Charlotte Colmet-Dââge Duverne (H.04), l’enfance comme terrain d’entreprise
“Animaux”, “La Ville”, “Le Livre géants des tout-petits”, d‘une école de commerce aux livres pour enfants, il n’y a qu’un pas que Charlotte Colmet-Dââge a franchi il y a presque 15 ans. Retour sur une trajectoire d’entrepreneure qui gravite entre l’imaginaire, l’éducation, le beau et le business.
Sur le campus d’HEC, elle se souvient surtout d’une « confiance tranquille », de nuits au BDE et d’un sentiment simple : “ça va le faire”, se souvient-elle, confiante. Vingt ans plus tard, Charlotte Colmet-Dââge Duverne a tenu parole. Parisienne devenue Nantaise, diplômée de la Grande École (H.04), elle a créé Marcel & Joachim, maison d’édition jeunesse au design soigné, avant de la céder à Gallimard Jeunesse. Une trajectoire d’entrepreneure qui n’a jamais oublié son moteur : l’amour des livres — et l’envie de les mettre partout.
Si elle n’a pas grandi « biberonnée » aux Jules Verne, sa bascule, tardive, arrive à 15 ans, un été, avec Lolita. La littérature devient un fil rouge. Après sa prépa qu’elle a fait à Henri IV“pour faire comme le personnage de Vic’, dans La Boum”, HEC s’impose comme un passeport polyvalent. Mais c’est l’édition qui l’attire irrésistiblement : « Il fallait que je fasse quelque chose qui ait du sens pour moi », résume-t-elle. Chez Gallimard Jeunesse, elle orchestre les lancements des Harry Potter 4, 5, 6. Elle y découvre un secteur, des métiers, des modèles économiques — et des figures tutélaires. Surtout, un écosystème où les sensibilités s’accordent.
En 2013, l’envie d’entreprendre s’impose. Avec Louis-Benoît des Roberts (H.03) au capital, elle fonde Marcel & Joachim. L’idée est à la fois éditoriale et commerciale : sortir le livre jeunesse de ses lieux habituels, le penser comme un bel objet qui circule aussi dans les concept-stores, les boutiques de déco ou de vêtements. Premier coup d’éclat : un album né d’un dialogue entre une marque de tissu, Petit Pan et une illustratrice, comme un pont entre univers encore étanches. La marque s’installe : formats audacieux (du tout-petit au très grand), papiers choisis, pantones éclatants, fabrication léchée. Les ventes de droits à l’international (Chronicle aux États-Unis, Walker, et bien d’autres) deviennent un pilier du modèle ; le fonds s’étoffe jusqu’à atteindre une centaine de titres actifs. En 2022, le chiffre d’affaires frôle le million d’euros — les années Covid ayant porté la lecture à la maison.
Mais l’édition jeunesse est un marathon à obstacles. « Un best-seller tous les trois ans », dit-on dans le métier. Il faut tenir entre les pics, affronter une démographie en berne (moins de naissances), la concurrence des écrans et un taux de pénétration modeste : à peine 15 % des familles poussent la porte d’une librairie pour des albums illustrés. Charlotte ne s’en désole pas : elle réplique par l’objet-livre désirable, la diffusion élargie, l’export — et la conviction que le beau attire les lecteurs en herbe.

Reste la solitude du dirigeant. « J’avais envie d’échanger, de challenger mes idées, de travailler avec des gens meilleurs que moi », confie-t-elle. Le rapprochement avec Gallimard s’est alors imposé comme une évidence. Connaissances de longue date, valeurs communes, respect mutuel : la vente du fonds de commerce (marque, stock, catalogue, contrats d’auteurs) se fait naturellement. Charlotte rejoint la maison… pour y diriger son label. Soulagement assumé : elle lâche bilans et clôtures pour se reconcentrer sur l’éditorial, tout en se fixant des objectifs clairs.
Cap désormais sur un rythme plus soutenu : une vingtaine de nouveautés par an à partir de 2026 — la cadence qui permet d’« exister » en librairie et de faire vivre un fonds. La ligne reste intacte : imaginer des livres qui donnent envie de lire, toucher, offrir. Parmi les réussites, un imagier géant devenu objet déco autant que cadeau de naissance, vu jusque dans les annonces immobilières — preuve que le livre peut aussi habiter les maisons. Et côté nouveautés, deux manifestes ludiques : Noël à l’envers, fable malicieuse et frugale où la magie opère… à rebours ; et Le livre géant des tout-petits, album-tapis d’éveil pensé pour être posé au sol, exploré des yeux et des mains.
Au fil de l’entretien, affleure une boussole personnelle : le sens, l’esthétique, la transmission. Celle qui se disait « rêveuse » à HEC a bâti une entreprise précise, rentable, exportatrice, puis a choisi la force du collectif. Entre Nantes et Paris, entre studio graphique et salles de réunion, Charlotte continue de défendre une idée simple et contagieuse : le livre jeunesse est un objet puissant. Donnez-lui du soin, de l’audace, une belle place dans le salon — et il trouvera le chemin des enfants.
Trois enfants à la maison (Joachim, Maya et Vitalie), des lecteurs-testeurs peu scrupuleux, et toujours cette élégance d’entrepreneure : prendre le réel tel qu’il est, l’améliorer par petites touches, et l’inviter à grandir. L’enfance n’est pas un marché comme un autre ; chez Marcel & Joachim, c’est un territoire de création. Et désormais, une aventure qui continue sous pavillon Gallimard, avec la même promesse qu’à l’époque du BDE : ça va le faire.
Published by Daphné Segretain