Guerre : 10 idées reçues décryptées par les HEC
1. Le conflit en Ukraine va freiner les ambitions européennes.
Alberto Alemanno, professeur de droit à HEC Paris, titulaire de la chaire Jean Monnet en droit européen.
FAUX La réponse européenne à l’invasion de l’Ukraine a été particulièrement rapide et unanime. Tous les pays ont condamné cette opération. L’aide agrégée des États membres en armes et munitions est à peu près au même niveau que celle du Royaume-Uni. Autre motif de satisfaction, l’UE a débloqué un fonds de plusieurs milliards d’euros pour aider l’armée ukrainienne – une première. Saluons également l’accueil de millions de migrants par les pays européens. L’UE a adopté un règlement qui reconnaît aux ressortissants ukrainiens les mêmes droits qu’aux citoyens européens – libre circulation, accès aux services publics, etc. La venue d’une quinzaine de commissaires européens à Kiev le 2 février constitue également une initiative inédite, qui présage une adhésion accélérée de l’Ukraine à l’Union. En première analyse, le conflit est donc en train d’accélérer le projet européen. Tout n’est pas réglé pour autant. La crise énergétique consécutive à l’attaque russe est ressentie de manière très variable par les États membres. Les prix de l’énergie ont peu augmenté en Espagne et au Portugal alors qu’ils ont flambé dans les pays baltes et d’Europe centrale. Ces derniers dépendaient fortement des importations russes et ont une moindre capacité que l’Allemagne à s’approvisionner ailleurs. Les prochaines élections européennes auront lieu en mai 2024. Les partis commencent à se positionner : faut-il récupérer les territoires ukrainiens attaqués en 2022 ou également la Crimée et le Donbass, envahis en 2014 ? Le débat n’est pas tranché. On voit que le dirigeant hongrois Viktor Orbán continue de dialoguer avec Moscou et pose son veto à chaque paquet de sanctions… Gageons que l’Europe restera unie en 2023 face à la Russie.
2. Les technologies du numérique sont devenues décisives dans la défense.
Anne-Cécile Ortemann (M.06), général de brigade, directrice adjointe de l’Agence du numérique de défense.
VRAI Les technologies du numérique sont devenues incontournables pour gagner une guerre. Dans les armées, elles permettent d’informer, de donner des ordres, de renseigner, de désigner des cibles, de communiquer, d’influencer, de se défendre, d’attaquer. Ces dernières années, le cyberespace est venu agrandir les quatre espaces traditionnels que sont la terre, la mer, l’air et l’espace. C’est ainsi qu’est né le concept de multimilieux multichamps (M2MC). Le 1er octobre 2021, le chef d’état-major des armées, le général d’armée Thierry Burkhard, a dévoilé sa vision stratégique fondée sur le principe de « gagner la guerre avant la guerre ». Et depuis, trois doctrines appuient l’action des armées dans cet espace : la lutte informatique défensive, la lutte informatique offensive et la lutte informatique d’influence. Le cyberespace est devenu un enjeu militaire majeur qui oblige de s’y protéger afin de garantir notre souveraineté nationale et notre liberté d’action, mais aussi d’être en mesure d’y combattre. Avec l’hybridité de la guerre, dont l’Ukraine est un exemple, la maîtrise du champ informationnel est devenue un facteur de supériorité stratégique. Pour autant, les armées ne sont pas seules dans cet espace. Il suffit de regarder l’intervention d’Elon Musk qui a mis à disposition de l’Ukraine, gratuitement, une connexion Internet par satellite. Les technologies du numérique peuvent donc contribuer à prendre l’avantage sur l’ennemi, mais cela nécessite la coordination entre de nombreux acteurs qui ne sont pas tous étatiques.
3. Les sites stratégiques se trouvent à l’intérieur des frontières nationales.
Général Vincent Desportes, professeur de stratégie à Sciences Po et HEC, auteur de Devenez leader (éditions Odile Jacob, 2023).
