Bruno Ginesty (M.12) : Du ballet aux balais

Ancien tour manager de stars du lyrique, Bruno Ginesty (M.12) devenu expert du ménage. Son compte Bgin Clean totalise plus d’un million de followers sur les réseaux. Et ce « monsieur propre » refuse de collaborer avec des marques. Insolvable, mais solaire.
C’est un personnage paradoxal : chaleureux et lumineux, mais en même temps bourré de TOC, Bruno Ginesty ne manque pas de singularité, et c’est ce qui fait son charme.
Ce professionnel de la musique classique reconverti en gourou du propre a découvert sa nouvelle vocation à la faveur du confinement de 2020. Après cinq années intenses de tournées internationales, il se retrouve coincé à Toulouse, dans la maison de famille. Avec un jardin. Et du temps. Beaucoup de temps. « Sans minimiser le drame que ça a été pour beaucoup, moi, ce confinement m’a sauvé. J’étais épuisé. Pour la première fois depuis des années, je pouvais souffler. »
Il commence alors à filmer, d’abord timidement, puis avec un enthousiasme croissant, des vidéos de ménage. Brosse dans une main, savon de Marseille dans l’autre, il nettoie des tapis, plaques de cuisson et fonds de cuvette sous l’œil attentif de son téléphone. Seules ses mains apparaissent à l’image, et joint au geste des commentaires en voix off, sur un ton bienveillant et drôle. « J’avais 30 abonnés à mes débuts, et la plupart étaient des proches », se souvient-il, amusé.

Vocation tardive
Plus jeune, Bruno n’avait pas de grandes ambitions. « J’étais un élève médiocre », résume-t-il, abrupt. Adolescent, il redouble sa quatrième, puis sa troisième et finit par être envoyé en pension par ses parents. « Ils m’ont dit : “On ne peut plus rien faire pour toi.” J’ai détesté cette période : j’avais deux ans de retard et mes camarades étaient bien plus jeunes que moi… ». Mais à quelque chose malheur est bon : l’établissement invite un jour une cantatrice, qui interprète un extrait du Magnificat de Jean-Sébastien Bach devant les élèves de sa classe. Médusé, il se découvre une soudaine passion pour la musique lyrique. « J’étais complètement bouleversé. C’est à cet instant que j’ai su que je voulais travailler dans ce milieu. »
À partir de là, tout change. Il se met réellement à travailler, rattrape son retard, et trouve la motivation pour les études. Son père refuse qu’il parte pour Paris avant d’avoir suivi une voie plus générale. Bruno passe donc par une école de management à Marseille, avant de rejoindre la capitale. Là, il suit un stage de trois mois à l’Opéra Garnier, entre l’atelier lyrique et le travail de bureau. « Après cette expérience, c’était décidé, je vivrai à Paris ! J’ai intégré la Sorbonne pour prouver à mon père que je méritais que l’on me fasse confiance. Et s’il le fallait, j’étais prêt à trouver un job payer mes études moi-même ! »
En 2010, il devient contrôleur de billets au théâtre des Champs-Élysées. Il y travaille, mais il y passe aussi tout son temps libre. « C’était un job de rêve ! Je pouvais assister aux répétitions et écouter les plus grands artistes du monde. Malheureusement, mes camarades de Master n’étaient pas du même avis et j’étais très mal perçu dans ma promo. Pour des gens prétendument ouverts, ils avaient un jugement très négatif sur l’opéra, qu’ils considéraient comme élitiste, un art de bourgeois. » Au théâtre des Champs-Élysées, il côtoie la célèbre productrice Jeanine Roze et finit par connaître tout le monde. Fier de son évolution, son grand-père lui offre de belles chaussures en cuir qu’il portera durant ces trois années. « Je rentrais tous les soirs avec les pieds en feu, mais heureux ! » Son travail consiste alors à assister la productrice dans l’organisation des concerts du dimanche matin, où il s’occupe d’animer les ateliers musicaux pour les enfants.
HEC, la vengeance du cancre
Alors qu’il est incrit en Master 2 à l’université, Bruno apprend l’existence du Master spécialisé Médias, Arts et Création à HEC. Décidé à l’intégrer, il met toutes les chances de son côté : « J’ai postulé pour faire un stage au Met de New York avant même de passer l’entretien à HEC. Dominique Meyer, l’ancien directeur du théâtre des Champs-Élysées, Thérèse Cédelle, l’ancienne agent de Natalie Dessay, et Christian Schirm, le directeur de l’Opéra de Paris, m’ont tous les trois écrit une lettre de recommandation pour Peter Gelb, le directeur du Met. Il était d’accord pour me prendre, mais ne pouvait pas me payer. Je lui ai répondu que je m’en foutais ! » Ce stage prestigieux lui ouvrira les portes de l’École.
Il vit à Harlem avec un colocataire musicien, assiste aux répétitions, arpente les coulisses, anime les entractes des concerts, transporte des bijoux pour les cantatrices… « Je pensais parler anglais, jusqu’à mon premier jour, où on m’a demandé d’appeler les RH (“HR”). J’ai répondu : “Who is Richard ?” »
De retour en France, Bruno s’installe en colocation dans le 15e arrondissement de Paris avec son meilleur ami et futur associé Romain qu’il a rencontré à HEC. Ils arrivent tous les matins sur le campus à bord de la vieille voiture de son ami, avec trois autres camarades. « Le trajet était long, mais c’était la belle époque ! ».

