Anne-Laure Kiechel (H.99) : la banquière qui tutoie les États
Passée par les banques Lehman et Rothschild, l’économiste Anne-Laure Kiechel (H.99) a fondé sa propre société de conseil aux gouvernants. Et fait aujourd’hui de la dette son cheval de bataille.
Lorsqu’elle en parle, c’est avec émotion et une pointe de nostalgie. En 2016, alors que la Grèce se débat dans une crise de la dette publique sans précédent, Anne-Laure Kiechel est mandatée pour conseiller le premier ministre Alexis Tsipras. « Les journées étaient intenses, les nuits, pas moins… Il a fallu redonner au pays une crédibilité, qui était minée depuis huit ans, et préparer son retour sur les marchés. Aujourd’hui, lorsque je me promène dans la rue à Athènes et que j’entends des commentaires positifs sur ce qu’on a accompli, je me dis que tous ces efforts n’ont pas été vains. » Celle que le quotidien grec Phileleftheros surnommait « la femme qui souffle à l’oreille de Tsipras » conseille aujourd’hui d’autres dirigeants, d’autres pays. Le leader emblématique du parti Syriza a perdu les élections législatives : en juillet 2019, l’ancien militant communiste qui a relevé son pays au prix de courageuses mesures d’austérité, a laissé sa place au conservateur Kyriakos Mitsotakis. En 2020, la planète n’a plus les yeux rivés sur la Grèce, d’autres tumultes bouleversent l’économie mondiale. Mais quand on lui demande si elle accepterait d’affronter à nouveau pareille gestion de crise, on sent que ce serait sans hésiter.
HEC, un peu par hasard…
Anne-Laure Kiechel a le sens des défis. Enfant, elle s’intéresse à la musique et consacre six heures par jour à s’entraîner au piano, avant de comprendre qu’elle n’est peut-être pas faite pour devenir virtuose (elle gardera néanmoins une passion pour l’opéra). Elle passe son adolescence entre la Suisse, la France, les États-Unis et l’Allemagne, et en sort trilingue. Fille unique, elle vit au gré des déplacements de son père, un pharmacologue protestant qui a dédié une vingtaine d’années de sa vie à l’humanitaire (on lui doit notamment des médicaments contre le paludisme). Elle songe un temps à prendre exemple sur son héros et modèle, le Dr. Schweitzer, mais ce sera finalement une prépa au lycée Louis-Le- Grand puis une maîtrise de maths, avant de se laisser convaincre par une amie de tenter le concours d’HEC. « J’étais vaguement intéressée par la finance, mais honnêtement, je ne savais pas du tout où je mettais les pieds ! » La jeune étudiante arrive à un moment pivot : le CEMS (Community of European Management Schools and International Companies), qui crée des passerelles entre l’École et les multinationales et ONG, avec à la clé un diplôme supranational, vient d’être mis en place. Elle a le sentiment d’être une pionnière : en Bavière ou à Londres, elle enchaîne les stages, et de retour en France se passionne pour les cours de finance de Bruno Solnik (« un équilibre parfait entre théorie et application »).
“ Au nom de la dette, on a mis en place des politiques d’austérité qui n’étaient pas toujours justifiées. ”
Côte d’Ivoire, Grèce, Sénégal, Argentine…
En 1999, elle débute sa carrière à New York, au sein du département dette de Lehman Brothers. « Avant que tout ne s’effondre en 2008 avec cette faillite spectaculaire. Ça m’a marquée à vie : le sentiment d’injustice, certains comportements humains… » Rothschild & Co sera plus qu’un point de chute : rue de Messine, Anne-Laure Kiechel intègre l’équipe de conseil en corporate et passe fin 2013 au grade d’associé-gérant (comme Emmanuel Macron deux ans auparavant). « J’ai toujours été passionnée par la chose publique et j’ai donc proposé de monter un département de conseil aux États… À l’époque, Lazard était incontournable dans le domaine. » La Côte d’Ivoire devient le premier mandat souverain de la banque. Suivent, entre autres, l’Ukraine, le Sénégal, l’Argentine et, bien sûr, la Grèce, dans les circonstances exceptionnelles que l’on connaît. Hasard des calendriers, son départ de Rothschild, en 2018, coïncide avec la première levée de dette du pays depuis la fin du programme d’aide. Elle fonde Global Sovereign Advisory (GSA), avec l’idée que si l’on veut bien servir un État, il ne faut pas se cantonner à la dette, mais traiter aussi de fiscalité, d’économie et même de social. Une approche holistique qui diffère de celle des banques.