PAS UNIQUEMENT Si on considère la France, rappelons déjà que les frontières nationales ne se limitent pas à l’hexagone – loin de là. Deuxième zone économique exclusive au monde, la France couvre un périmètre de plus de 11 millions de kilomètres carrés, qui recèle des ressources stratégiques. La Nouvelle-Calédonie, par exemple, possède des réserves de cobalt et de nickel. Dans les années à venir, des gisements de pétrole, des minerais et d’autres richesses pourraient être découverts dans nos fonds marins. La Marine devra être capable de les défendre. La rivalité entre la Grèce et la Turquie en mer Égée montre que le potentiel gazier d’une zone sous-marine peut générer de grandes tensions. Lors de ses vœux aux armées en janvier, le président Macron a d’ailleurs insisté sur l’importance de surveiller les grandes profondeurs. La France doit également défendre des intérêts stratégiques en dehors de ses frontières. Au Sahel, elle protège des mines qui fournissent de l’uranium pour ses centrales nucléaires. Elle dépend en outre des pipelines et gazoducs qui l’approvisionnent en énergies fossiles. En septembre, le sabotage (non revendiqué) des gazoducs Nord Stream 1 et 2 reliant la Russie à l’Allemagne sous la mer Baltique avait ébranlé les pays européens. Ce type d’attaque peut avoir de lourdes conséquences sur l’économie d’un pays. Citons enfin les câbles sous-marins qui transmettent les données d’Internet, mais aussi les moyens spatiaux qui jouent un rôle essentiel dans la surveillance des forces ennemies. À ce titre, la destruction par la Russie de l’un de ses propres satellites, en 2021, a valeur d’avertissement…
4. Pour survivre, l’Union européenne doit se doter d’un état-major et de sa propre armée.
Jeremy Ghez (H.05), professeur associé d’économie et d’affaires internationales à HEC Paris.
VRAI Les États-Unis ont toujours vu d’un très mauvais œil le projet d’une armée européenne. Ils ont probablement tout fait pour l’empêcher afin de ne pas faire reculer l’OTAN. Cependant, même parmi les diplomates européens, l’idée ne fait pas consensus. Certains estiment que cela amènerait les pays à dupliquer des capacités entre armée européenne et alliance transatlantique, et donc à disperser les moyens. Finalement, l’OTAN serait affaiblie sans que l’armée européenne soit forte pour autant. Ces hésitations et le manque de volonté politique de l’UE empêchent un tel projet de se concrétiser. Pourtant, l’Europe doit absolument renforcer ses moyens militaires pour réduire sa dépendance à Washington. C’est sa survie à long terme qui en dépend. Souvenons-nous que l’intervention en Libye, voulue par David Cameron et Nicolas Sarkozy, n’a pu être réalisée qu’avec le soutien actif des Américains. Et la tournure favorable que prend la guerre en Ukraine tient essentiellement au soutien de Joe Biden. Le président français Emmanuel Macron prônait dès novembre 2019, dans une interview à The Economist, l’autonomie stratégique de l’Europe. Depuis, la pandémie de Covid-19 et l’invasion russe en Ukraine n’ont fait que confirmer ce diagnostic. Cela permettrait au Vieux-Continent de reprendre en main sa propre protection sans avoir à choisir entre les États-Unis et la Chine.
5. Les pays belligérants font de plus en plus appel à des entreprises militaires privées.
Philippe de Mijolla (MBA.17), expert des questions de défense et de sécurité.
VRAI L’imbrication du privé dans des actions militaires n’est pas une nouveauté. Lors de la seconde guerre d’Irak, des contractors américains assuraient la protection de convois ou de sites sensibles. Ce sont souvent d’anciens militaires qui coûtent environ 400 milliards de dollars par an au Pentagone, soit près de dix fois le budget de la défense française ! Côté russe, Wagner a remis ces groupes paramilitaires sous les projecteurs. Leur emploi fait depuis longtemps partie de la doctrine Gerasimov, général théoricien de la « guerre hybride » et actuel commandant des forces en Ukraine, car il permet de rester « sous le seuil » d’une réelle agression étatique. Adossé à une forte capacité de guerre informationnelle, Wagner n’a cessé de croître en Afrique, particulièrement en République centrafricaine ou au Mali. En échange d’un accès aux rentes locales, minières notamment, Wagner fournit un appui militaire. Plusieurs massacres ont été documentés par l’ONU sans que la Russie soit impliquée, au moins en apparence. La nouveauté est leur apparition au grand jour sur le théâtre ukrainien. Ces combattants, d’un meilleur niveau que les soldats réguliers et a fortiori que les conscrits, sont au cœur des combats en cours autour de Bakhmout et Soledar. Leur emploi très médiatisé permet à la Russie d’accéder à de nouveaux viviers de recrutement : détenus de droit commun ou volontaires venus des Balkans, par exemple. Sur le terrain, ils sont souvent en rivalité avec l’armée régulière, ce qui se traduit parfois par une compétition pour l’accès aux munitions et par des défauts de coordination.