Si une chose a marqué son esprit lors de ses études sur les bancs d’HEC, c’est le discours d’ouverture : Apprendre à oser. « Après avoir passé ma vie à galérer, j’avais enfin trouvé une passion et c’est ce qui m’a permis d’oser. Ce laïus a résonné en moi comme une évidence. » Bruno travaille avec acharnement, y apprend les étiquettes, se réjouit de rencontres et se dit que rien n’est impossible. Sauf peut-être de joindre travail et plaisir : « Je n’ai assisté à aucune des fameuses soirées du jeudi. J’étais à fond dans mon objectif lyrique : dès que je quittais le campus, je fonçais à Paris pour écouter de la musique. »
Le devant de la scène
Diplôme en poche, le jeune passionné retourne à son ancien travail aux côtés de Jeanine Roze, ravie de dire à ses amies qu’elle avait engagé un HEC : « C’est moi qui l’ai formé, le petit ! » Au sein de l’illustre théâtre, Bruno s’occupe de l’organisation des concerts, des répétitions, de la venue des artistes et également de la communication. « J’adorais bosser pour eux, mais je n’étais payé que le SMIC, alors que je m’investissais à 100% toute la semaine et même le dimanche ! J’ai demandé à Jeanine de m’augmenter, elle a refusé, alors je suis parti. »
Pour le remercier de ses années de bons et loyaux services, Jeanine le met en relation avec Emmanuelle Haïm, une célèbre cheffe d’orchestre pour qui Bruno a une vive admiration. « C’était le rêve ! Je suis devenu son tour manager et j’étais à mon compte. Je parcourais l’Europe et les États-Unis avec elle et j’ai eu la chance de rencontrer un très grand nombre d’artistes exceptionnels, tels que Natalie Dessay avec qui je suis devenu ami. Je n’avais aucune vie personnelle, mais j’étais passionné et ça me suffisait. »
Bruno s’occupe de la communication, des relations presse, de la vente de concerts… Il devient assistant personnel. « Je faisais tout. Trop. Et à la fin, je me perdais. Les projets échouaient parce qu’on me donnait trop peu d’infos. Et on me rendait responsable. Ça m’a épuisé. »
Les tensions vont crescendo lorsqu’il annonce son départ. Après trois mois de préavis extrêmement tendus, Bruno quitte le navire. C’est violent, difficile, mais libérateur. « Je me suis dit que j’allais prendre deux semaines off sans ouvrir mon ordinateur, quitter mon appartement pour en trouver un autre à 400 m. Mon colocataire Romain voulait emménager avec sa femme, mais je pense qu’il regrettait notre colocation, parce que l’appartement était toujours propre vu que j’adore nettoyer », plaisante-t-il.
Mais le destin a d’autres plans pour Bruno. Le Covid arrive et bouscule ses projets d’avenir…
La musique des éponges
Dans la maison familiale de Toulouse, Bruno renoue avec son autre passion : le ménage. Troisième enfant d’une fratrie de sept, il a cultivé cette disposition dans son jeune âge. « Quand j’étais enfant, la première chose que je faisais lorsque mes parents n’étaient pas à la maison, c’était passer le balai et l’aspirateur. J’ai toujours aimé rendre service et j’aimais les voir heureux de rentrer dans une maison propre. Il faut dire que mes parents n’étaient pas vraiment des pros du ménage ! »
Du temps, il en a à revendre et c’est ce qui lui donne l’idée de lancer son compte Instagram. Pourquoi Bgin Clean ? « Bgin » est le surnom que Romain lui donne, un jeu entre eux, une sorte d’acronyme pour « Bruno Ginesty » et « Clean » pour rappeler le ménage.
De sa première vidéo aux 30 abonnés, à son succès actuel, il a franchi beaucoup d’étapes. Au fil des vidéos, sa communauté augmente, en même temps que sa popularité qui lui vaut sa première interview pour la Radio Occitanie. Un mois plus tard, il a plus de 1000 abonnés. Tout s’enchaîne. Un article dans Le Monde le propulse en pleine lumière. Suivent TF1, 7 à 8, 66 minutes sur M6 puis Brut. Il explose sur les réseaux mais demeure fidèle à ses principes. « Je ne veux pas faire semblant. Je n’ai jamais voulu faire de la promo pour des produits que je n’utilise pas. Je préfère galérer mais être droit dans mes bottes. »

