Surnommée « la madone des faillites », l’administratrice judiciaire Hélène Bourbouloux (H.95) a multiplié les faits d’armes : elle a géré plus de 2 000 dossiers et sauvé des milliers d’emplois… Et s’apprête aujourd’hui à affronter une tempête d’une ampleur inédite.

Hélène Bourbouloux (H.95)
1995 – Diplômée d’HEC
1998 – Fonde sa propre structure avec un associé
2007 – Cofonde l’étude FHB, qui propose l’expertise de huit administrateurs judiciaires sur quatorze sites
2013 – Lance la première procédure de sauvegarde financière accélérée pour le groupe Soflog
2014 – Remporte le prix Trajectoires d’HEC au Féminin
2020 – Gère, entre autres, les dossiers Solocal, Novares, Presstalis, Rallye (actionnaire de Casino)…

La voix est douce, mais le ton est grave. Alors que l’on évalue mal le souffle de la crise qui s’annonce, Hélène Bourbouloux sait que le compte à rebours a commencé. « Si j’accepte de répondre à vos questions, c’est qu’il ne me reste que quatre rendez-vous aujourd’hui. » Précisons que notre interview a lieu… un dimanche, alors que les Français subissent leur septième semaine de confinement. Femme pétillante, jamais à court de mots, elle fait partie des 150 administrateurs judiciaires de France, chargés par décision de justice de venir au chevet des entreprises en difficulté. Ce sont eux qui, après diagnostic, étudient les solutions les plus adaptées (sauvegarde, redressement, restructuration, cession…), soumettent au tribunal les éventuelles offres de reprise, et se battent pour limiter les licenciements. « Avant même le début du confinement, j’ai vu arriver la crise. On ressentait une fébrilité, notamment du côté des entreprises qui portaient les conséquences de l’impact Covid en Asie, raconte-t-elle depuis sa maison de Lubersac, en Corrèze. Des négociations en phase de signature avec des créanciers étaient soudainement suspendues… Des dirigeants de sociétés dont j’ai pu m’occuper, et qui étaient pourtant sorties d’affaires depuis des années, m’appelaient pour me faire part de leur inquiétude. C’était comme un bruit sourd. » Pour ne rien arranger, elle-même a été frappée par le virus : quinze jours de fièvre, avec l’impression d’être rouée de coups. « J’avoue que l’adrénaline m’a fait tenir. Il fallait sécuriser les sites, mettre en place les visioconférences avec les créanciers pour les dossiers en cours, aider les entreprises à tenir leurs CE… Chaque journée avait la densité d’une semaine. » Dans cette période d’urgence sanitaire, c’est elle qu’on appelle en priorité : au sein de la profession, elle est devenue la plus médiatique et l’une des plus respectées. « Rien ne lui fait peur », nous assure d’ailleurs un confrère. En 2020, elle est en première ligne sur l’épineux dossier Presstalis, la messagerie, en dépôt de bilan, qui assure la distribution des quotidiens nationaux et d’une partie des magazines en France. Ou celui de Novares, première grande victime de la Covid dans l’industrie automobile : après deux mois d’arrêt d’activité, l’équipementier a été placé en redressement judiciaire, avec plus de 10 000 salariés en attente d’un repreneur.

Le cliché du « liquidateur »

En à peine vingt ans, elle a su s’imposer au sein d’une profession très masculine qui n’a pas toujours eu bonne réputation : traditionnellement, les administrateurs sont perçus, au mieux, comme des « accompagnants de fin de vie », au pire comme des mandataires se gavant sur l’entreprise agonisante. La figure du croque-mort chère aux BD de Lucky Luke n’est jamais bien loin… « À HEC, je me faisais chambrer par mes camarades de promo qui ne comprenaient pas bien pourquoi j’allais m’embarquer là-dedans. Ils râlaient aussi parce que je faisais chuter drastiquement les stats de rémunération à la sortie de l’école [rires]. Mais parallèlement à mon cursus, j’avais suivi des cours de droit à la fac de Sceaux. Ça m’a donné envie de développer cette double casquette, économique et juridique. » Sans doute un clin d’œil à son père, passionné de droit, qui a longtemps dirigé un cabinet d’assurance à Brive-la- Gaillarde, et qui l’a sensibilisée aux joies (et aux risques)de l’entreprise. « J’ai découvert le métier lors du séminaire ‘redressement judiciaire’ d’HEC Entrepreneurs, qui m’a ensuite permis d’enchaîner les stages. Dès le début de ma carrière, si j’ai bénéficié d’un excellent bouche-à-oreille au sein de la communauté, c’est sans aucun doute grâce à mon profil HEC : ça rassurait les patrons, qui m’estimaient légitime pour traiter leurs dossiers. J’étais un peu du même monde. Je les comprenais. »

Sauver les entreprises
On compte cent cinquante administrateurs judiciaires en France. Ces auxiliaires de justice ont pour mission de surveiller la gestion des entreprises en redressement, voire de les administrer totalement. L’objectif de leur mission est d’éviter la faillite et la fermeture, en veillant à l’exécution des contrats. Durant cette période, le remboursement des dettes de la société est suspendu. La procédure se solde soit par un plan de redressement, soit par un plan de cession, soit par la liquidation judiciaire de la société.

