Défense & Innovation : Le financement à l’heure de la souveraineté

À l’heure où l’Europe réarme et où les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient bouleversent les priorités stratégiques, le financement de l’innovation et de l’industrie de défense est devenu un enjeu majeur pour la souveraineté française et européenne. La conférence organisée le 3 juin 2025 par le club HEC Aerospace Défense et Sécurité, Defense Angels, HEC Angels et les Clubs Défense des Alumni des Arts et Métiers et de Centrale-Supelec a mis en lumière un profond changement de paradigme : l’État ne peut plus agir seul, il faut désormais mobiliser tous les acteurs, des investisseurs privés aux citoyens, pour soutenir l’innovation et la souveraineté.

Un changement de paradigme

La guerre en Ukraine a révélé les limites de l’industrie européenne de défense. « Toute l’Europe réunie avait fourni en obus à l’Ukraine, en 2023, un tiers de ce que la Corée du Nord avait fourni à la Russie », constate Jean-Baptiste Kerveillant, sous-directeur à la Direction de l’Industrie de Défense. Face à ce décalage, la nécessité de monter rapidement en capacité industrielle et d’innover s’impose.

L’innovation dans la défense s’accélère à un rythme inédit. « Nous observons de près la situation en Ukraine. Le rythme de l’innovation s’accélère : un nouveau mode d’action déployé sur le terrain se trouve caduc au bout de trois mois parce que la riposte est mise en place », explique Nicolas Cordier-Lallouet, directeur adjoint de l’Agence de l’Innovation de Défense. Pour répondre à cette exigence, il faut financer non seulement la production en volume, mais aussi la capacité de conception rapide et d’adaptation aux menaces émergentes.

Les difficultés et leviers pour les start-up et PME de la défense

Le secteur de la défense reste difficile d’accès pour les start-up et PME. « Les start-up de la défense rencontrent des difficultés d’accès au financement, notamment à cause de réticences des banques et fonds (politiques d’exclusion sectorielles, méconnaissance du secteur, contraintes RSE) », témoigne Hugo Mayounove, cofondateur d’Aerix. Il y a quelques années, il fallait parfois « cacher » que l’on travaillait pour la défense, rappelle-t-il. « On nous disait : tous les drones font déjà ce que vous faites, le marché n’est pas bon. Aujourd’hui, la situation évolue, mais il reste des freins importants ».

Les dispositifs publics mis en place par la DGA, l’AID ou Bpifrance jouent un rôle clé pour lever ces freins et accompagner la croissance des entreprises. Bpifrance, représentée par Cédric Lowenbach, Référent Défense, intervient massivement sur le secteur, via l’ensemble de ses outils, que cela soit en fonds propres, en garanties de prêts, en prêts, en soutien à l’innovation, en accompagnement ou en appui à l’export. Bpifrance a en outre développé pour le compte de la DGA, un continuum d’outils dédiés en investissement comme le fonds DefInvest (100 millions d’euros, 28 opérations d’investissement, 74 millions d’euros investis) et le Fonds Innovation Défense (275 millions d’euros, dont 200 millions apportés par l’AID), en financement (Prêt Def’fi), en conseil (Diag Cybersécurité Défense ou l’Accélérateur Défense)

Souveraineté européenne et contexte international

La souveraineté européenne est au cœur des enjeux de financement de la défense. « En Europe, il y a 60 % des achats orientés vers l’industrie américaine », rappelle Jean-Baptiste Kerveillant. Pour réduire cette dépendance, il faut favoriser la préférence européenne et soutenir l’industrie locale, afin de limiter la fuite des innovations stratégiques à l’étranger.

La consolidation du tissu industriel est également un enjeu majeur. « On considère que c’est un peu morcelé. Globalement, on souhaiterait qu’il y ait des entreprises un peu plus grosses parce qu’elles seraient plus résilientes, plus pérennes », explique Jean-Baptiste Kerveillant. Pour y parvenir, il faut mobiliser l’investissement privé, en particulier les fonds de private equity, ainsi que aussi les fonds de dette, qui ont la capacité de faire grossir les entreprises et de les accompagner dans leur développement.