Il refuse plus de 300 collaborations. Travaille en off pour Diptyque, la SNCF, Darty. Et publie un livre, Ménage & vous, aux éditions Marabout, qui se vend très bien, et l’aide à alléger ses dettes. En parallèle, il ouvre deux nouveaux comptes sur Facebook et Tiktok. « Je n’ai pas de planning de publication. Toutes mes vidéos sont déstructurées et c’est ce que j’aime ! Tout marche à l’instinct en fonction des commentaires ou des messages que je reçois. » Bruno conserve seulement quelques gimmicks pour l’identité de la chaîne : son intro « Bonjour les amis ! », son outro « Bref, je ne sais pas pour vous, mais moi je suis heureux », qui constituent sa signature. « Les gens aiment généralement bien ma manière de m’exprimer, ça les fait rire, alors tant mieux. J’essaie d’amener du contenu positif et intelligent à mon public. ».
Le baron du ménage s’attelle désormais à créer format de vidéos plus longues et plus travaillées. « Je veux aller à la rencontre des gens, c’est ce que j’aime le plus et aussi ce qui me manque le plus sur les réseaux sociaux. Ma plaque de cuisson est maintenant rayée à force de la laver cent fois par jour pour mes vidéos, j’aimerais intervenir chez mes abonnés. », lance-t-il, plein d’espoir.

Refusant de faire des collaborations, Bruno a fondé sa propre marque : Bgin. C’est avec son meilleur ami et associé Romain, qu’ils ont lancé la start-up en mai dernier grâce à une campagne de crowfunding sur KissKissBankBank. Pour l’instant, Bgin ne propose qu’une seule gamme de produits essentiels (savon de Marseille, pierre blanche et un multi-usage). L’objectif : rendre le ménage plus agréable et limiter au maximum le plastique du packaging pour des raisons écologiques. « Je veux que notre marque soit la plus responsable possible, même si je ne suis pas moi-même irréprochable dans mon mode de vie. Je me déplace à vélo et je n’achète jamais de fast fashion, mais à côté de ça, je fume comme un pompier et je ne suis pas végane. J’essaie avec mon compte de briser ce discours parfois trop culpabilisant. On fait ce qu’on peut. »
Il a quitté les coulisses des opéras pour les recoins des cuisines, troqué la loge des artistes pour des lavabos flamboyants, mais n’a rien perdu de son sens de la mise en scène. Avec sa bonne humeur contagieuse et ses manies bien rangées, Bruno Ginesty transforme le ménage en spectacle, les produits d’entretien en accessoires de théâtre. Il n’entend plus chanter Verdi, mais il enchante le quotidien. Et chaque vidéo, chaque chiffon, chaque « Bonjour les amis ! » est une petite ovation à une vie harmonieuse.
Published by Loane Gilbert