Fin du monde, fin du mois : l’exigeante équation de la filière agroalimentaire
Fin du monde, fin du mois, les acteurs de la filière alimentaire n’ont pas d’autres choix que de relever conjointement ces deux défis, en dépit des enjeux colossaux sous-jacents. La réalité du changement climatique est aussi tangible que la pression pesant sur les agriculteurs et les difficultés des Français à se nourrir, mais les solutions existent pour éclaircir ce sombre tableau. Surtout et c’est une autre bonne nouvelle, la mobilisation est générale, de l’amont à l’aval, pour collectivement concilier décarbonation et alimentation vertueuse pour tous.
Tels sont les enseignements encourageants des 6èmes Rencontres HEC Agroalimentaire qui ont eu lieu le 13 juin dernier à la maison des Chambres d’agriculture à Paris. Organisée en collaboration avec AgroParisTech Alumni, Kea & Partners et Cerea Partners, cet événement a donné la parole à des acteurs de grande qualité opérant dans tous les maillons de la filière et attiré plus de 180 décideurs. Synthèse de ce qu’il faut en retenir.
Une agriculture déjà en transition mais sous pression
Président de la FNSEA, Arnaud Rousseau rappelle que la filière agricole n’a pas attendu les pouvoirs publics pour opérer sa transition écologique, vivant chaque jour les conséquences du dérèglement climatique, dans un contexte pour le moins tendu : 400 000 exploitations en 2023 (contre 1 million il y a 50 ans), dont 100 000 avec un revenu annuel inférieur à 25 000 € ; 50 % des agriculteurs en retraite d’ici 10 ans, sans succession pour beaucoup ; rentabilité moyenne d’une exploitation inférieure à 2 % avec de gros capitaux mobilisés ; dégradation des sols ; standards de qualité demandés toujours plus hauts et intenables face aux produits importés ne répondant pas aux mêmes exigences.
« L’agriculture française a déjà beaucoup bougé en 15 ans, elle est même à la pointe de la décarbonation en Europe. (…) Elle a subi un électrochoc avec l’écologie politique et ses messages punitifs. On demande à la filière d’économiser 13 millions de tonnes de CO2 d’ici 2030, soit deux fois plus en 6 ans que ce qui a été fait en deux décennies. (…) Cela revient à grimper l’Everest par la face Nord. C’est un objectif très (trop ?) ambitieux engageant des coûts que la filière ne peut supporter seule. L’agriculture est une partie de la solution de décarbonation. Le faire de manière arithmétique sans mesurer la prise de risque ni le consentement du consommateur, ça ne marchera pas ».
Des injonctions contradictoires
Les difficultés de la filière sont aggravées par deux autres facteurs majeurs selon Anne Trombini, DG de « Pour une agriculture du vivant », qui se présente comme le tiers de confiance de la transition agricole et alimentaire vers un modèle régénératif. « Les agriculteurs reçoivent des injonctions contradictoires et les politiques publiques sont parfois déconnectées des cahiers des charges imposées par les industries alimentaires. (…) Les outils de décarbonation sont silotés par culture et par système : il y a une méthode pour l’élevage et d’autres pour la culture, qui ne se « parlent » pas entre elles. Cela ne permet pas de construire quelque chose de cohérent sur les fermes. »
Industriels et distributeurs : mesures concrètes et objectifs ambitieux
Si les agriculteurs ont retroussé leurs manches depuis longtemps, industriels et distributeurs sont pour certains déjà bien engagés dans cette transition environnementale. « Nous n’avons pas le choix, considère Christian Griner DG du groupe coopératif Even (Paysan Breton). A défaut, on perdra de la compétitivité et des parts de marché. »
Pour Carrefour, les objectifs sont ambitieux. Le distributeur annonce – 80 % d’émissions carbone sur son scope 1&2 avec un point d’étape à – 50 % dès 2030. Il porte ses efforts sur trois actions majeures : utilisation d’énergies renouvelables (100 % d’ici 2030), baisse de la consommation énergétique en magasins et entrepôts (- 27 %), réduction d’émission de CO2 sur les fluides réfrigérants (- 80 %). « Concernant le scope 3, nous avons signé un pacte avec les 100 plus grands industriels pour qu’ils s’inscrivent dans la trajectoire +1,5°C dès 2026 », complète Caroline Dassié, directrice executive marketing, MDD, data & clients.
