24h avec Thomas Jonas (H.93)
Après une première vie dans le secteur du packaging, Thomas Jonas (H.93) a troqué sa casquette d’industriel pour développer, à Chicago, les micro-organismes capables de produire les protéines de demain.
Comment nourrir 10 milliards d’individus sans épuiser les ressources limitées offertes par notre planète ? A quelques semaines de la COP27, Thomas Jonas, barbe de prophète et regard bleu clair, n’est pas du genre à asséner des certitudes ou chercher à plaquer des solutions toutes faites. Sur une plage de Hawaii, il y a dix ans, il s’est dit que les emballages industriels qu’il avait produits au cours de sa vie professionnelle faisaient plus partie des problèmes que des solutions aux enjeux du XXIe siècle. Alors il a pris son bâton de pèlerin et a fait le tour des scientifiques, à la recherche d’idées inspirantes, capables d’ouvrir à cet entrepreneur une carrière riche de sens. Au fond des eaux acides d’un cratère montagneux de Yellowstone, un micro-organisme constitué à 50 % de protéines est découvert : Fy, un microbe miraculeux, capable de survivre à des conditions extrêmes, et qui n’a besoin que d’un peu d’eau et de sucre pour se multiplier à la surface de la terre. De cette rencontre entre un homme et un champignon est né Nature’s Fynd, start-up qui vaut désormais près de 2 milliards de dollars et fait la fierté de l’Amérique. Jean et basket aux pieds, Thomas nous reçoit dans son usine-laboratoire de Chicago. Il revient tout juste de Seattle, où il participait à un séminaire en compagnie de Bill Gates. A la tête de sa fondation Breakthrough Energy Ventures, le créateur de Windows a été l’un des premiers investisseurs à croire au potentiel de Nature’s Fynd. Au cours de cet événement, on pouvait croiser le secrétaire d’État à l’Énergie, le patron du fonds BlackRock ou encore le milliardaire Jeff Bezos, qui commercialise les produits de Nature’s Fynd à travers sa chaîne de magasins bio Wholefood. Il y a peu, le patron français a même été reçu à la Maison-Blanche. Mais il garde les pieds sur terre. A 51 ans, ce visionnaire sait qu’il n’est qu’au tout début de l’aventure. Son projet : permettre à l’humanité de produire des protéines non animales en grande quantité, avec un impact carbone minimal.
8h dans le quartier d’Obama
Premier café de la journée pour Thomas Jonas, dans sa maison de Hyde Park. Loin du centre-ville prisé des expats, le Français a choisi d’installer sa famille dans ce joli quartier de Chicago depuis lequel Michelle et Barack Obama ont conquis l’Amérique. Au bord du lac Michigan, ce quartier est un concentré des paradoxes de la grande ville du Midwest : les habitants des quartiers pauvres y côtoient les professeurs de l’Université de Chicago. Cette dernière se classe parmi les meilleurs centres de recherche mondiaux.
9h, au cœur de l’ancienne «Jungle»
Sur la route, les friches industrielles succèdent aux néons des enseignes de fast-foods. Soudain, au détour d’un boulevard, Thomas nous indique une élégante arche en pierre, coincée entre deux entrepôts anonymes. « Bienvenue dans la Jungle ! », annonce-t-il. C’est le surnom donné à ce qui fut le plus grand abattoir du monde, dont il ne reste aujourd’hui que le portail. Au XIX siècle, 700 000 têtes de bétail venues des plaines du Midwest attendaient d’être dépecées dans des enclos gigantesques accolés à la première usine agroalimentaire moderne de l’histoire. Aujourd’hui, les robinets à saucisses croqués par Hergé dans Tintin en Amérique ont disparu, et c’est dans cet ancien temple de l’équarrissage que Thomas Jonas a choisi, non sans humour, d’installer son usine de protéines non animales. Chicago reste aujourd’hui le siège de l’industrie alimentaire des États-Unis, Kraft ou McDonald’s y ont leur siège. Vienna Food, le géant américain du hot-dog bon marché, trône juste en face de Nature’s Fynd…
9h30 aux fourneaux de la cuisine-lab
Face à Thomas, un brie plus vrai que nature apporté par un jeune chercheur qui s’amuse déjà de la réaction du patron français face à ce fromage « made in America »… et surtout sans lait de vache. Les salariés ont pour la plupart entre 20 et 30 ans. « Ici, on recrute des biologistes, des restaurateurs férus de tech ou des spécialistes de l’industrialisation. Leur seul point en commun : la curiosité, la qualité numéro 1 que j’exige au moment du recrutement. » Sous la fourchette, la croûte du fromage résiste bien. Le fromage est frais en bouche, sa texture proche d’un produit à base de lait de vache. Le patron lève un sourcil : il faudra corriger une légère amertume. « Le goût, c’est essentiel. Si le produit d’origine non animale n’a pas de saveur, les consommateurs l’achèteront une fois par curiosité, mais ne reviendront plus jamais. » Sur la paillote : un fromage frais sans lait et une saucisse sans porc. Des produits lancés dans deux magasins il y a un an et qui ont déjà conquis les rayons de 600 supermarchés aux États-Unis.
