Entrée au gouvernement en octobre, Emmanuelle Wargon (H.92) a été récemment nommée par le président de la République pour animer le grand débat. Le 20 février dernier, nous avons suivi cette diplômée HEC au cœur de la consultation nationale.

Emmanuelle Wargon quitte le ministère en voiture

Atmosphère figée dans la cour du ministère de la Transition écologique et solidaire en ce matin gris de février. Tous attendent la secrétaire d’État. Tous, ce sont le garde du corps debout les mains jointes, le chauffeur qui patiente derrière le portail, moteur en marche (pas très écolo…), et Maïlys, jeune recrue issue du milieu associatif. Emmanuelle Wargon apparaît furtivement dans la cour. La voiture démarre, la portière droite claque : Olivier, le conseiller presse, vient de s’engouffrer à l’intérieur sans quitter son iPhone des yeux.

Une minute plus tard et nous sommes sur le boulevard Saint-Germain, direction le périphérique, à bord de la « voiture suiveuse ». Olivier me rappelle le contexte du déplacement : dans le cadre du grand débat, Emmanuelle Wargon est chargée des relations avec le monde associatif et la société civile. Hier, elle est allée à la rencontre des Restos du coeur ; aujourd’hui, elle va débattre avec des personnes accompagnées par Emmaüs, à Montreuil.

Emmaüs Alternatives, Montreuil, 9h35

Devant la porte du local, le président d’Emmaüs Alternatives, Nicolas Bluche (H.73) l’attend. Elle ne s’en doute pas, mais c’est aussi un diplômé d’HEC. À vingt ans près, ils auraient pu être dans la même classe. La petite troupe ministérielle pénètre dans la salle de l’accueil de jour, où une trentaine de personnes, de nationalité étrangère pour la plupart, terminent un petit déjeuner hétéroclite (morceaux de gruyère, quartiers d’orange, beignets…). On n’a pas attendu la secrétaire d’État pour commencer et on n’est d’ailleurs pas vraiment impressionné par son arrivée. Elle serre la main de chacun : « Je viens pour vous écouter, pour que vos idées comptent, même si vous n’allez pas en mairie pour participer au débat. » Elle rappelle les quatre thèmes de la consultation : écologie, démocratie, dépenses et fiscalité, et services publics.

Première intervention, d’un cultivateur de maïs venu de Tunisie en 2012 : « Il y a pas de boulot, je suis dans la merde parce que je ne peux pas travailler – Mais vous avez des papiers ? s’enquiert la ministre – Pas tellement… » Tout le monde rigole. Emmanuelle Wargon tente de structurer le débat : « Vous voulez peut-être qu’on discute des motifs de régularisation ? » La réaction est immédiate : « Donner des papiers permet de lutter contre le travail au noir et l’exploitation par les patrons. – À 30 euros par jour, surenchérit un autre, c’est pas des patrons, c’est des négriers ! » Une femme congolaise explique qu’une erreur administrative bloque sa régularisation depuis deux ans. Accoudée sur la table, Emmanuelle Wargon écoute avec attention, explique qu’il ne lui est pas possible d’aller contre les décisions de justice. Mais, pour les difficultés administratives, son ministère peut appuyer les demandes en « ramant dans le même sens ». Métaphore pas très optimiste.

Un grand Serbe fait sensation en présentant à la ministre un petit objet en métal. Il le met dans sa bouche et un incroyable gazouillis d’oiseaux retentit à travers la pièce. Un appeau. Surpris, les participants éclatent de rire. Emmanuelle Wargon reprend avec douceur : « Et vous, par exemple, vous ne souhaitez pas retourner en Serbie ? – Non, là-bas, les salaires, c’est 200 euros par mois. On ne peut pas faire vivre sa famille avec ça. » Suivent les exposés d’autres cas personnels, qui nous plongent dans le quotidien de la misère : « je ne peux plus acheter les couches pour mon fils », « j’ai travaillé douze heures par jour et mon employeur ne me paie pas ce qu’il me doit », « le 115 (numéro d’urgence) ne répond jamais, ils sont vulgaires et méchants ».

« C’est difficile pour moi de répondre à des situations individuelles si délicates »

D’autres propositions ont une portée plus générale. Un participant prône la libéralisation de la solidarité : « Le secteur privé amènera son pouvoir financier. Ça cassera les liens malsains qui peuvent exister entre les associations et le pouvoir politique. On arrive au bout d’un système ! » Enfin, nous découvrons qu’un adjoint au maire de Montreuil est dans la salle. Il propose que l’on crée des « hackers républicains, dont le rôle serait de sauter par-dessus les barrières administratives ». Emmanuelle Wargon prend note et recommande de lui envoyer un écrit avec un peu de détails.

