Acheter durable, local et solidaire a un prix : comment un nouveau pricing permet de relever ce défi
Le numéro 4 d’HEC Stories révélait toute l’importance pour les dirigeants de prendre en main le pricing comme levier le plus puissant de la rentabilité de leur entreprise et de la rénovation de leur business model. Le numéro 6 notait les erreurs de pricing les plus fréquentes face à la crise et les clefs pricing pour la résilience. Dans ce troisième entretien, Augustin Manchon, seul français dans les 40 meilleurs experts mondiaux du pricing, revient sur la difficulté que les entreprises ont à prendre en compte les surcoûts liés aux attentes croissantes des consommateurs et acheteurs en termes de consommation durable, locale et solidaire.
À la fin de votre article HEC Stories de juin dernier, vous parliez de « mutations de la valeur client et des valeurs sociétales » qui se sont accélérées ou révélées à la faveur de la crise. Vous indiquiez en substance que « consommer durable, local et solidaire a un prix »: qu’entendez-vous par là ?
Les entreprises ne peuvent plus ignorer la responsabilité accrue que les consommateurs et citoyens exigent de ceux auxquels ils achètent des produits et services. Même si tout ne se traduit pas par des surcoûts (à long terme de nouveaux modèles de production s’avèrent parfois plus économes), on observe toutefois, à court et moyen terme au moins, la nécessité de couvrir des coûts et investissements dans 7 domaines:- la qualité environnementale: respect des normes durant tout le cycle de vie du produit ou du service;- le respect des droits de l’Homme a tous les niveaux et en tous lieux de la filière amont;- la qualité sociale: hygiène & sécurité, rémunération, liberté syndicale et protection sociale;- l’équité économique: transparence et intégrité dans la répartition des revenus de la filière;- la sécurité des consommateurs et des utilisateurs: respect de la réglementation, principe de précaution;- l’impact sociétal de l’activité économique: ancrage territorial, emplois directs et emplois induits;- les évaluations et certifications indépendantes permettant de garantir cette qualité globale;- les exigences de la gouvernance RSE (cohérence, traçabilité…). Plus généralement: investir dans la décarbonation, favoriser les circuits courts, rapatrier des emplois délocalisés, s’engager dans l’économie circulaire, transférer des achats low-cost à des fournisseurs respectueux des normes environnementales européennes, accorder des remises solidaires à des populations affectées par la crise… a un prix. La question est : qui va payer ?
Quels sont les enjeux que cela pose pour les entreprises et leurs dirigeants ?
Au-delà de ce que l’état ou l’Union Européenne envisagent de mettre en place pour contribuer au financement (subventions, primes, prêts, taxe carbone, tarif aux frontières de l’UE, accords internationaux…), les entreprises peuvent aussi mettre à contribution les consommateurs et acheteurs sous la forme d’un premium de prix (le supplément de prix par rapport aux produits alternatifs). Les enquêtes conduites ces deux dernières années auprès des consommateurs ont démontré qu’une proportion très mportante est prête à payer plus. Même si dans certains domaines les premiums de prix peuvent dépasser les 30 % (par exemple, les produits bio), les entreprises ont constaté paradoxalement que les pourcentages de premiums obtenus restent souvent à un seul chiffre malgré des campagnes de communication, souvent superficielles et attribuées à tort ou à raison a du « green-washing ». Il y a eu un frémissement depuis la crise mais pas dans les proportions attendues par ces mêmes entreprises.
Comment une entreprise peut-elle donc faire contribuer l’acheteur avec un premium de prix ?