Administratrice de Cofigeo (Zapetti, William Saurin, etc.) après en avoir été directrice générale adjointe, Bettina Aurbach (H.98) souligne les opportunités paradoxalement ouvertes par le contexte économique difficile depuis trois ans. « La hausse du prix de l’énergie a accéléré certains projets et rendu le retour sur investissement de la décarbonation plus rapide. Nous travaillons sur un mix énergétique plus vertueux, sur la réduction de nos consommations et la mise en place de boucles de récupération de chaleur dans nos usines. Cette dernière solution représente des investissements significatifs pour une entreprise comme Cofigeo (40 M€ d’investissement), mais on sait qu’elle est efficace ».
En faisant le choix de diversifier les recettes des plats cuisinés en y réduisant la quantité de viandes ou de panacher du bœuf avec du porc, Cofigeo active d’autres leviers vers la transition tout en limitant la hausse des prix. « 80 % de nos émissions de CO2 sont liées à nos matières premières, on a donc besoin de collaborer avec l’amont », ajoute Bettina Aurbach.
Pour une entreprise spécialisée dans le végétal comme Hari&Co, l’équation est plus simple à résoudre, car son impact sur la décarbonation de la filière alimentaire est directement lié à sa croissance. « Une boulette de falafels émet 20 fois moins que son équivalent en bœuf », affirme Emmanuel Brehier, DG et co-fondateur. Raison pour laquelle la jeune PME étend ses gammes pour couvrir tous les besoins sur le cœur de repas et l’apéritif, avec un souci de praticité et de variété pour le consommateur.
Un consommateur contraint et pétri de contradictions
Alors même que les acteurs de la filière multiplient les efforts et les investissements pour se décarboner et nourrir la population de manière plus vertueuse, les Français peinent à répondre présents, faute de moyens. « Je suis effaré que l’alimentation ne soit pas considérée par l’INSEE comme un besoin contraint, c’est pourtant une réalité », peste Florian Delmas (E.16), chiffres à l’appui. Selon le CEO du groupe Andros, 19 % des Français sont en précarité alimentaire, 25 % ne savent pas bien se nourrir la dernière semaine du mois et, en 2030, 50 % de la population aura un déficit nutritionnel récurrent tous les jours, sinon ponctuel au moins une fois par semaine.
Emmanuel Fournet de NielsenIQ et Dominique Levy-Saragossi du cabinet de conseil George(s) rappellent que le Covid et l’inflation (+18 % sur deux ans sur les PGC) ont durablement changé le comportement des consommateurs. « Les Français considèrent qu’ils peuvent vivre mieux sans dépenser plus, travailler moins pour garder plus de temps pour eux et trouver des moyens de consommer plus malin. (…) La manière de gérer leur budget quotidien n’est plus un sujet tabou, ils en discutent même volontiers. »
Un constat partagé par Caroline Dassié de Carrefour : « La pénétration des 1ers prix a augmenté dans tous les foyers, y compris les CSP+. (…) 40 % des clients Carrefour se sont inscrits pour profiter des paniers anti-gaspi TooGood ToGo. »
Plus contraints et plus malins dans leurs achats, bon nombre de Français font désormais fi de leurs convictions citoyennes. « Ils sont 80 % à vouloir mieux consommer pour la planète, mais 41 % d’entre eux choisissent leur enseigne en fonction du prix. Beaucoup rêveraient d’acheter bio ou végétal mais ils ne peuvent pas », selon Caroline Dassié.
Mais il serait contre-productif de culpabiliser les consommateurs, surtout après les privations entraînées par la succession des crises du Covid et de l’inflation, prévient Dominique Levy-Saragossi. Survenues après la crise des gilets jaunes et combinées à la crise climatique, celles-ci forment « une tempête parfaite » bousculant toutes les certitudes. Sous contrainte financière, les Français veulent se faire plaisir tout en se préoccupant de leur santé et de l’environnement. Ils agissent , arbitrent et consomment en conséquence. La recherche de goût et de plaisir, les produits boosters d’énergie, le snacking, l’apéritif et les produits ethniques sont autant de tendances porteuses sur lequel il faut s’appuyer pour orienter « au passage » l’alimentation vers une consommation plus durable.