Il est temps de conclure, mais pour beaucoup, c’est surtout le moment de remettre leurs dossiers, formulaires de demandes d’asile, dans l’espoir d’un coup de main. L’un d’eux, T-shirt Ferrari et sourire malicieux, demande un selfie à côté de la ministre : « Attention, c’est un dragueur, celui-là ! »

Chantier de réinsertion Emmaüs. Montreuil. 10h50

Étape suivante : la visite d’un « chantier ». Un hangar immense où s’affiche en grand le portrait de l’abbé Pierre jeune, sur fond jaune canari. À l’intérieur, des dizaines d’employés en réinsertion trient, nettoient, retouchent et réparent ce qui sera mis en vente dans la boutique attenante. Ce sont eux que la ministre vient voir. Ici, l’ambiance est tout autre qu’à l’accueil de jour. Les salariés sont réunis dans une grande salle de réunion claire et récente. L’assistance est plus jeune, et parle en général bien le français.

Emmanuelle Wargon installe le débat et se montre plus ambitieuse : « L’objectif est qu’on sorte avec deux ou trois idées que je pourrai présenter au président de la République. » Malgré tout, la discussion commence par un cas particulier, celui d’une jeune femme qui accomplit son service civique chez Emmaüs. « Notre salaire est trop bas et on ne touche pas la prime d’activité. » Tentative immédiate pour rectifier la trajectoire : « Au-delà de votre situation personnelle, quelles idées vous viennent en tant que citoyens pour améliorer les choses ? »

L’assistance sèche, la ministre hasarde : « Par exemple, sur les impôts ou sur le vote blanc ? » « Le vote blanc, on est pour. » Assentiment général. Emmanuelle Wargon, en maïeuticienne du grand débat, tente de les faire aller plus loin : « Mais qu’est-ce que vous voulez faire précisément, à part les comptabiliser ? Est-ce qu’il faut annuler les élections à partir d’un certain seuil ? Sinon, ça ne sert qu’à abaisser la légitimité des élus. » On ne sait pas trop.

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Finalement, c’est la directrice générale d’Emmaüs Alternatives, Catherine Di Maria, qui formulera la première proposition concrète. Elle remet à la ministre un dossier pour la création d’un fonds pour le réemploi : « 60 millions d’euros qui serviront à financer les ressourceries et autres lieux de l’économie circulaire où se crée un nouveau mode de vie écologique et convivial. » Proposition enregistrée, dossier pris. Mais Emmanuelle Wargon est venue pour parler aux salariés.

À plusieurs reprises, elle tente d’orienter la discussion sur des sujets environnementaux. En vain : on embraye chaque fois sur les difficultés personnelles avec la CAF, la baisse des APL (« Il faudra qu’on se repose des questions là-dessus », concède-t-elle), les salaires qui sont trop bas… Un participant suggère d’augmenter les amendes aux entreprises qui ne respectent pas les quotas handicapés : « Il faut leur prendre 50 % de leurs revenus ! — Ça risque de faire beaucoup… »

« c’est important de montrer qu’on va chercher la parole de ceux qui ne s’expriment pas souvent dans l’espace public. »

Pas facile, la démocratie directe, surtout quand on ne veut pas faire de promesses en l’air. Mais on a visiblement apprécié son écoute sincère et c’est sous les applaudissements qu’elle quitte la salle.

Ministère, Paris, 12h40

Retour au ministère. Depuis 2007, ce dernier est installé dans l’aristocratique hôtel de Roquelaure. Ancienne résidence de l’archichancelier Cambacérès, il a vu passer toute la noblesse d’Europe, dans ses salons aux fines dorures XVIIIe siècle. Un style qui tranche avec les quartiers d’Emmanuelle Wargon, auxquels on accède par un escalier en PVC qui résonne comme dans un hôpital. Le bureau est spacieux, lumineux, avec un mobilier moderne rouge vif – pas de feuille d’or à l’horizon.

Fonction oblige, il est richement pourvu en plantes (avec un beau philodendron, plante aux vertus dépolluantes hautement symboliques, à l’entrée). Sur la grande table en verre, une assiette de fruits sous cellophane, une pile de journaux au sommet de laquelle trône Le Canard enchaîné. « Cette pile, c’est le semi-lu, dit-elle en souriant – j’aime bien lire le journal et pas seulement les revues de presse. C’est important pour moi de ne pas voir passer que les sujets qui concernent directement le ministère. » Parlons-en.

