La démocratisation rapide des intelligences artificielles génératives comme ChatGPT bouleverse les entreprises. Professeur associé à HEC Paris et spécialiste du financement de l’innovation, Antonin Bergeaud s’attaque à quelques craintes et fantasmes autour de l’IA.

 

On parle beaucoup, ces derniers mois, du décrochage de productivité entre l’Europe et les États-Unis. S’explique-t-il par une adoption plus lente de l’IA ?
Antonin Bergeaud : Il est encore trop tôt pour constater les effets de l’intelligence artificielle sur la croissance américaine. Nous manquons de recul. Cependant, les mêmes facteurs expliquent notre retard en IA et notre décrochage de productivité depuis les années 1990 : un système d’innovation défaillant, trop concentré sur les grandes entreprises industrielles produisant des biens traditionnels (électroménager, produits chimiques…). Contrairement aux États-Unis, nous manquons d’entreprises spécialisées dans les biens numériques ou les biotechnologies.

L’Europe a pourtant quelques pépites comme Mistral AIou Aleph Alpha…
A.B. : Les start-up européennes reconnues dans le domaine sont moins nombreuses qu’aux États-Unis et loin d’avoir la taille d’OpenAI. Rien n’est gagné à ce stade car, comme souvent en Europe, la difficulté est de passer de la start-up à la grande entreprise. Certains pourraient penser qu’adopter l’IA suffit et qu’il n’y a pas besoin de la fabriquer soi-même. Ce serait une terrible méprise : les gains potentiels des produits « sur étagère » sont limités et bien inférieurs à ceux qu’on peut réaliser en créant de nouveaux services grâce à l’IA.

Un exemple ?
A.B. : Prenons la presse. N’importe quel journaliste peut utiliser ChatGPT pour gagner du temps sur ses recherches ou sur ses phases de rédaction. Mais le gain ne sera pas impressionnant, car il faut relire et reprendre ce que propose l’IA.
A contrario, regardez ce que fait le Financial Times : le quotidien va bientôt permettre à ses abonnés de créer des articles personnalisés à partir de sa base de données. On parle là d’un véritable service à valeur ajoutée qui n’existait pas avant l’arrivée de l’IA et qui est susceptible de générer des revenus importants.

Doit-on craindre la destruction de nombreux emplois par les intelligences artificielles ?
A.B. : Moins de 10 % des emplois sont réellement menacés par l’IA. Les secteurs les plus impactés sont ceux qui demandent un travail analytique très codifié et moins créatif, comme il en existe par exemple dans la finance et l’assurance. Je pense aussi à certains emplois de jeunes diplômés, dont l’essentiel peut désormais être réalisé par un ChatGPT.
Par ailleurs, il ne faut pas occulter la question du coût. On ne remplacera probablement jamais un boulanger par un robot, car ce serait trop compliqué et cher à automatiser par rapport au salaire d’un boulanger : il faudrait un robot avec des bras mécaniques, une webcam pour scanner les produits, etc. Enfin, il faut aussi considérer le risque d’erreur et, là encore, son coût. Le cas Chevrolet est éclairant : le constructeur automobile a mis en ligne un chatbot qui s’est mis à faire des offres à 1 dollar ou à recommander des voitures de marques concurrentes comme Ford, Tesla ou BMW…

À long terme, les gains de productivité entraînent une réduction du temps de travail 

Les peurs sont-elles donc infondées ?
A.B. : Regardez le secteur bancaire : malgré l’arrivée des distributeurs automatiques de billets, l’emploi est resté stable (1). Il faut bien comprendre qu’un métier est une collection de tâches réalisées chaque jour. La théorie économique développée il y a une quinzaine d’années, en réponse à la robotisation, montre que certaines tâches d’un métier sont substituables, mais pas toutes. En réalité, peu de métiers sont composés de plus de 70 % de tâches automatisables. De plus, il faut regarder aussi le verre à moitié plein : le fait de confier à une machine les tâches répétitives libère du temps pour se consacrer à d’autres activités à plus forte valeur ajoutée.
Les économies allemande et japonaise se sont fortement robotisées. Et pourtant, elles ont maintenu leur emploi industriel. L’automatisation a amélioré la compétitivité de leurs entreprises qui ont gagné des parts de marché à l’export… et ont donc recruté.