Redonner de la valeur à l’alimentation et éduquer le consommateur
Faire supporter le prix de la décarbonation aux consommateurs parait aujourd’hui difficile. « 56 % des foyers ne sont pas forcément d’accord pour payer plus cher un produit plus équitable ou respectant l’environnement, affirment Emmanuel Fournet et Dominique Levy-Saragossi. Les Français ne comprennent pas pourquoi ils devraient encore fournir des efforts. Ils sont 92 % à juger qu’ils donnent déjà beaucoup. »
Et selon Dominique Levy-Saragossi, nos concitoyens considèrent que les distributeurs font aussi leur part d’efforts, contrairement aux marques. Ils attendent aussi de l’aide des pouvoirs publics. Une demande qui coïncide avec les convictions de Julien Denormandie : « Il faut mettre en place une politique sociale pour garantir qu’il n’y ait pas deux alimentations différentes et résoudre les problèmes de fin de mois. »
Mais pour l’ex-Ministre de l’Agriculture, comme pour la majorité des participants de ces 6e Rencontres, il est aussi urgent de redonner plus de valeur à l’alimentation. « C’est une honte d’en arriver à vendre un produit bio ou décarboné au même prix que le conventionnel, car c’est faire le jeu de l’opposition entre fin du monde et fin du mois. On ne peut privilégier l’une par rapport à l’autre, il en va de notre survie », considère Julien Denormandie.
« Ce qui a de la valeur ne se jette pas »
Pour Julien Denormandie, intervenu en introduction, il est possible de faire machine arrière., en améliorant le rapport de confiance, en travaillant sur plus de transparence, plus d’éducation et de pédagogie.
C’est aussi l’avis de Romain Faroux, COO de la Ferme Digitale, qui regroupe 150 membres assurant la promotion du numérique au service d’une agriculture performante et durable. Il va même plus loin suggérant la mise en place d’un service agricole pour que nos concitoyens prennent conscience de la valeur des produits agricoles. Inspirant à l’heure où les bras manquent dans les champs.
« Il faut réapprendre à nos enfants ce qu’est l’alimentation et comment la cuisiner (…) Notre rôle est aussi d’accompagner les clients qui sont perdus en les aidant à recomposer leur assiette vers davantage de végétal, sans pour autant l’opposer à la protéine animale », abonde Caroline Dassié chez Carrefour.
Cette stratégie a déjà fait ses preuves chez Sodexo, qui, grâce à de la pédagogie alliée à la créativité de ses Chefs, à l’expertise de ses diététiciens et à la qualité des recettes, sert déjà pres de 25 % de repas végétariens. Pour Marc Plumart, directeur croissance et performance commerciale du leader de la restauration collective, éduquer et redonner de la valeur à l’alimentation est aussi le meilleur moyen de limiter le gaspillage alimentaire, qui pèse jusqu’à 30 % dans l’empreinte carbone de la filière : « Ce qui a de la valeur ne se jette pas ». Si vrai…
La nécessaire transparence ne concerne pas seulement les coûts, elle s’applique aussi à l’origine des ingrédients selon Emmanuel Brehier (Hari&Co). Lequel met en avant la démarche du Collectif en vérité militant pour le déploiement de l’OrigineScore. Objectif de ce logo, responsabiliser le consommateur face à ses choix, en espérant que ce soit au bénéfice des marques soutenant les agriculteurs français.
50 000 agriculteurs ciblés en Filières qualité Carrefour
A ce titre, Carrefour est exemplaire avec 12 000 agriculteurs partenaires. Le distributeur revendique 35 % des contrats de filières sur le marché mais veut aller encore plus loin. Il ambitionne d’en intégrer 50 000 et de favoriser les contrats à plus long terme. La volonté est aussi de s’approvisionner en fruits & légumes à moins de 50 km des magasins.
Ces liens étroits entre amont et aval ne sont évidemment pas l’apanage des distributeurs. Ils sont l’essence même du modèle coopératif, comme Even avec ses 1 000 producteurs laitiers, ou au cœur du développement de jeunes entreprises comme Hari&Co. Laquelle a contribué à la création de filières légumineuses pour fabriquer ses plats végétaux.