6. L’Occident a cessé de vendre des armes aux pays qui ne respectent pas les droits humains.
Geneviève Garrigos (E.02), conseillère de Paris, ancienne présidente d’Amnesty International France.
FAUX Considérée comme hautement stratégique par les États, la vente d’armes fait toujours l’objet d’une grande opacité. Prenons l’exemple de la France, troisième exportateur mondial. D’après un sondage d’Amnesty International, 83 % des Français estiment que le commerce des armes manque de transparence et 75 % pensent qu’il devrait faire l’objet d’un débat public. Des chiffres éloquents. La France a bien ratifié en 2014 le traité sur le commerce des armes (TCA) des Nations unies, signé par 130 États. Ce texte interdit de vendre des armes à un pays susceptible de commettre des crimes de guerre ou des violations graves des droits humains. Les États signataires se sont engagés à évaluer systématiquement ce risque avant d’octroyer une licence d’exportation. Mais l’an dernier, il a fallu attendre que le site web d’investigation Disclose sorte une enquête nourrie par des lanceurs d’alerte pour que la France rende publique son rapport annuel sur le sujet. Surtout, à plusieurs reprises ces dernières années, Paris a vendu des armes à des pays controversés : l’Arabie saoudite, impliquée dans la guerre civile au Yémen qui a fait près de 400 000 morts ; le Liban, qui a utilisé du matériel français pour réprimer les grandes manifestations de 2020 ; ou encore l’Égypte, qui a recours à des logiciels espions tricolores pour surveiller des défenseurs des droits humains. Pour finir, souvenez-vous : en 2015, il a fallu une pression internationale énorme pour que François Hollande renonce à vendre les deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie. Or celle-ci avait envahi la Crimée et le Donbass.
7. Aujourd’hui, la guerre se gagne depuis l’espace.
Thomas Reydellet (M.99), directeur de la prospective du groupe Thales, auditeur national IHEDN, président du club HEC Aérospatial, Défense & Sécurité.
FAUX La militarisation de l’espace est l’emploi des moyens spatiaux à des fins militaires (observation, écoute électromagnétique, alerte, télécommunications, surveillance, positionnement-navigation-datation), alors que l’arsenalisation désigne le déploiement d’armes en orbite. L’espace offre une large capacité de renseignement, une précision de ciblage, la portée et la connectivité haut débit devenues essentielles aux opérations militaires gourmandes en bande passante. Gage de la supériorité informationnelle sur l’adversaire, l’essor actuel du combat collaboratif (qui met en réseau en temps réel tous les moyens de détection et de frappe) dépend fortement des capacités spatiales… qu’il convient de savoir défendre. Celui qui prendra l’avantage sur l’espace prendra l’avantage sur l’ensemble du terrain militaire. À ce titre, la démocratisation de l’accès à l’espace présente un risque, car elle pourrait faciliter l’essor de nouveaux rivaux. On cite souvent l’adage militaire « qui tient les hauts, tient les bas ». Cela reste toujours vrai et on n’envisage plus une opération militaire sans le support des capacités spatiales. Toutefois il convient de relativiser cette idée reçue. Non, la guerre ne se gagne pas uniquement depuis l’espace mais AVEC l’espace, en adéquation avec le concept français connu sous l’acronyme M2MC « multimilieux et multichamps » (les milieux étant les espaces terrestre, maritime, aérien, extra-atmosphérique et cyber ; les champs recouvrant les espaces informationnel et électromagnétique). L’affirmation est d’autant plus réductrice que, comme le disait le général prussien Carl von Clausewitz, « la guerre est un caméléon qui change de nature à chaque engagement. »
8. Le risque de conflit nucléaire est élevé.
Thomas Gomart (E.10), directeur de l’Institut français des relations internationales.
