Ariane Mohseni: « Je veux donner la parole aux sans abri »
Ariane Mohseni (H.16) a suivi un parcours aussi classique que brillant : classe prépa, HEC, CDI dans la finance… Jusqu’au jour où elle a tout plaqué pour réaliser un documentaire social aux États-Unis.
Mon père est Iranien, il est venu en France pour faire des études. Après une classe préparatoire, il a fait les Mines de Paris. Je ne peux pas dire que je suis une fille d’immigré qui a galéré ! Ma mère est psychologue. Elle m’a inculqué l’idée que, quoi que je fasse, l’important est que je sois heureuse… Ce qui n’empêchait pas mes parents de porter une très grande attention à mes études. Mon père, surtout, exigeait que je sois la meilleure, j’ai donc ressenti une pression assez forte.
Ne sachant pas vraiment ce que je voulais faire plus tard, je me suis tournée vers une prépa commerciale. Comme beaucoup, je me disais qu’une école de commerce ouvrait beaucoup de voies différentes. Trois ans plus tard, je suis donc entrée à HEC, et en 2014, j’ai fait mon premier stage en finance de marché à la Société Générale. Je trouvais le métier intellectuellement intéressant, mais ce n’était pas pour moi. J’avais une boule au ventre tous les jours…
“ Un beau jour, Lalita m’appelle pour m’annoncer qu’on vient d’obtenir une bourse de 15 000 dollars. Je n’y croyais pas ! Cela a été le déclic dont j’avais besoin. ”
Moi, ce que j’aime, c’est aller à la rencontre des gens, leur parler, écouter leur histoire. Alors, forcément, un boulot derrière un ordinateur, ça ne me correspond pas du tout. Mais il y avait aussi cette idée (qui me poursuit encore) que grandir, c’est peut-être accepter d’avoir un travail classique, gagner sa vie, construire quelque chose… Faire comme tout le monde, quoi ! En parallèle de ce stage, j’étais bénévole au Samu social. Au début, je me disais que j’irais seulement de temps en temps, puis j’ai commencé à passer trois nuits par semaine dans le centre. Je n’arrivais pas à en partir.
C’est à ce moment que l’idée a germé d’un projet avec les sans-abri. Je voulais leur donner la parole, mais je ne savais pas encore comment. En fait, je filmais déjà depuis que j’étais petite avec le camescope de mon père. Sans aucune compétence technique, mais j’ai toujours aimé ça. Et c’est en discutant avec Lalita, une amie journaliste, que l’idée d’un film a émergé. Lalita était alors pigiste à Washington et elle m’assurait que c’était la ville idéale pour faire quelque chose sur les sans-abri. En me renseignant, j’ai appris que la capitale américaine était à la fois un centre de pouvoir très important et l’une des villes les plus pauvres des États-Unis. Donc oui, ça avait du sens de mener ce projet là-bas.
Plus au fait que moi sur l’écriture d’une histoire ou d’un article, Lalita avait conscience que nous devions préciser notre sujet avant de nous lancer. Et c’est comme ça que, tous les soirs quand je rentrais du Samu social, je l’appelais pour qu’on en parle. On s’est vite rendu compte que les discussions avec les sans-abri tournaient toujours autour des relations sentimentales. Ces sujets-là revenaient sans cesse. Comment trouver quelqu’un quand tu es à la rue ? Comment peut-on avoir un peu d’intimité ? Est-ce que ça aide d’être en couple, parce qu’à deux, on est plus forts ? Ou est-ce qu’au contraire, par exemple quand il y a des problématiques d’addiction, ça tire vers le bas ? Nous avions notre sujet : les sans-abri et l’amour !
Entre mes deux stages, j’avais trois mois de coupure pendant lesquels je suis partie à Washington. On est allé dans tous les foyers, les centres de distribution de nourriture, et on a progressivement gagné la confiance des gens. Mais à ce moment-là, nous n’avions absolument aucun financement. Très vite, on a rencontré une association qui faisait un journal écrit par des sans-abri et on s’est retrouvées à animer un atelier d’écriture sur l’amour.
