Croissance verte, start-ups, biodiversité & climat (La Recherche, oct-déc 2021) (Club Economie Verte)
Le magazine La Recherche est passé en mode trimestriel depuis peu avec de solides dossiers. Au Club HEC Economie Verte, nous avons pris l’initiative de contacter son Rédacteur en Chef Philippe Pajot pour mettre en avant deux articles du numéro d’octobre à décembre 2021 sur le thème « Biodiversité et Climat » qui réunit 32 scientifiques.
Nous le remercions de nous avoir autorisé à reproduire son édito, l’article d’Hélène Tordjman « Peut-on croire à la croissance verte ? » puis celui de Pierre Vandeginste « Start-up : la transition verte marque des points »
>> Tous deux sont disponibles en version PDF ci-dessous ; l’article sur la croissance verte est également disponible en version texte.
Bonne lecture !
Grégory Le Roy, pour le Club HEC Economie Verte avec le soutien d’Antoine Rabain & Erwan Mounier.
ÉDITO : LE POIDS DU VIVANT
Philippe Pajot, Redacteur en Chef
« À quel point les humains pèsent-ils sur la planète ? En termes d’influence sur la biosphère, les crises actuelles – du climat, de la biodiversité, mais aussi de la pollution et des déchets – montrent qu’elle est colossale, au point de mettre notre survie en jeu. En termes de biomasse, la chose est quelque peu différente. Une équipe internationale a ainsi fait un décompte de la biomasse terrestre en pesant le carbone (1). Un bon moyen de se rendre compte de ce que les être vivants représentent sur Terre, car cet élément est à la base de toutes les molécules qui les définissent, tel l’ADN ou l’ARN. Le résultat a de quoi surprendre. Selon cette mesure, le poids total du vivant terrestre représente 550 milliards de tonnes. Grandes gagnantes de ce palmarès, les plantes, avec 450 milliards de tonnes et, en deuxième position, les bactéries qui représentent 80 milliards de tonnes environ. Si l’on additionne les deux, on obtient 530 millards, de sorte qu’il est assez juste de dire que la vie terrestre est un monde de plantes et de bactéries. Sur la troisième marche du podium, on trouve les champignons, qui comptent pour 12 milliards de tonnes, puis viennent les animaux avec seulement 2 milliards de tonnes. Lorsqu’on examine de plus près le monde animal, les arthropodes – insectes, arachnides, myriapodes – sont en première position (1 milliard de tonnes), suivis des poissons (700 millions de tonnes), et à égalité les mollusques et les annélides – les vers – (200 millions de tonnes). Qu’en est-il des animaux qui nous sont familiers? Des poids-plumes ! Les oiseaux sauvages pèsent 2 millions de tonnes et les mammifères sauvages, 7 millions de tonnes seulement. Les humains eux représentent 60 millions de tonnes et le bétail – y compris les animaux domestiques – compte pour 100 millions de tonnes. Le fait que notre cheptel domestique pèse aujourd’hui 15 fois plus lourd que l’ensemble des mammifères sauvages présents sur Terre a de quoi interpeller. Après tout, on peut se poser la question : quelles habitudes de consommation avons-nous développé pour que notre cheptel domestique pèse si lourd ? Voilà un élément de réflexion à peser si l’on veut que notre développement soit réellement durable. »
(1) Y. Bar-On et al., PNAS, 115, 6506, 2018.
ARTICLE : PEUT-ON CROIRE A LA CROISSANCE VERTE ?
« La plupart des plans de transition écologique ont une ambition: continuer à faire tourner les économies à plein régime tout en préservant la planète. Comment comptent-ils y parvenir? En contrôlant les interactions naturelles à l’aide des NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et de la cognition. Or ce projet apparaît malheureusement trop simpliste et ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. »
Auteure : Hélène Tordjman ; Economiste, Université Sorbonne-Paris-Nord
Maîtresse de conférences HDR, elle est membre du Centre d’économie de l’université Paris-Nord (CEPN, UMR-CNRS 7234).
Elle est l’auteure du livre La Croissance verte contre la nature publiée aux éditions La Découverte, 2021.
Lien : site La Recherche
« Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a présenté le 14 juillet 2021 le plan climat du Pacte vert pour l’Europe, visant à réduire de 55 %, d’ici à 2030, les émissions de gaz à effet de serre (GES) européennes par rapport à leur niveau de 1990. Selon les chiffres officiels, elles ont déjà baissé de 24 % durant cette période, alors que la croissance du continent avoisine les 60 % dans le même temps. Ce qui, à première vue, conforte la thèse du « découplage » : grâce aux avancées scientifiques et techniques, l’économie pourrait continuer à croître alors que notre empreinte écologique diminuerait. C’est sur ce postulat que se fondent le Pacte vert pour l’Europe, le Green New Deal américain, et plus généralement les approches se réclamant de l’« écomodernisme » (1).