VRAI Nous sommes entrés dans le troisième âge nucléaire. Pendant la guerre froide, les puissances dominantes s’étaient équipées d’arsenaux très importants et avaient mis en place un équilibre de la dissuasion. À partir des années 1970 a débuté une phase de désarmement nucléaire, qui s’est accélérée à la chute de l’Empire soviétique en 1991. La France a ainsi adapté ses moyens à l’état de la menace, selon le principe de « stricte suffisance ». Le troisième âge a débuté au cours des années 2000 avec la révélation des programmes nucléaires de l’Iran et de la Corée du Nord – qui s’inspirent des initiatives indiennes et pakistanaises de la décennie précédente. Nous sommes entrés dans une nouvelle période de prolifération nucléaire. La situation est extrêmement tendue avec la Corée du Nord. En dépit des négociations internationales, l’Iran cherche toujours à devenir à une puissance nucléaire. À cela s’ajoute la spécificité du comportement de la Russie. Moscou recourt à une rhétorique nucléaire explicite pour exercer un chantage auprès des pays qui soutiennent l’Ukraine dans son effort de légitime défense depuis février 2014 (et a fortiori février 2022). Une grande puissance, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, qui menace des pays dépourvus de l’arme nucléaire : cette attitude représente une rupture totale avec la grammaire dissuasive qui prévalait jusque-là. De ce point de vue, le risque d’un recours au nucléaire n’est pas à écarter.
9. La guerre de demain sera technologique.
Jérôme Bouquet (E.14), consultant en innovation et transformation, membre du groupement HEC Aérospatial défense & sécurité.
PAS UNIQUEMENT L’armée a toujours misé sur le levier technologique pour prendre un ascendant sur l’adversaire. N’oublions pas qu’Internet et le GPS étaient au départ des applications militaires, qui furent ensuite déclinées dans le monde civil. Les États investissent des montants colossaux pour développer des technologies et des équipements aux performances supérieures : avions, moyens de communication, satellites, missiles de précisions, sous-marins… dont les performances peuvent faire la différence. Une tendance se dessine. Le monde militaire cherche de plus en plus à utiliser des technologies issues du monde civil avec des applications immédiates. Je pense à l’intelligence artificielle, aux drones ou encore aux nano-satellites. Par exemple, le réseau Starlink d’Elon Musk offre un appui décisif de communication aux troupes ukrainiennes. Dans ce conflit, on voit les forces ukrainiennes, véritable armée « MacGyver », conjuguer des technologies militaires classiques (telles que l’artillerie) et des technologies du civil (applications digitales, drones). Plusieurs innovations pourraient révéler déterminantes dans le futur : missiles hypersoniques, armes à énergie dirigée, micro-drones, robots de combat, sous-marins autonomes… Il faudra tenir compte de l’accélération des évolutions technologies civiles et de leurs interconnexions avec le militaire. Toutefois, la guerre de demain ne sera pas que technologique. Elle se jouera aussi sur les capacités d’adaptation collective : l’état d’esprit et d’initiative, la culture de l’innovation, l’agilité intellectuelle et l’aptitude à se coordonner de façon souple et cohérente.
10. La guerre coûte cher, et elle ne rapporte rien.
Tomasz Michalski, professeur associé d’économie à HEC.
FAUX Si on considère les destructions et les pertes de vies humaines, un conflit direct entre deux parties constitue un jeu à sommes négatives. En soi, la guerre ne peut pas avoir d’impact économique positif. Toutefois, les préparatifs de la guerre ont pu conduire à des accélérations technologiques conséquentes. D’après certains chercheurs comme Philip T. Hoffman de l’université de Princeton (ou du California Institute of Technology ?) les rivalités militaires entre pays européens depuis le Moyen-Âge ont entraîné des progrès technologiques et des avancées scientifiques qui ont débouché sur les révolutions industrielles. De même, les deux guerres mondiales du siècle dernier ont vu naître et accélérer des inventions de premier ordre, de l’acier inoxydable à l’énergie nucléaire en passant par le radar. Des progrès ont également été réalisés dans des domaines comme les mathématiques (intégrale d’Itô) ou les statistiques. Certains auteurs tels que Enrico Moretti, Claudia Steinwender et John Van Reenen affirment que la recherche militaire pendant la guerre froide a stimulé la R&D du secteur privé dans les pays de l’OCDE. De ce point de vue, la chute du rideau de fer pourrait avoir contribué à ralentir la croissance de la productivité dans les économies développées à partir des années 1990. Le rebond actuel des investissements militaires (par nature non délocalisables), dans la cybersécurité, les technologies de l’information, l’aérospatiale, voire les armes lourdes, pourrait donner à l’économie mondiale le surcroît de productivité dont elle a besoin. À condition, bien sûr, d’éviter une guerre à grande échelle.
Published by Thomas Lestavel