Se tenir en retrait
La crise du coronavirus et sa cohorte d’incertitudes ont fait exploser les besoins des gouvernements en conseil. Avec un portefeuille déjà constitué d’une vingtaine de clients, essentiellement des chefs d’États de pays émergents (en Afrique, dans les Balkans ou au Moyen- Orient…), GSA fonctionne en équipe « commando » : des banquiers, mais aussi des experts dans tous les domaines, capables de nouer des relations de confiance mutuelle avec les gouvernants. Les compétences techniques ne font pas tout : une dose de psychologie et une parfaite connaissance du pays sont nécessaires pour entrer dans le cénacle. Cette proximité fait aussi grincer les dents : la presse n’est pas toujours tendre avec des éminences grises qui suscitent autant d’interrogations que de fantasmes, et que l’on accuse parfois d’ingérence démocratique.
Anne-Laure Kiechel balaie ces critiques : « Un conseiller doit toujours se mettre en retrait et accepter queses recommandations ne soient pas suivies, tout en gardant son éthique personnelle. » Et quand certains lui reprochent de ternir la « pureté » d’un programme électoral, elle défend un pragmatisme nécessaire en politique : « Un programme est par essence fluctuant : peu de dirigeants arrivent à être “maîtres des horloges” dans un monde rythmé par les crises et les imprévus. On reconnaît un homme d’État à sa capacité à s’adapter aux circonstances dans l’intérêt de son peuple. » Et cite à nouveau l’exemple d’Alexis Tsipras (avec qui elle a noué d’indéfectibles liens d’amitié), un premier ministre « toujours à l’écoute, qui a su prendre des décisions qui n’étaient pas forcément en ligne avec ses convictions profondes ou son intérêt électoral ». Sur les questions financières évidemment, mais aussi sur la résolution du conflit avec la Macédoine du Nord, qui lui a sans doute coûté sa réélection…
Dépenser plus ou dépenser mieux ?
Dans la séquence actuelle, où les dépenses publiques explosent et où chacun donne son avis sur les plateaux de télévision, Anne-Laure Kiechel bataille pour davantage de pédagogie sur les questions de la dette, des déficits publics et des plans de relance. Fin 2019, elle a contribué à la création de la première chaire consacrée à la dette souveraine à Sciences-Po. « La dette est un sujet éminemment politique, dont les mécanismes devraient être connus de tous. Au nom de la dette, on a mis en place des politiques d’austérité qui n’étaient pas toujours justifiées, et dans un mouvement de balancier, on a aujourd’hui l’impression que l’on peut s’endetter indéfiniment et sans conséquence… »
Elle le répète inlassablement : ce qui importe est moins de connaître le montant de la dette que son usage, qui doit être productif pour les générations futures (investissements dans la formation, l’éducation, la santé ou la transition écologique) – « la bonne dette » – et non pour financer le fonctionnement de l’État – « la mauvaise dette ». Économiste de gauche, elle milite aujourd’hui pour un allégement des procédures, notamment dans les domaines de la justice ou de la police. « Dire qu’il y a trop ou pas assez de fonctionnaires ne veut rien dire : il faut d’abord se demander s’il y a les bonnes personnes à la bonne place. Il est nécessaire de développer la cohérence entre la parole politique et son application par les différents corps de l’État, quitte à nous remettre en question.
La crise que l’on vient de traverser a montré que nos réformes de décentralisation n’étaient peut-être pas si efficaces, ou que notre système de santé était profondément inégalitaire en fonction des territoires… Plus que jamais, nous avons besoin d’un projet de société cohérent. » Malicieusement, elle souligne qu’en la matière, la France pourrait prendre exemple sur certains pays du Sud : avec le Plan Sénégal Émergent, le président Macky Sall a su mobiliser les citoyens autour d’un programme de réduction progressive des inégalités, dont les différentes phases se dérouleront jusqu’en… 2035. Après avoir soufflé à l’oreille d’Alexis Tsipras, Anne-Laure Kiechel n’aimerait-elle pas murmurer à celle des dirigeants français ?
Bertrand Morane
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Published by La rédaction