Émile Louapre et les langues étrangères (H.53)
« Apprendre une langue étrangère, c’est acquérir une nouvelle âme, une nouvelle façon d’être soi-même… C’est bien pour cela que l’étude des langues est enthousiasmante, et que l’on apprend facilement la langue des pays que l’on aime ! » Antonio Machado
Lorsque nous pensons, c’est notre langue qui porte notre pensée… Si nous changeons de langue, nous pensons différemment et nous sommes différents. Nous nous appuyons sur des mots qui expriment nos idées et nos sentiments avec plus de force ou plus de nuance, avec plus de vigueur ou plus de réserve, plus de douceur ou plus d’humour… La pensée est donc différente, selon la langue dans laquelle elle se forme.De plus, le message par lequel nous exprimons cette pensée s’appuie sur des mots et varie suivant la langue que nous avons choisi d’utiliser… De là viennent les difficultés des traducteurs zélés, car il est souvent bien difficile de rendre, en traduisant d’une langue à une autre, les mêmes idées avec les mêmes nuances. Il faut souvent recourir à des périphrases qui parfois restent fades. On peut alors s’éloigner légèrement du texte pour que la traduction paraisse moins alambiquée… Il faut alors choisir entre l’élégance de la traduction et la fidélité au texte… L’esthétique et la fidélité sont difficiles à faire coexister, a dit en souriant Tahar Ben Jelloun.
Un besoin de mimétisme vient compliquer tout cela, et nous cherchons à nous identifier de notre mieux au génie du peuple dont nous parlons la langue… Nous utilisons les mains quand nous parlons l’italien, nous sommes plus familiers et plus drôles quand nous parlons l’espagnol, nous recherchons la distinction quand nous parlons l’anglais, et nous nous efforçons d’apparaître efficaces et décontractés quand nous sommes avec des Américains… Ma femme, qui est d’origine espagnole, change physiquement d’aspect en passant d’une langue à l’autre. Si je la vois parler au téléphone à travers une vitre sans entendre ce qu’elle dit, je suis capable de deviner quelle langue elle est en train de parler… Elle entre dans le génie de la langue choisie en changeant totalement d’attitude. Ce qui me fait dire que j’ai plusieurs femmes pour le prix d’une.
Cela dit, les langues étrangères sont-elles un outil indispensable dans l’art de convaincre ? Indispensable, peut-être pas, mais le plus souvent déterminant, surtout si vos concurrents s’adressent à votre client en anglais alors que vous avez l’avantage de lui parler dans sa langue maternelle… Vous allez en effet communiquer avec son âme, et c’est là qu’est le secret ! Vous avez l’un des moyens les plus efficaces pour entrer dans son système affectif et pour comprendre ce qu’il ressent… Disons que c’est un peu comme la combinaison qui vous permet de rentrer dans la salle des coffres. Pour pouvoir ouvrir le coffre qui vous intéresse, il vous faudra une autre clé, faite de compétence, de disponibilité et de talent… mais rien n’est vraiment possible si vous ne rentrez pas d’abord dans la salle des coffres.
On voit donc que les langues étrangères sont loin de ne servir qu’à se faire comprendre. D’ailleurs, on donne aujourd’hui aux touristes dans les restaurants populaires des menus avec seulement des photos et des prix en euros. Même plus besoin de langues ! Nous touchons donc là quelque chose qui dépasse de très loin la simple communication, ou plutôt qui permet une communication beaucoup plus profonde, vivante et efficace que celle que nous obtenons en parlant en anglais à un client dont ce n’est pas la langue maternelle.