Après des décennies de faible inflation, les équipes commerciales et les entreprises dans leur ensemble ont perdu le savoir-faire en termes d’augmentation de prix, voire la capacité à défendre un supplément de prix pour une innovation. Cette faiblesse doit être comblée rapidement à l’heure du local/vert /solidaire. Cette compétence consiste à passer d’une liste traditionnelle de fonctionnalités d’un produit à l’articulation et quantification de leurs bienfaits (économies dans la durée, réduction de risque, certification plus rapide), puis par la capacité à mettre en place une différenciation de ces bienfaits pour chaque segment de clientèle, et enfin par la capacité à rendre mesurable l’intangible : quelle est, par exemple, la valeur en euros du fait que votre produit permette à votre client de se rapprocher plus rapidement de sa propre certification ?Un corollaire souvent oublié est la transparence dans les choix et la nécessaire éducation du consommateur sur la destination de chaque part du coût, et donc du prix. Dans le B2B, l’indexation éventuelle sur des critères acceptés par tous peut être une solution, mais a double tranchant… Par ailleurs, les enquêtes générales d’opinion masquent la propension à payer plus de certains segments de la population. Mieux cibler ces clients ( bien au-delà d’un affichage « provenance France » ou « rayon bio » ou « gamme verte ») permet de mieux coller à leur « willingness to pay » souvent sous-estimée par les acteurs vertueux. La période actuelle d’explosion du digital et du « clic & collect » a accéléré l’identification des clients engagés et représente une opportunité pour les fidéliser, mais aussi pour aller plus loin dans la satisfaction de leurs attentes monétisables ou non.Mais au lieu de rester focalisées sur le niveau de prix (et son augmentation très visible), les entreprises doivent aussi et surtout revoir la structure de leur pricing et l’adaptabilité de leur modèle de revenu.
En quoi la restructuration du prix est-elle une solution pour couvrir les surcoûts de la RSE ?
Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à adopter des modèles de monétisation innovants : l’abonnement, le « dynamic pricing », le changement de l’unité de prix (euros par km, par nombre de mois sans panne…), le prix basé sur l’usage, le freemium… Un revenu récurrent même s’il est variable permet de mieux accompagner la prise de conscience future des bienfaits. L’incorporation du service dans le produit ouvre aussi de nouvelles dimensions pour la discussion prix. Les délais de paiement, mais aussi le financement accordé pour des motifs de solidarité ont une valeur perçue (nous l’avons mesurée) beaucoup plus élevée (et durable) qu’une réduction de prix. La réduction de prix ainsi évitée (et plus généralement la remise à plat de grilles de remises historiques, désormais en porte à faux avec les nouveaux objectifs RSE) est une forme d’augmentation du prix net. Enfin, les tactiques de pricing comportemental, importées des États-Unis et adoptées marginalement jusqu’à présent dans quelques secteurs économiques ou dans le commerce en ligne représentent un réservoir d’une dizaine de leviers dits « irrationnels », mais dont l’effet prévisible sur les comportements d’achat et la marge est significatif. Je n’en citerai que quelques-uns : anchoring, versioning, nudging, good/better/best… Restructurer l’offre et le pricing permet d’offrir des options locales, vertes ou solidaires en toute transparence mais facilite aussi le switch.
Les entreprises qui font des choix vertueux survivront-elles mieux à la concurrence ?
Non seulement survivront mais gagneront ! Depuis des années, je mène ce combat et les succès sont là. En fin de compte rentabilité et responsabilité sont conciliables à condition que la mission, la structure et la gestion du pricing soient remises à plat et reprises en main directement par les dirigeants d’entreprise (sous l’impulsion parfois de certains investisseurs qui integrent progressivement la RSE dans leurs critères d’évaluation de leur portefeuille). Il s’agit d’ailleurs plus de leadership que de gestion, de courage plus que de complaisance, de créativité plus que de comptabilité, de vision plus que de court-termisme, et de résilience stratégique autant que de maîtrise tactique.
Augustin Manchon (H.83) a débuté sa carrière dans le conseil en stratégie chez Mars & Co avant de rejoindre Braxton, la division stratégie de Deloitte, à Paris puis Londres, Madrid et Toronto. En 1994, il « remonte le Gulf Stream » et prend la direction américaine de la nouvelle practice Customer Value Management avant de lancer avec succès la practice du pricing. Il rejoint ensuite le cabinet Accenture pour y fonder cette practice et devenir le leader mondial en moins de deux ans. Après un passage au sein du cabinet SKP spécialisé en pricing fonctionnel, il crée en 2009 Manchon & Company à Toronto avec une antenne à Paris depuis 2016.
MANCHON & COMPANY a été créée par Augustin Manchon en 2009. Spécialisée dans le pricing, la société accompagne les directions générales dans tous les secteurs sur cette problématique devenue essentielle aujourd’hui en Amérique du Nord et en Europe. Slipstream a distingué Augustin Manchon dans son « Top 40 Pricing Influencers in the World » (19e Mondial, 8e en Expertise, seul Français).
Published by La rédaction