Un jour, cette asso nous a dit : « On peut vous prêter un camescope et des micros, faites ce que vous voulez avec. » Alors, on a commencé à interviewer les sans-abri, à filmer… Si on doit trouver un moment où tout a basculé, je dirais que c’est là. Il y a eu des prémices, bien sûr, et je savais que je ne voulais pas passer toute ma vie dans le secteur de la finance, mais pour autant, je n’avais pas de projet très clair. Et là, à Washington, je me suis sentie, pour la première fois, parfaitement à ma place.
“ Comment trouver quelqu’un quand tu es à la rue ? Comment avoir de l’intimité ? Est-ce que ça aide d’être en couple, parce qu’à deux, on est plus forts ?… ”
On était surexcitées, on travaillait nuit et jour sans ressentir la fatigue. Les trois mois se sont écoulés et j’ai dû repartir pour faire mon dernier stage à la Deutsche Bank à Londres. C’est ce qu’on appelle un « summer », après lequel tu as souvent la possibilité de signer un CDI, mais la pression est énorme pour obtenir le poste à la clef. À la City, l’ambiance était beaucoup plus agressive qu’à Paris. Les gens étaient en compétition totale, c’était encore moins mon élément. Quoi qu’il en soit, je me suis impliquée et, à la fin des trois mois, j’ai décroché la fameuse promesse d’embauche.
Puis je suis rentrée à Paris pour Noël. Il ne me restait plus que six semaines de cours à HEC, et le CDI à Londres commençait en juin. J’en ai profité pour passer encore quelques mois à Washington, et continuer le projet. À ce moment-là, on a commencé à déposer des dossiers pour obtenir des bourses de financements. Puis l’été est arrivé et je me suis installée à Londres. Paradoxalement, j’ai assez mal vécu l’expérience du CDI, car, justement, il n’y a pas de fin. C’est à toi de prendre la décision de partir.
De la finance au financement
Un beau jour, Lalita m’appelle pour m’annoncer qu’on vient d’obtenir une bourse de 15 000 dollars. Je n’y croyais pas ! Ce financement a été le déclic dont j’avais besoin. Une semaine plus tard, je posais ma dém’. C’est avec mes parents que cela a été plus compliqué à négocier. Mon père était dans tous ses états ! La finance de marché est un milieu où, très vite, on peut gagner beaucoup d’argent. Ce n’était pas rassurant pour eux de me voir renoncer à ce confort de vie pour réaliser des films. Bref, après cet épisode, je suis repartie aux États-Unis pour la troisième année consécutive.
Je ne me suis jamais sentie plus à ma place, mais d’un autre côté, je n’ai jamais eu autant de doutes sur mes capacités, sur ma légitimité à faire ce que je faisais Je suis donc retournée en France pour suivre une année de formation, pendant laquelle j’ai travaillé sur différents projets audio et vidéo, dont certains sont encore en cours. Depuis, je continue mes projets, de façon totalement indépendante. Ce qui n’est pas pour me déplaire !
Avec Lalita, on prépare un autre film sur les territoires abandonnés de l’Amérique, et en parallèle, je fais une thèse sur les transformations sociales et les nouvelles formes de participation politique. J’ai eu la chance d’obtenir un contrat doctoral sans même avoir fait une fac de socio, sans doute un peu grâce à HEC. C’est un gage de sérieux qui ouvre de nombreuses portes. Aujourd’hui, si c’était à refaire, je ferais… exactement pareil !
Je repasserais même par la finance. En vérité, c’était intéressant de découvrir ce monde, de faire l’expérience de la vie à la City. Ça a du sens, au regard des thématiques sociales qui m’intéressent. Savoir qu’un jour, si j’en ai envie, je pourrais revenir à une carrière classique, c’est aussi plutôt rassurant. Mais surtout, en renonçant à la finance pour me lancer dans le documentaire, j’ai vraiment fait un choix. Peut-être plus que si cette vocation s’était imposée à moi dès mes 17 ans.
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Published by Clémentine Baron