Lorsque j’ai commencé ma carrière, très peu de gens parlaient couramment l’anglais dans les sociétés françaises… Aujourd’hui, tout le monde prétend le parler de façon sinon courante, du moins acceptable, même si c’est avec effort et si les décalages horaires et la fatigue détériorent rapidement la qualité de l’expression… On pourrait penser qu’il s’agit d’un progrès fantastique, ce qui est vrai en valeur absolue, mais en valeur relative notre retard s’est accru. En effet, pendant ce temps, nos concurrents ne sont pas restés inactifs… Alors qu’en France, nous pensons qu’en parlant anglais nous avons résolu le problème et que nous pouvons nous « ouvrir sur le monde », les autres ont compris qu’il s’agit de convaincre et non de communiquer… et que les outils pour convaincre sont du vocabulaire et de la syntaxe dans le plus grand nombre possible de langues. Les Belges et les Néerlandais parlent tous trois ou quatre langues, y compris les policiers dans la rue… Les Scandinaves ont fait de même et les Allemands des grandes sociétés ont tous été expatriés une ou deux fois. Un Suisse qui ne parle pas les langues nationales plus l’anglais passe pour un analphabète. Seuls les Espagnols considèrent comme nous, à tort, qu’il suffit de parler anglais pour résoudre tous les problèmes.
Oui, mais alors… On me rétorque toujours : « Et les Anglais ? Comment font-ils ? Les directeurs des Imperial Chemical Industries ne brillent pas par leurs qualités linguistiques, et pourtant, ils ne se débrouillent pas si mal ! Et les Américains ? Les dirigeants de Dow, de Du Pont sont nuls en langues et figurent pourtant en tête du Hit Parade de la profession… » C’est vrai… Et là, je n’ai que deux réponses, qui valent… ce qu’elles valent :- La première est que si Rhône-Poulenc était ICI, ou Dow Chemicals ou Du Pont de Nemours, je me ferais moins de bile à cause de notre incompétence linguistique.- Et la deuxième est qu’il est vrai que les managers anglais ou américains ne parlent qu’une seule langue, mais… c’est l’anglais ! Gageons que si c’était le serbo-croate, ils se comporteraient de façon différente. Contrairement aux lapins, la lionne n’a qu’un petit, mais… c’est un lion !!!Il y a bien longtemps, j’ai rencontré à La Havane, un de mes collègues et amis de Bayer qui se trouvait par hasard dans le même hôtel que moi… C’était un linguiste remarquable et, en particulier, un hispaniste passionné. Nous étions au bar de l’hôtel, sur la terrasse et buvions de la bière dans la chaleur des soirées tropicales. Un écriteau, libellé en russe, avec traduction en castillan, indiquait que le prix d’un grand verre de bière pour les coopérants soviétiques, militaires ou civils, était de 20 pesos au lieu de 40, et autour de nous, de nombreux conseillers russes semblaient en profiter… Au moment de régler nos consommations, le garçon nous demanda 40 pesos par verre, soit le double du prix consenti aux Russes. Alors mon ami me dit : « Accroche-toi, Emilio, car je vais créer un incident, juste pour voir… » et il attrapa le garçon par la manche, et lui dit, de façon vive : « Paco ! Mi amigo ! Tu crois que c’est normal, ça, que tu demandes 20 pesos le verre à ces hijos de puta qui ne peuvent même pas te parler et que même Dieu ne peut pas comprendre, et à moi qui ai fait l’effort d’apprendre ta langue pour être en mesure de communiquer avec ton âme, tu me demandes le double ? Tu crois que c’est normal, ça ? Tu crois que c’est juste ? » Alors Paco nous regarda avec étonnement, avec ses grands yeux blancs, des yeux agrandis par le besoin de comprendre et l’envie de réparer l’injustice… Puis après un court instant de réflexion, il dit : « Esperen un minuto por favor » et il disparut derrière le bar, là où se trouvait la caisse… Il sembla discuter de façon animée avec d’autres collègues. Puis il revint quelques minutes plus tard, montrant, en plus du blanc de ses yeux, le blanc de ses dents, découvertes par un large sourire et le blanc de sa main qu’il nous tendit en toute amitié, en disant : « Pour vous, Messieurs, la bière est gratuite ! »
Cette anecdote m’a montré le pouvoir qu’avaient les mots et les langues pour modifier l’attitude des gens, dans les circonstances parfois les plus inattendues..
Published by La rédaction