Condamnée au bonheur

À Sceaux puis à la Sorbonne, elle complète sa culture économique en se plongeant dans les méandres du droit des sûretés, du droit du licenciement et des procédures collectives, et intègre d’emblée l’une des études les plus prestigieuses de France. Ces premiers pas auraient pu être un tremplin. Ce sera un chemin de croix. Accusés de détournement de fonds, les deux dirigeants de la société sont arrêtés, tandis que l’étude est placée en redressement provisoire. Toute la profession est touchée par le scandale. Une fois encore, on conseille à la jeune femme de changer de voie, mais elle veut faire partie de ceux qui ouvrent une nouvelle ère, et en finir avec les mauvaises pratiques. « J’ai su tirer parti de cette drôle de situation. À 25 ans, je gérais des dossiers passionnants alors que mon chef était en prison. J’ai appris à me débrouiller seule durant ces six mois, avant que l’étude ne soit finalement liquidée. » Elle rencontre alors Laurent Bachelier, un administrateur plus capé, de sept ans son aîné. Coup de cœur professionnel. En avril 1998, les deux fondent leur propre étude à Nanterre. « Créer une entreprise a toujours été mon rêve. L’ouverture des locaux, les premières embauches… J’étais portée par une énergie fabuleuse. J’avais trouvé ma voie. » Mais au bout de six ans, nouveau drame : son associé meurt brutalement d’une crise cardiaque. Ces deux événements, d’une teneur différente, forgeront son caractère et l’aideront plus tard à tenir dans la tempête, quand il s’agira de gérer les milliards de dettes et limiter la casse sociale dans les dossiers les plus sensibles comme Petroplus, FagorBrandt, Vivarte, France Loisirs ou EuropaCorp. « Ça m’a condamnée au bonheur, et m’a fait comprendre qu’on n’est rien tout seul. ». Sa famille professionnelle, elle la reconstituera au sein de FHB, fondée avec deux confrères, et qui compte aujourd’hui plus de soixante-dix professionnels.

Vers une explosion des faillites ?

Pour l’administratrice judiciaire qui mène sa vie à cent à l’heure, la crise sanitaire révèle aujourd’hui les failles d’un système gangrené par l’administratif. « Depuis un mois, alors que je gère 80 000 salariés dans mon portefeuille, on n’a signé qu’un seul PGE (prêt garanti par l’État, NDLR), pour une société de 17 personnes. On en bouclera trois autres d’ici une semaine, mais c’est trop peu. Le gouvernement a prévu une enveloppe de 300 milliards mais seuls 50 milliards ont été déployés jusqu’ici. Pourtant, c’est maintenant que les entreprises ont besoin de fonds ! », explique la sauveuse d’entreprises, qui déplore la lenteur des discussions avec les banques, à qui il faut montrer patte blanche et prouver que les problèmes sont bien liés à cette conjoncture exceptionnelle. Lors d’une période qu’elle qualifie de « tsunami » économique, il ne faut pas laisser s’installer la peur de la faillite (« La faillite, ce n’est pas la mort », répète-t-elle souvent). Avec d’autres administrateurs judiciaires, et en concertation avec Bercy, elle a monté dès la fin mars un numéro vert destiné aux dirigeants d’entreprises, qui peuvent ainsi faire appel aux professionnels du redressement pour toute question concernant le rééchelonnement de crédits, le report de créances fiscales ou de charges sociales… En 2009, au sommet de la crise financière, la France avait enregistré 60 000 dépôts de bilan. À quoi peut-on s’attendre en 2020 ? « Une étude d’un assureur prévoyait au début du confinement une hausse de + 15 %, ce qui me paraît largement sous-estimé. Je pense qu’on aura bien géré la crise si on a une augmentation supportable pendant plusieurs années. Parce que ce n’est pas la même chose d’avoir 70 000 faillites sur deux ans ou 100 000 en dix ans. Il faut que les entreprises puissent se downsizer sans disparaître. » Ou, pour parler crûment, savoir dès maintenant se séparer de vingt personnes pour en sauver soixante. Elle en est certaine : l’augmentation du chômage, on en prend pour dix ans…

“ Une ordonnance avait prévu de fermer les tribunaux de commerce durant le confinement, on a dû insister pour maintenir les audiences. ”

Zen, soyons zen

À quelque chose, malheur est bon : la violence de cette phase, qui laisse des milliers de sociétés sur la corde raide, incitera peut-être à alléger les procédures. « Les tribunaux de commerce ont été d’une réactivité remarquable. Alors qu’une ordonnance avait prévu de les fermer durant le confinement, on a insisté pour que se tiennent des audiences exceptionnelles et que l’on puisse voter les mandats ad hoc, les conciliations, les sauvegardes et les redressements judiciaires, tout ça en visio et en téléconférence. » Mais malgré la fluidification des process, le temps est toujours compté, les SMS et les mails pleuvent et les journées ne sont pas extensibles… « Un administrateur judiciaire doit savoir trouver les bons mots et faire preuve de pédagogie. Ces temps-ci, j’avoue plutôt jouer au premier adjudant lors des négociations ! », avoue-t-elle. Dans sa retraite corrézienne, celle qui ne connaît ni week-ends ni vacances regrette un peu ses cours de Pilates, mais compense par de courtes promenades dans le jardin, écouteurs sur les oreilles. Évidemment pas pour rêvasser sur fond de musique new age, mais pour piloter d’intenses conf call… Alors, quand on avoue s’inquiéter un peu pour sa santé, elle nous rassure : « Je me force à trouver le temps de finir un puzzle, ce que je n’avais sans doute pas fait depuis mes 13 ans. » Et pas n’importe lequel : 1 000 pièces, une reproduction de L’Arbre de vie (1909) de Gustav Klimt, une œuvre quasi monochrome, truffée de spirales et de symboles abstraits. Puisqu’on vous dit que rien de lui fait peur…

Propos recueillis par Bertrand Morane

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