Bureau de la secrétaire d’État, 12h50

Qu’a-t-elle pensé des échanges de ce matin ? « C’est difficile pour moi de répondre à des situations individuelles si délicates. Comment cette dame seule avec enfants peut-elle se retrouver à devoir 12 000 euros à la CAF, par exemple ? C’est insensé. Cela signifie que l’administration s’est trompée pendant des années ! Quand, il y a quelques semaines, une personne dans le 15e arrondissement de Paris m’a interpellée sur le seuil de l’IFI (« 1,3 million de patrimoine, on y arrive vite ! »), j’avais une réponse. Mais là… On va essayer de faire ce qu’on peut pour décoincer certaines situations. »

Mais qu’est-ce que ces exposés de cas individuels peuvent apporter au grand débat ? « D’abord, c’est important de montrer qu’on va chercher la parole de ceux qui ne s’expriment pas souvent dans l’espace public. Aller à la rencontre des gens, c’est toujours utile pour mieux comprendre la réalité. Après, il y a tout de même eu quelques idées sur le vote blanc, la prime d’activité ou l’évasion fiscale. Sur ce dernier point par exemple, je vais en tirer quelque chose pour la synthèse : nous avons l’impression d’agir beaucoup sur le sujet, mais il faudrait sans doute qu’on le fasse plus savoir, qu’on affiche clairement une tolérance zéro. »

Bureau simple d'Emmanuelle Wargon secrétaire d'État à la transition écologique

Et l’écologie ? Elle arrive à en débattre ? Par exemple, sur la plateforme Twitch où elle est intervenue hier ? « Je veux bien entendre qu’on ne va pas assez vite, mais il faudrait d’abord se mettre d’accord sur ce qu’on fait et sur ce qu’on ne fait pas en réalité. Et puis il faut aussi agir au niveau individuel d’une part, en tant que salarié et consommateur, et au niveau des communautés locales d’autre part, s’impliquer dans des associations de jardins partagés, demander à sa mairie d’accueillir des AMAP… On me dit que ce discours est une manière de se défausser et que c’est aux pouvoirs publics de prendre en charge le sujet. C’est peut-être vrai… L’État doit jouer son rôle. Mais je crois que ces deux autres échelons sont très importants. »

Je l’interroge sur l’échelon HEC et sur le rôle qui devrait être celui de l’école de commerce de référence dans la transition écologique. « Sa mission devrait être cracker l’évolution du capitalisme. C’est énorme, mais c’est vraiment là où on a besoin d’HEC. Parce que les dirigeants de banque ont beau dire : l’argent est encore investi dans des logiques court-termistes aujourd’hui.

Tant qu’on ne parviendra pas à faire évoluer les règles d’allocation des ressources, les entreprises ne prendront en considération que les seuls risques. Mais les critères de civisme, continueront à ne pas jouer dans les prises de décision des dirigeants. Quand je travaillais pour Danone, j’ai collaboré avec le centre SnO de Rodolphe Durand (H.93) et Bénédicte Faivre-Tavignot (H.88). Avec ses activités de recherche et d’enseignement, HEC a les moyens de faire avancer l’économie vers le capitalisme d’après. D’ailleurs, c’est l’ambition affichée de l’école, donc allez-y, just do it ! »

Ministère, 14h30

Une chose est sûre, ce n’est pas dans un but de communication qu’Emmanuelle Wargon a accepté une rencontre filmée avec les initiateurs du Manifeste étudiant pour un réveil écologique. En fait, les caméras auraient même plutôt tendance à l’agacer. Il faut dire que l’équipe vidéo a envahi son bureau d’éclairages et de micros, et n’a pas fait dans la discrétion. Les trois étudiants s’installent. « Je suis contente d’avoir ce premier échange avec vous aujourd’hui, mais on pourra se revoir, avec ou sans HEC Alumni et ses projecteurs. » Ouch ! Marion (H.22), Corentin (X) et Matthieu (H.19) font partie de l’équipe organisatrice du manifeste et expliquent leur ambition. Là encore, Emmanuelle Wargon, cahier en main, écoute, questionne avec attention et une bienveillance sincère.