Malheureusement, la possibilité de ce découplage n’est qu’un rêve. La baisse des émissions de GES observée en Europe est à peu près annulée si l’on prend en compte les émissions européennes délocalisées, c’est-à-dire celles qui résultent de la production de biens consommés en Europe ayant lieu hors de ses frontières, particulièrement en Chine. De même, les nouvelles technologies prétendument vertes ne font en général que remplacer un extractivisme par un autre : par exemple, les terres et métaux rares pour le numérique, les énergies solaire et éolienne pour les véhicules électriques ( 2 ).
Une tentative de rationalisation productive et marchande
Plus fondamentalement, la croissance verte mise tout sur un changement de paradigme technologique, sans modification des structures socio-économiques, sans remise en cause de nos modes de production et de consommation, alors que seul un changement drastique de perspective permettrait de limiter la catastrophe. Pour le dire autrement, le capitalisme industriel né il y a environ deux siècles repose sur le développement continu des marchés et des technologies, et ce n’est pas en cherchant des réponses dans la rationalisation productive et marchande que l’on peut espérer infléchir notre trajectoire. Il nous faut penser autrement.
Depuis le tournant des années 2000, on assiste à une révolution technoscientifique à laquelle on se réfère par les termes de « convergence NBIC », « deep techs » ou « quatrième révolution industrielle ». À la suite d’une conférence tenue à Washington en 2001, un rapport intitulé « Des technologies convergentes pour améliorer la performance humaine » est paru en 2002, qui a ensuite irrigué les cercles des gouvernants, militaires, chercheurs et industriels(3).Il s’agissait d’un ensemble de prospectives scientifiques et techniques visant à établir la suprématie militaire, scientifique et géopolitique des États-Unis. L’Europe et la Chine leur ont emboîté le pas et, les financements n’ayant pas manqué, bon nombre de ces projets sont aujourd’hui en cours de réalisation.
De quoi s’agit-il ? De la convergence entre les quatre grands domaines que sont les nano-technologies (N), les biotechnologies (B) et les sciences de l’information (I) et de la cognition (C). De multiples fertilisations croisées ont lieu et donnent naissance à la plupart des technologies sur lesquelles porte désormais la concurrence internationale : matériaux avancés et impression 3D, intelligence artificielle et machine learning, big data, biologie de synthèse, robotique, Internet des objets, géo-ingénierie, informatique quantique, blockchain, plateformes de senseurs avancés, véhicules autonomes, réalité augmentée… Les divers plans de transition écologique proposés reposent tous peu ou prou sur ces techniques, qui, pense-t-on, nous permettront de répondre aux enjeux contemporains, en particulier concernant le climat et la biodiversité (4).
L’espoir de contrôler les grands équilibres biogéochimiques est vain
Ces sciences et techniques sont à la fois prométhéennes et réductionnistes, même si elles se réclament des théories de la complexité(*). Leur puissance accrue nous permet d’instrumentaliser la matière et les processus vivants dans ce qu’ils ont de plus intime, dans l’espoir de contrôler les grands équilibres bio-géochimiques de la Terre aussi bien que les interactions écosystémiques. Un espoir vain si l’on prend au sérieux ce que sont des systèmes complexes. Prenons trois exemples, parmi beaucoup d’autres.
La géo-ingénierie propose d’envoyer des aérosols ou des nanoparticules de soufre dans l’atmosphère pour réfléchir le rayonnement solaire, ou de déverser en masse du fer dans les océans pour accroître la quantité de phytoplancton (lire p. 46), qui absorbe beau- coup de CO2. On pense ainsi pouvoir refroidir la Terre et augmenter les « puits de carbone » que sont les océans. Mais la complexité des interactions dans la biosphère et les écosystèmes est ignorée. En plus des conséquences attendues se produiront immanquablement des effets adventices, non désirés, certains prévisibles, d’autres non. Par exemple, l’augmentation de la teneur en carbone des océans conduit à leur acidification, ce qui contribue à la destruction des récifs coralliens et donc à une perte de biodiversité. Et quels vont être les effets d’une prolifération de micro-algues sur les écosystèmes marins ?
