D’un bac pro à HEC, son parcours est pour le moins atypique. Né sourd profond, Florian Meloux (X-HEC.20) a participé à la création de Keia, une start-up qui utilise l’intelligence artificielle pour traduire les écrits en langue des signes.

 

En France, 7 millions de personnes sont déficientes auditives. 450 000 d’entre eux parlent la langue des signes, 350 000 sont dans l’incapacité totale de parler. Nombreux sont ceux qui ne peuvent lire le français correctement. « La langue des signes est très différente du français au niveau de la grammaire ou de la syntaxe, explique Florian Meloux, 30 ans. C’est aussi une langue très visuelle. Les mots sont comme des images. En tentant de déchiffrer la mise en garde “Fumer nuit pour la santé”, une personne sourde peut comprendre qu’il ne faut pas fumer la nuit… »

En faisant apparaître un avatar 3D qui signe le texte d’un site web, la start-up Keia rend accessible le contenu en ligne pour les malentendants. Ce qui est bien utile quand on doit consulter les termes d’un contrat d’habitation ou les consignes à adopter en temps de Covid.

Cette difficulté de compréhension, les personnes sourdes y sont confrontées dès l’école. Une étude de la Drees datant de 2014 – les rapports chiffrés plus récents manquent sur le sujet – montre même que seulement 5 % des sourds poursuivent des études supérieures. Un problème d’accompagnement que Florian Meloux a rencontré à de multiples reprises dans son parcours. Lui qui voulait éviter de faire partie des près de 40 % de sourds au chômage a dû s’imposer son chemin de croix.

 

Un pied dans les deux mondes

Originaire d’Orléans, le jeune entrepreneur est né sourd profond de type III (perte supérieure à 110 dB). Il aura la chance, à ses 2 ans, de bénéficier d’un implant cochléaire, une technologie avancée qui transmet des impulsions électriques aux nerfs auditifs. « Je fais partie de la deuxième génération implantée avec cet appareil. » Ce dispositif, il n’en parle pas comme d’un miracle, mais plutôt comme d’un « outil » à apprivoiser. « Il faut apprendre à parler, il faut comprendre le français. C’est une charge mentale importante. J’ai eu de la chance, puisque je suis allée chez l’orthophoniste de mes trois ans à mes 18 ans, jusqu’à deux heures par semaine. » Aujourd’hui, Florian s’exprime avec la clarté d’un entendant.

Lors de son cursus scolaire, il fait l’expérience de ce qu’il appelle « les deux mondes ». Dans celui des entendants, accompagné pat des assistants scolaires, il reste bon élève jusqu’au collège. Cependant, il vit mal son internat au Lycée Rodin, dans le 13e arrondissement de Paris, aménagé pour les sourds et malentendants. « L’internat, l’adolescence… À l’époque, j’ai complètement foiré mon année. »

 

La langue des signes française est notre langue maternelle. Le français, c’est comme une LV2.

 

Il est dirigé vers un bac pro à l’Institut national de jeunes sourds dans le 5e, un somptueux établissement créé après la Révolution française, le premier du genre. Le lycéen a néanmoins l’impression « de vivre au ralenti. Il y avait un écart considérable avec le niveau des écoles classiques. » Il tente un retour en cursus général, refusé, par manque d’interprètes. Résigné, Florian s’ennuie, révise à peine son bac pro en production graphique, qu’il obtient toutefois sans peine.

Il refuse cependant d’abandonner ses rêves d’études et s’attaque à un BTS en management d’unités commerciales à Orléans. Un retour dans le monde des entendants qui fut « très dur pour moi. À l’époque, c’était beaucoup de travail et de mauvaises notes. C’est grâce au professeur principal que je me suis accroché. » Il enchaîne avec une L3 dans le digital à la fac d’Évry : une renaissance. Les professeurs utilisent davantage le visioprojecteur, ce qui permet à Florian de suivre les cours sans trop de difficultés.

C’est aussi de là que lui viennent l’idée de Keia et l’ambition de créer sa boîte. « J’ai visé HEC, parce que ça permet d’avoir un mindset, la discipline et le réseau. » Sa stratégie est alors d’entrer en Innovation Management des Technologies à la Sorbonne. « Aujourd’hui, je me demande encore comment j’ai fait pour arriver jusque-là alors que j’étais en bac pro il y a quelques années. »

En 2019, un décret oblige les organismes publics et les entreprises réalisant plus de 250 millions d’euros de chiffres d’affaires à rendre leurs services en ligne accessibles aux personnes handicapées. En 2021, juste après avoir obtenu son diplôme de HEC Paris, il rejoint Keia et aide au développement de la start-up en tant que commercial, aux côtés de David Ohana, un Coda (enfant entendant né de parents sourds) et de son cousin Emmanuel. Des entrepreneurs qu’il connaît depuis dix ans grâce à l’association Mains Diamant, qui avait notamment créé le premier dictionnaire de langue des signes française sur le web.

Contacté par le gouvernement, qui devient bientôt son client numéro 1, Keia remporte un appel d’offres en 2021. Son modèle B2B est alors déployé auprès de mastodontes comme Airbus, Thalès, ou encore la Macif. « Le carnet d’adresses constitué grâce au réseau d’HEC m’a aidé à entrer en contact avec certains de nos clients les plus prestigieux. »

 

Un travail de traduction titanesque

Le concept de Keia paraît simple. En théorie. Car dans la pratique, il mobilise de grands moyens techniques : des acteurs équipés des capteurs de mouvements, des heures passées à traduire chaque mot pour constituer un lexique… Des avatars numériques sont ensuite animés grâce au procédé de motion capture, « comme dans les jeux vidéo ».

Il reste ensuite à synchroniser les gestes et les mots, et à alimenter l’IA avec des phrases, sur le principe de machine learning qui fait tourner Deepl ou Google Traduction. Mais contrairement à la traduction français-anglais, il fait tout inventer. « Il n’existe pas de données sur la langue des signes. L’équipe de traducteurs est obligée de la créer, explique l’entrepreneur. C’est un travail colossal, pour lequel nous procédons par thématique. » Une fois le résultat obtenu, Keia fait expertiser ses contenus par l’Académie de la langue des signes française. La start-up, organisée à la manière d’une agence, emploie une quinzaine de traducteurs prestataires et une poignée d’animateurs 3D.

 

 

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Florian Meloux vise à terme un déploiement massif de sa solution sur le marché français, en s’inspirant de la société brésilienne Hand Talk, leader planétaire de la traduction en langue des signes. Sa société dégage aujourd’hui 170 000 euros de chiffre d’affaires. Mais surtout, il souhaite une « sensibilisation de la population. Parmi les amis que j’ai gardés du lycée, beaucoup sont hélas encore dans la galère, au chômage, et ne comprennent toujours pas ce qu’ils écrivent. Il faut que tout le monde sache que la barrière de la langue existe pour les sourds sur les contenus écrits. »

 

Photos ©Florian Meloux/KEIA

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