Le 27 septembre dernier avait lieu la troisième édition du workshop académique “Firms & Cities”, organisé par Tomasz Michalski et Eric Mengus, professeurs d’économie à HEC. Gilles Duranton était convié pour présenter ses travaux récents en tant que keynote speaker. L’occasion pour le chercheur de revenir sur son parcours depuis les bancs de HEC et la constitution de l’économie urbaine comme champ de recherche autonome.

Pouvez-vous retracer votre parcours depuis HEC ?

Après la classe préparatoire, intégrer HEC m’a permis de consacrer du temps à explorer mes goûts et passions personnelles en suivant d’abord une licence d’Histoire à la Sorbonne puis un DEA en économie, parce que je ne m’imaginais pas devenir historien et en même temps il était trop tôt pour moi pour rejoindre le marché du travail.

Une chose en amenant à une autre j’ai commencé mon doctorat et nous étions plusieurs à avoir entamé une carrière académique après HEC. J’ai découvert à ce moment là que l’économie me plaisait véritablement, même si je n’étais pas forcément à l’aise avec la pratique qu’on en avait au laboratoire Delta, maintenant transformé en la Paris School of Economics. L’approche était très théorique et mathématisée, d’où mon départ à la London School of Economics pour ma thèse, me dégageant aussi par la même de mes obligations militaires d’alors ! Je me suis profondément intéressé aux villes, au développement urbain, aux transports, aux logements, à l’immobilier mais cela n’était pas un champ de recherche établi en Europe et encore moins en France donc j’ai également consacré du temps à des sujets comme la croissance et le développement technologique. Mes travaux m’ont permis d’obtenir un emploi de professeur assistant à la LSE.

Là-bas s’est constitué un groupe d’économistes géographes, je m’y suis bien plu et je suis resté assez longtemps ! Notre pratique de la recherche était marginale en sciences économiques mais le dialogue avec le département de géographie nous plaçait au centre de l’institution londonienne. Avec la venue au monde de mes enfants, j’ai quitté Londres pour l’Amérique du Nord. Après avoir passé un moment à Toronto, la Wharton Business School m’a fait une offre d’emploi très attractive, me permettant de développer des activités de recherche à plus grande échelle. Cela fait maintenant 12 ans que j’y enseigne, et je profite de l’année sabbatique accordée cette année pour aller à Madrid rendre visite mon collaborateur historique Diego Puga.

Votre formation initiale à HEC vous a-t-elle aidé dans votre approche de la recherche ?

Je rejoins Diego parce que j’ai toujours travaillé avec des gens avec qui j’ai des relations très longues comme Diego Puga, Laurent Gobillon ou Pierre-Philippe Combes. Ensemble, nous avons constitué l’économie urbaine comme champ de recherche autonome. Les problématiques nous précèdent : le déclin urbain dans les années 60 aux Etats-Unis est un sujet canonique en sciences sociales. C’est par ailleurs un sociologue de formation qui a un jour écrit un modèle économique de ville avec un centre d’attraction permettant de comprendre les liens entre la demande de logement, l’emploi, les rentes foncières et dont la solution mathématique très élégante s’est révélée assez féconde. Le champ s’est redéveloppé au début des années 90 avec des interrogations davantage régionales que spécifiquement urbaine, autour de Paul Krugman.

Ce sont les travaux empiriques avec un focus urbain développés par Ed Glaeser à Harvard qui m’ont inspiré au commencement. Avec mes trois ou quatre compagnons de route nous nous sommes dits que nous allions investir ce champ. C’était un pari mais nous y avons été encouragés. Cela renvoie à la devise de HEC finalement : il fallait oser ! Historiquement il y avait très peu de données dans ce qu’on faisait, les travaux étaient basés sur des modèles permettant de rationaliser certaines observations concernant les structures urbaines. Naturellement, en tant qu’économiste, nous y étions beaucoup plus ouverts que les géographes : notre contribution a été de nous intéresser davantage au général qu’au particulier. Nous étions une vingtaine aux premières conférences et celles de l’Urban Economics Association réunissent aujourd’hui quatre cents personnes : nous sommes très contents de voir que le champ est effectivement fécond.

Vous participez à un workshop d’économie urbaine organisé aujourd’hui même par Thomasz Michalski et Eric Mengus, auquel vous donnez la keynote speech. Pouvez-vous nous parler des travaux que vous présentez ?

Le renouveau de l’économie urbaine s’est constitué en partie grâce à la disponibilité des données administratives, qui ont permis à beaucoup de travaux sur les bénéfices de l’agglomération de se faire. Ont suivi les données satellitaires, aussi riches en ouverture de perspectives, toutes les données qu’on récupère sur internet et des nouvelles méthodes comme le machine learning et l’intelligence artificielle. Ces dernières nous aident à lire des cartes anciennes, à fouiller les archives. Aujourd’hui je présente notre travail de numérisation de la première carte de la France entière, dite carte Cassini.

La famille Cassini y a contribué sur trois générations. Les cartes militaires sont aussi très détaillées et permettent de répertorier chaque maison, chaque champ, chaque forêt. C’est une source d’information extraordinaire qu’on pourrait combiner en plus avec les recensements. Nous avons bénéficié des très grands progrès en vision par ordinateur et du fait que les historiens avaient aussi manuellement effectué une grande partie du travail pour constituer un échantillon d’entraînement afin d’extraire toute l’information possible sur le bâti et l’utilisation du sol. Nous sommes désormais en mesure de comparer l’utilisation du sol en 1860 et aujourd’hui. Une donnée marquante reste que le bâti ne représente toujours pas plus de 1% du territoire ! Cela n’empêche pas de constater une divergence urbaine importante entres certaines villes qui se sont beaucoup développées et ont absorbé les autres à travers le temps, visuellement ce sont des taches qui s’étendent et fusionnent, et à l’inverse certaines petites villes se résorbent et peinent à être encore qualifiées d’espace urbain. L’hétérogénéité dans la taille des villes s’est considérablement accentuée dans le temps.

Cela faisait plus d’une vingtaine d’années que vous n’étiez pas revenu à HEC. Vous avez consacré ce temps à explorer les mystères de l’agglomération, un mot sur la localisation particulière de HEC vis-à-vis de Paris ?

Je n’avais pas de voiture lorsque j’étais étudiant à HEC ! C’est toujours aussi loin de Paris mais c’est une histoire très française qui s’est répétée plusieurs fois depuis. Il y avait une idée qu’effectivement HEC était un peu à l’étroit dans le centre de Paris, boulevard Malesherbes, et donc il y a eu un projet de délocaliser les lieux pour croître. Quelques freins à la coordination, notamment dus à la multiplicité des acteurs (Polytechnique dépend par exemple du ministère de la défense) ont fait que HEC est restée très isolée géographiquement, ce qui en effet défie les lois de la densité. Malgré cela je me souviens qu’il y avait quand même un passage continu de personnalités de premier plan. Je me souviens d’avoir vu sur le campus Charles Pasqua qui était ministre de l’Intérieur, Henri Krasucki qui était le secrétaire général de la CGT et eut quand même le courage de venir malgré les colibets… il y avait une vraie communauté qui vivait autour de HEC et vu les photos dans les couloirs la direction a su conserver cet esprit des lieux.

Laure ARCIZET

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