La biologie de synthèse a, quant à elle, entrepris de reprogrammer des processus biologiques comme la fixation de l’azote par les plantes ou la photosynthèse, jugées « pas assez efficaces » (sic), et de créer de nouvelles formes de vie n’ayant jamais existé auparavant. Cela est permis par les avancées de la génétique, de la génomique et autres « omics », couplés à l’intelligence artificielle et au big data. L’idée est la suivante : maintenant qu’on parvient à connaître le « code » de multiples organismes, y compris humains, on peut en créer de nouveaux en manipulant ces « codes » (par exemple, grâce aux nouvelles techniques d’édition du génome comme CRISPR).
(*) Les théories de la complexité envisagent les phénomènes naturels et sociaux comme résultant d’une multitude d’interactions dont le résultat agrégé est imprévisible, du fait de l’existence du hasard et de non-linéarités engendrant des dynamiques « à l’avenir ouvert » et souvent irréversibles.
La biologie synthétique veut recréer des écosystèmes plus « efficaces »
Chercheurs et industriels fabriquent ainsi des micro-organismes spécifiquement conçus pour dégrader différents types de biomasse afin de produire des agrocarburants, des plastiques, des solvants et d’autres produits « biosourcés ». Que se passera-t-il si ces micro-organismes s’échappent des bioréacteurs où ils sont produits ? Nous aurons des écosystèmes détruits et des marées noires à terre.
Par ailleurs, on peut maintenant manipuler génétiquement des espèces sauvages, grâce au forçage génétique (gene drive). La Fondation Gates et d’autres organisations envisagent d’éradiquer les moustiques porteurs du parasite responsable du paludisme en les rendant stériles. Là encore, que se passera-t-il ? La niche écologique laissée vide sera peut-être comblée par une espèce encore plus invasive, et/ou le parasite cherchera vraisemblablement un autre hôte. Les docteurs Folamour de la biologie synthétique continuent ainsi à travailler à recréer des écosystèmes plus « efficaces », en faisant disparaître les espèces qui nous gênent et en en créant de nouvelles qui serviront nos desseins, dans une démarche proprement prométhéenne, dont il est impossible de contrôler les résultats.
Enfin, la nouvelle approche de la conservation de la nature entérinée par la Convention sur la diversité biologique, signée en 1992, promeut l’utilisation d’« instruments de marché » afin d’inciter les agents économiques à bien se comporter. L’idée est que la nature nous rend des « services » – appelés « services écosystémiques » –, et que leur préservation ne sera effective que si leur valeur est connue et qu’ils ont donc un prix. Cette approche repose sur la foi dans l’efficacité des mécanismes de marché. Des milliers d’experts travaillent à travers le monde pour donner un prix aux récifs coralliens, aux forêts tempérées et tropicales, à la valeur sacrée d’une montagne ou à la pollinisation. Les écosystèmes ne sont plus considérés globalement, dans l’intrication des interdépendances fonctionnelles qui les composent, mais comme des catalogues de services indépendants, vision là encore simpliste et réductionniste du vivant. D’un point de vue pragmatique, certains instruments de marché existent depuis plus d’une décennie, comme REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière) ou les mécanismes de compensation ( 5 ) . Ces derniers donnent le droit de détruire certains écosystèmes à condition qu’on en restaure ou qu’on en protège d’autres ailleurs, jugés équivalents. Malgré la multiplication récente de ce type d’arrangements institutionnels, les forêts et la biodiversité continuent de disparaître…
Une évolution anthropologique et philosophique est indispensable
Ces trois exemples mettent en lumière une même approche anthropocentrique et utilitariste de la nature, l’être humain y étant placé au centre, trônant au-dessus de toutes les autres formes de vie, les instrumentalisant à sa guise. S’y dévoile aussi un réductionnisme scientifique sous-estimant la complexité des interactions naturelles et surestimant dans le même temps notre capacité à les contrôler, dans une posture d’apprentis sorciers. Or, c’est précisément cette position, qui a émergé au début de l’ère moderne en Occident, qui a participé à nous mener là où nous sommes aujourd’hui. Seul un changement radical de perspective, une évolution anthropologique et philosophique profonde, permettra d’arrêter cette fuite en avant pour refonder nos rapports à la nature. »
(1) www.ecomodernism.org/ francais
(2) Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares, Les liens qui libèrent, 2018.
(3) Mihail C. Roco et William S. Bainbridge (dir.), Converging Technologies for Improving Human Performance, NSF-DOC Report, juin 2002.
(4) World Economic Forum, « Harnessing the Fourth Industrial Revolution for Life on Land », 2018.
(5) www.tinyurl.com/united- nations-redd ; Mission économie de la biodiversité (CDC-Biodiversité), « La compensation écologique à travers le monde : source d’inspiration ? », Les Cahiers de Biodiv’2050, 10, 2016.
Published by Greg Le Roy