Rôle de la commande publique et des armées

La commande publique reste un levier essentiel pour amorcer et soutenir les start-up, mais elle doit être complétée par l’export et l’investissement privé. « La commande publique, on ne la souhaite pas ad vitam æternam simplement pour lancer. Pour l’export, la première chose qui est regardée, c’est le tampon DGA. Si celui-ci n’y est pas, c’est peine perdue », témoigne Hugo Mayounove.

Les armées s’ouvrent de plus en plus aux innovations issues du secteur privé, via des dispositifs de guichet unique, des expérimentations sur le terrain et des partenariats avec des entreprises innovantes. « Nous organisons un premier contact avec l’entreprise qui nous contacte spontanément, généralement un appel téléphonique d’une demi-heure, pour comprendre ce qu’elle fait et avoir une première appréciation sur son intérêt pour les armées », explique Nicolas Cordier-Lallouet.

Perspective politique et citoyenne

La mobilisation de l’épargne citoyenne et le développement de dispositifs de capitalisation de long terme (fonds de pension) sont des leviers essentiels pour financer l’innovation et la défense. « Il faut qu’on assure nous-mêmes notre défense, ce qui n’est pas une mince affaire », affirme Paul Midy, député de Paris-Saclay. Il appelle à une ambition budgétaire forte pour la défense, avec un objectif de doubler le budget militaire d’ici 2030 (70 milliards d’euros par an) et de viser 100 milliards par an à terme.

Pour financer ces ambitions, il faut mobiliser tous les leviers, y compris l’épargne citoyenne et les dispositifs fiscaux, notamment pour les Business Angels. « Il y a le sujet des incitations fiscales qu’on a fait passer dans le budget depuis le 1er janvier 2024 pour l’investissement dans les Jeunes Entreprises Innovantes (JEI), les Jeunes Entreprises Innovantes de Croissance (JEIC) et les Jeunes Entreprises Innovantes de Rupture (JEIR) : 30 % de réduction d’impôts quand c’est dans une JEI ou JEIC, 50 % quand c’est dans une JER », précise Paul Midy.

Mais, selon lui, il faut aller plus loin : « On n’y arrivera pas si on ne développe pas la retraite par capitalisation et si on n’a pas de fonds de pension. Les maths ne fonctionnent pas. » Il compare la situation française (200 à 400 milliards d’euros de capital de long terme risqué) à celle des États-Unis (42 000 milliards de dollars de fonds de pension, dont la moitié investis en actions et 20 % dans le private equity).

Mobiliser l’épargne citoyenne et les investisseurs privés

L’État ne peut plus agir seul. « Nous pensons que les investisseurs privés ont tout leur rôle à jouer », insiste Jean-Baptiste Kerveillant. Pour accompagner ce mouvement, Defense Angels a lancé Angels Strategic Capital, un véhicule collectif de financement qui vise à mutualiser les investissements des business angels pour financer des start-up et PME innovantes dans la défense. « Ce dispositif permet de dérisquer l’investissement et de mutualiser les risques, tout en bénéficiant d’avantages fiscaux (JEI, JEIC, JER) », explique Guy Gourevitch, président de Defense Angels. L’objectif est d’atteindre 4 à 5 millions d’euros de capital souscrit, avec des tickets d’investissement regroupés et donc plus importants que ceux d’un réseau de business angels classique.

Ce dispositif s’inscrit dans une logique de club d’investisseurs, réservé à 150 souscripteurs maximum, pour éviter tout appel public à l’épargne. « Les décisions sont collectives, à la fois d’investissement et de désinvestissement. On donne accès à un portefeuille de participation, ce qui permet de mutualiser le risque », précise Guy Gourevitch. Ce dispositif vise à accompagner 10 à 15 start-up ou PME, avec une durée de vie de huit ans, prolongeable deux fois un an.

 

Conclusion

La conférence a mis en avant un changement profond dans le financement de la défense, avec une nécessité d’impliquer tous les acteurs (État, privé, citoyens) pour soutenir l’innovation et la souveraineté. Elle a souligné l’importance de dispositifs collectifs de financement, de l’accompagnement des start-up, de la consolidation du tissu industriel et d’une ambition politique et citoyenne forte pour assurer la sécurité et la prospérité de la France et de l’Europe.

 

 

Jérôme Bouquet (Club Aérospace Défense et Sécurité)

 

 

 

 

 

 

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