concernant, difficile à dire, a posteriori. Chacun a son « sweet spot », son savoir-faire personnel. Le mien est de prendre quelque chose qui existe pour le transformer, plutôt que de créer de toutes pièces. Je m’en suis rendu compte progressivement, mais c’est aussi ce vers quoi j’ai gravité spontanément, en m’orientant d’abord vers le conseil.
Teejana : McKinsey, EDS, Vivendi, Carlson, Best Buy… Comment avez-vous réussi à vous adapter à des contextes et des défis si différents ?
Hubert Joly : J’ai effectivement eu plusieurs vies, dans plusieurs secteurs. J’ai un esprit assez curieux, j’ai besoin d’être stimulé par les choses nouvelles. J’aime la métaphore de l’alpinisme : pendant l’ascension, il faut toujours avoir au moins trois membres accrochés à la montagne. Deux membres seulement, c’est dangereux : on perd l’équilibre. Une carrière, c’est un peu pareil. Un job peut se définir par quatre dimensions : le secteur, l’entreprise, le poste, la géographie. Si vous changez trop de dimensions à la fois, le risque est plus élevé. Mais vous pouvez le prendre : en alpinisme il est toujours possible d’essayer de sauter ! (rires)
Dans mes derniers changements, j’avais toujours le même poste, celui de PDG, mais pas dans le même secteur. Quand j’ai pris les rênes de Best Buy, on m’a cru fou ou suicidaire. Je ne connaissais pas le métier, mais j’avais déjà connu le cas d’entreprise menacée par la transformation digitale. Je connaissais les secteurs en amont, j’avais travaillé dans les jeux vidéo, la musique, le cinéma, la téléphonie. Et Best Buy cherchait quelqu’un pour transformer l’entreprise, ce que je savais faire.
Teejana : Faut-il toujours suivre sa passion, même si cela implique des choix difficiles ?
Hubert Joly : Je trouve extrêmement louable de poursuivre sa passion, mais s’il n’y a pas d’emploi à la clef et que vous voulez gagner un minimum d’argent, vous aurez un problème… Je me sens passionné par le tennis mais, heureusement, ma vie ne dépend pas de mon niveau de jeu ! (rires) Le concept japonais de l’ikigai est, je trouve, une bonne manière de résoudre le dilemme. Il faut trouver l’intersection entre ce que vous aimez, ce pour quoi vous êtes doué, ce dont le monde a besoin et ce dont vous pouvez tirer une rémunération. Trouvez votre ikigai !
Teejana : Et un conseil pour tous ceux et celles qui veulent devenir PDG un jour ?
Hubert Joly : Je leur rappellerai l’adage : « The best leaders don’t climb to the top, they are carried to the top. » Un leader se reconnaît à sa capacité à entraîner ses collaborateurs dans son sillage et à créer d’autres leaders. Ce qui n’a pas lieu pour ceux qui ne sont là que pour servir leur propre réussite. En plus, si votre ambition est de devenir PDG, que ferez-vous une fois que vous le serez devenu ? Ce n’est pas une fin en soi.
Pierre : Corie Barry vous a succédé à la tête de Best Buy ce mardi. Qu’allez-vous faire maintenant ?
Hubert Joly : A court terme je reste président exécutif de Best Buy : Corie a souhaité que je continue à l’accompagner. Je reste donc à sa disposition pour lui donner des conseils. Elle me confie certaines missions : je suis actuellement très actif sur le sujet des droits de douane avec la Chine, par exemple. Ensuite, un nouveau chapitre de ma vie va s’ouvrir. J’aurai 60 ans en août et je n’ai aucune intention de passer les vingt-cinq ou trente prochaines années à jouer au golf en Floride !
Ma mission désormais, ce sera le « give back », qui prendra plusieurs formes. J’aiderai les équipes de direction à travers les conseils d’administration et des actions de mentoring. J’ai également envie d’écrire un livre pour transmettre ce que j’ai appris sur le leadership. Je pense aussi que j’enseignerai et que j’aurai des activités philanthropiques. Je reste guidé par le même « purpose » : tenter de créer une différence positive pour ceux qui m’entourent.
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Published by Marianne Gérard