« C’est super, ce que vous faites. Maintenant, dites-moi comment le ministère pourrait vous aider. » La réponse est inattendue : « Je ne pense pas que vous puissiez nous aider. En fait nous venons plutôt pour l’inverse : savoir comment nous, nous pourrions aider le ministère. On voudrait comprendre les obstacles qui empêchent une action politique d’envergure. Est-ce que ce sont les lobbies qui bloquent, comme le disait Nicolas Hulot ? »

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La secrétaire d’État plonge les yeux dans son cahier, et prend le temps de réfléchir : « Je pense que le blocage vient d’abord d’un système de pensée qui n’a pas encore fait sa révolution Ensuite, la transition écologique, ça coûte cher et comme les impôts sont déjà élevés, on a peu de marge de manœuvre. Enfin, faire la transition écologique, ça ne sera pas confortable : il faut accepter de changer nos modes de consommation, mais aussi accepter d’être plus directif vis-à-vis de tous les acteurs économiques. Or ils ont tous une raison de dire “oui, mais” : “oui, mais si vous prenez cette mesure au plan national seulement, ça va pénaliser les entreprises françaises”. Pour être ambitieux, il faut prendre des décisions difficiles à faire accepter. »

Surprenant aussi pour la ministre, le constat très sombre dressé par les étudiants sur la quasi-absence de l’écologie dans les cours de management à HEC et dans les autres grandes écoles Petit à petit, la discussion évolue en séance de brainstorming où la contribution de la secrétaire d’État est au même plan que celles des étudiants : « Et si vous conceviez un petit document avec les 10 questions qu’il faut poser à un employeur avant de signer ? Pour l’éducation, ce serait formidable que vous vous organisiez pour faire des missions de sensibilisation partout en France. » « Ce qu’on aimerait surtout, répond Corentin, c’est un tronc commun “écologie” dans l’enseignement supérieur qui apprenne aussi aux étudiants à faire passer passer le message. Pour transmettre une maladie, il faut une bonne quantité de gens contagieux. » Le mot l’amuse. « On trouvera une autre métaphore. »

Sénat, service de presse, 15h45

On nous avait prévenus : Emmanuelle Wargon doit intervenir à 16 h dans un débat sur l’hydrogène au Sénat, mais l’horaire peut varier en fonction de ce qui le précède dans l’agenda. À mon arrivée, les sénateurs sont en pleine discussion sur le désenclavement des territoires. Mon hôte du service presse me le confirme : il y a le temps. Comme l’ambiance est calme (« C’était autre chose pendant l’affaire Benalla ! »), il me conduit au travers du palais du Luxembourg vers la buvette des journalistes, où l’on sert l’expresso le moins cher de Paris (40 centimes). En chemin, il salue un employé du nettoyage : « Tiens, voilà le garde des seaux ! » Je guette sur les écrans de télévision la fin du désenclavement et l’arrivée de l’hydrogène. Une heure se passe sans Emmanuelle Wargon.

Emmanuelle Wargon sur les bancs du sénat

Hémicycle du Sénat, 16h50

Loi sur le désenclavement votée ! Emmanuelle Wargon a pris place sur le banc des ministres et le débat sur l’hydrogène commence. Il doit durer une heure, avec des temps de parole bien réglés : dix minutes pour le groupe politique à l’initiative de la discussion, quarante minutes réparties entre les autres groupes, et dix minutes pour la ministre.

Dix minutes. Là encore, son rôle va donc consister principalement à écouter. Écouter un débat fort peu passionné du reste, car, devant la vingtaine de sénateurs et sénatrices présents, les orateurs sont globalement tous d’accord sur le constat principal : l’hydrogène est une des clés de la transition vers des énergies propres. Les seuls sujets polémiques concernent l’ampleur de l’investissement public qui lui est consacré, trop faible pour certains. Ils interpellent la ministre, dont le visage apparaît furtivement sur les écrans de l’hémicycle, prenant des notes sur son cahier (combien en use-t-elle par semaine ?!).

On rappelle que des projets pilotes fonctionnent à merveille, on invoque le génie de Jules Verne qui en avait prédit l’utilisation comme vecteur d’énergie, on exhorte le gouvernement à ne pas faire prendre du retard à l’industrie… C’est désormais à la secrétaire d’État de s’exprimer. Elle lit ses notes, sans chercher à faire d’effet. L’hémicycle quasi vide n’y incite pas. Selon l’usage, elle commence par récapituler les propos des parlementaires, rappelle qu’un plan ambitieux de 100 millions d’euros a été prévu pour développer les technologies de l’hydrogène. Après un discours technique sur les atouts de ce gaz, elle conclut : « Nous allons relever ce défi ensemble ! » La séance est levée, le soleil s’est couché : c’est la fin de cette journée en compagnie d’Emmanuelle Wargon, qui repart boulevard Saint-Germain.

 

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