« C’est gagnant pour tout le monde, se félicite Emmanuel Brehier. La culture des légumineuses est très vertueuse pour régénérer les sols. En achetant toute leur récolte aux agriculteurs, nous leur assurons un débouché et sécurisons nos approvisionnements pour un impact positif sur la planète ».
Preuve qu’il faut être optimiste sur la mobilisation des industriels, Bettina Aurbach nous apprend que le groupe Cofigeo travaille sur le retour de la tomate française industrielle pour alimenter son site de Camaret (84). « Cette culture a connu une époque glorieuse où un « tomatoduc » reliait les champs à l’usine ».
En route vers plus de collectif et la troisième révolution agricole
Si ces contrats filières constituent une solution pertinente pour réussir collectivement la transition agroécologique, ils ne sont pas suffisants, d’autant qu’agriculteurs comme industriels tiennent à garder une certaine autonomie. Pour la DG de « Pour une agriculture du vivant », il faut revoir le modèle afin de fédérer plus efficacement tous les acteurs de la chaîne alimentaire et répartir les coûts de la décarbonation, les agriculteurs ne pouvant supporter seuls le coût de la transition.
« Agronomie et économie marchent ensemble, mais il faut construire à partir des contraintes de l’amont et non des injonctions de l’aval, car l’enjeu principal de la filière est bien la capacité des sols à produire encore demain, alerte Anne Trombini. Grâce à notre travail avec les scientifiques et des outils dédiés, nous remettons la connaissance agronomique au cœur des pratiques agricoles. Nous les partageons à l’échelle territoriale à l’ensemble des agriculteurs, à l’image de ce qui en cours de construction dans les Hauts-de-France. »
Dans cette région, l’objectif de l’association est d’embarquer 5 000 agriculteurs, producteurs de céréales, cultures d’industrie ou éleveurs dans la transition agroécologique grâce à une nouvelle proposition de valeur technique et financière collective qui engage l’ensemble des partenaires de la ferme. « Un tel collectif permet d’embarquer aussi les acteurs publics et privés pour répartir les contributions financières. C’est très encourageant. », se félicite Anne Trombini.
Produire mieux avec moins
Avec la dégradation des sols, les aléas climatiques, la nécessaire décarbonation dans un cadre de coûts contraints, le futur de l’agriculture sonne comme une évidence : produire mieux avec moins. C’est ce que Julien Denormandie et Florian Delmas nomment la troisième révolution agricole.
La seconde, impulsée à la Libération et sous l’influence des méthodes américaines, était celle du productivisme, reposant sur trois piliers : la chimie, la mécanique et la génétique.
Dans cette troisième révolution, la génétique reste clé, mais devient 3.0 grâce à l’intelligence artificielle et à l’exploitation des datas liées aux semences. « C’est fondamental si l’on veut trouver des solutions aux stress climatiques sans avoir recours aux OGM », considère Florian Delmas.
En version « augmentée », la génétique doit désormais s’associer non plus à la chimie et à la mécanique, mais au vivant et à la robotique afin de développer une agriculture de performance. « Durant plus de 50 ans, le discours a été bâti sur la mort : les agriculteurs tuent le sol, les animaux, polluent l’eau. Il est temps de remettre enfin de la vie, assène Florian Delmas. Nous avons besoin d’injecter de la science et de l’agronomie au service d’entrepreneurs et d’artisans du vivant ».
Les convictions du brillant CEO d’Andros ont sans surprise déjà pris corps au sein de l’entreprise familiale qu’il dirige, avec des résultats significatifs : « Grâce à la robotique, avec notamment 28 machines qui récoltent les fruits, et à la sélection variétale, nous avons gagné en productivité et minimisé les intrants. Nous avons aussi replanté des fruits qui avaient disparu et en taillant différemment les arbres, nous avons amélioré les rendements. »
Pour l’auteur du livre Planète A – Plan B (en 2020), la réussite de cette révolution agricole nécessite de s’inscrire dans le temps long et de changer certaines mentalités : « La finance doit servir l’agriculture et non plus la driver ». A bon entendeur…
Patricia Bachelier, Hubert Lange (H.90), Frédéric Milgrom (H.92)
Published by La rédaction