Quels jobs seront créés grâce aux IA ? Compenseront-ils les emplois détruits ?
A.B. : De nouveaux métiers vont émerger, comme ceux liés à l’accompagnement de l’utilisation de l’IA et à la vérification de ses résultats. Des professionnels seront nécessaires pour ré-entraîner les IA et vérifier qu’elles ne produisent pas d’erreurs. Difficile de savoir combien d’emplois cela représentera.

L’IA bouleverse-t-elle le besoin en compétences ?
A.B. : Il est tellement facile d’utiliser ChatGPT que les blocages de non-adoption semblent avoir disparu. Et pourtant, certaines entreprises interdisent encore ChatGPT ! Il me paraît essentiel d’organiser des formations pour sensibiliser les salariés et les managers aux avantages de l’intelligence artificielle.
Le système éducatif doit aussi s’adapter et former les élèves à une utilisation performante des IA génératives. Les écoles qui préparent aux métiers de la culture ont déjà mis en place des modules. Les étudiants apprennent par exemple à utiliser Midjourney ou Dall-E pour générer une image correspondant à un brief précis.

Quel sera l’impact de ces nouvelles technologies sur notre qualité et confort de vie ?
A.B. : À long terme, les gains de productivité entraînent une réduction du temps de travail. Ainsi, durant les Trente Glorieuses, le temps de travail a diminué de 400 heures par an en moyenne. Mais depuis les années 1980, on constate de faibles gains de productivité en Europe, ce qui a mis un terme à cette tendance. Le surcroît d’efficacité procuré par l’IA pourrait bien changer la donne.

Dans un avenir, peut-être lointain, où l’IA aura remplacé une grande part de l’activité humaine, devra-t-on repenser notre organisation sociale au travail ?
A.B. : Plusieurs études montrent que les technologies numériques ont fissuré l’entreprise en réduisant les coûts de communication entre entreprises. De nombreux groupes ont externalisé des fonctions et conservé uniquement le cœur de la chaîne de production. Cela a contribué à isoler le travailleur et à diminuer ses perspectives de promotion. La satisfaction au travail a donc plongé.
Concernant l’IA, on peut voir les choses de deux manières. Les pessimistes craignent que l’intelligence artificielle se substitue à l’homme sur un nombre croissant de tâches et marginalise encore plus le travailleur. Les optimistes estiment qu’elle va permettre de se concentrer sur le cœur de métier et ainsi redonner du sens au travail…

Le déploiement de l’IA à grande échelle accroît la tension sur les systèmes électriques. Google et Microsoft ont d’ailleurs dû revoir à la hausse leur empreinte carbone à cause de la forte consommation de leurs centres de données. Une catastrophe climatique en puissance ?
A.B. : Il faut considérer l’effet net du CO2. Si une seule requête sur ChatGPT permet d’éviter de nombreuses recherches sur Google, le surcroît de consommation énergétique est neutre, voire négatif. Une bonne idée serait de contraindre les entreprises du numérique à placer leurs centres de données dans des régions à électricité décarbonée.

Au début de notre interview, vous déploriez l’absence de champions européens dans la tech. Vos études portent justement sur le financement de l’innovation. Quelle serait votre recommandation ?
A.B. : Effectivement, nous n’avons pas de géants du numérique et les principaux déposants de brevets sont les mêmes depuis vingt ans. Le problème en Europe n’est pas le niveau des dépenses en R&D, qui est comparable à celui des États-Unis ou de la Chine, mais leur organisation. Il faut inciter les acteurs privés à travailler avec les chercheurs. Je préconise de condi­tionner les aides aux universités à leur collaboration avec les entreprises, et vice-versa. Le centre Hi! Paris, qui résulte d’un partenariat entre plusieurs univer­sités et le secteur privé, constitue un bon exemple !

1. How Computer Automation Affects Occupations: Technology, Jobs and Skills, de James Bessen, Boston University School of Law, 2016.

 

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