10h30, le réveil de Fy
Depuis les entrailles d’un congélateur réglé à –79 °C, un chercheur extrait précautionneusement une fiole de la taille d’un dé à coudre. « Il y a des milliards de Fy à l’intérieur. » Fy, c’est le nom donné à ce micro-organisme découvert par Mark Kozubal, un chercheur associé à la Nasa, qui est la matière première de tout ce qui est produit par Nature’s Fynd. Pour l’instant, Fy se « réveille » doucement à la chaleur du labo. Mais interdiction de prendre des photos. Ce n’est pas pour rien que l’entreprise de Thomas Jonas est soutenue par le gouvernement américain. La bataille pour la sécurité alimentaire fait l’objet d’une compétition mondiale. Il lui a fallu huit ans et des millions investis en recherche pour aboutir à ce résultat. L’entrepreneur veille jalousement sur ses secrets de fabrication.
11h, l’heure des germinations
L’hygiène de l’usine n’a rien à envier à celle d’une maternité. La chaleur de l’atmosphère évoque celle d’une couveuse. Derrière la vitre, un robot se déplace silencieusement. Avec les yeux aimants d’un père, Thomas l’observe transporter de grands plateaux couverts d’une sorte de fine pâte à pizza carrée : les germinations de Fy. « Le plateau, c’est notre champ. Bientôt, on pourra récolter. Je suis un agriculteur », s’amuse le gentleman-farmer. En seulement quatre jours, avec juste un peu d’eau et de sucre, Fy grandit et atteint sa taille adulte. Le résultat : de grands bacs d’une belle pâte blanche : un produit hyper riche en protéine, dont la texture fibreuse n’est pas sans rappeler celle du poulet. « Sauf qu’ici, on obtient cette protéine avec 99 % d’eau et 94 % d’émissions de gaz à effet de serre de moins que dans un élevage animal. On crée la nourriture de l’avenir. »
11h30, réunion de production
Lors de la réunion avec la responsable de production, Thomas s’emballe pour un système permettant le suivi de chaque plateau dans le circuit de l’usine. Ce qui l’anime : l’amour du risque et de l’innovation. « Les rovers de nos usines étaient livrés non étanches : il a fallu les adapter nous-mêmes. Quand on développe une nouvelle technologie, il faut tout inventer et accepter de se planter constamment. C’est la première chose que je dis aux collaborateurs qui nous rejoignent : tentez des choses, et si vous vous plantez, on corrigera le tir. »
12h, sandwich aux falafels
Au milieu de l’open space, Thomas s’offre une courte pause déjeuner sur un coin de table. Un sandwich aux… protéines végétales, évidemment. Il n’y a ici ni bureau ni place attitrée. Halloween approche et en cette « journée du chapeau », le PDG, qui a gardé la tête nue, est entouré de jeunes affublés de perruques et bonnets. « Franchement, je ne suis pas le plus qualifié dans la salle. Je suis juste celui qui tente de recruter les meilleurs joueurs dans leur catégorie. Je vois mon rôle comme celui qui pose les bonnes questions, sans comprendre toutes les réponses ! Mais j’apprends constamment, et c’est ce qui me fait vibrer. »
13h, atelier de confection
Sous la peau, l’imitation est encore parfaite. Le craquant du cuir, sa souplesse. Ne manque que l’odeur, mais la jeune créatrice y travaille. C’est la dernière innovation d’un entrepreneur qui n’aime rien tant que surprendre : un sac à main produit à partir de Fy, la fameuse bactérie découverte dans le parc naturel de Yellowstone. Après avoir mis au point différents substituts de viande, l’entreprise s’est mis en tête de créer un ersatz de cuir. Et l’effet est bluffant. « Avec le changement climatique, une grande partie de ce que nous produisons ou consommons ne sera plus disponible dans le futur. À nous d’inventer aujourd’hui les nouvelles technologies qui nous permettront de proposer des alternatives soutenables. »
14h, face aux micros
Devant son ordinateur, Thomas répond de bonne grâce à un jeune podcasteur pour une interview. L’émission a pour thème l’optimisme. « On s’est vite rendu compte que le secret, c’était de faire goûter nos nuggets végétaux : à la minute où on les pose sur la table, plus personne ne regarde les slides et c’est très bien comme ça. La preuve ? Le goût de nos nuggets, c’est la première chose dont a parlé Bill Gates dans son interview au journal Rolling Stone !» Le sens de l’anecdote et l’enthousiasme américain. Le sens du partage, surtout : quand la connexion s’interrompt, c’est le patron qui plonge dans les câbles et les menus pour rétablir la liaison vidéo. L’entretien devait durer quarante minutes. Finalement, Thomas accorde deux heures à son jeune interlocuteur. « C’est une forme de responsabilité. Je ne sais pas comment faire autrement. On est une toute petite planète et on joue un sport collectif. Les solutions à des problèmes ne peuvent être que des réponses systémiques. Cela suppose forcément un haut niveau de coopération. »
16h, rattrapé par son directeur financier
Le temps file et la journée est loin d’être terminée. Thomas fait le point avec son directeur financier sur un nouvel investissement : une usine de dimension industrielle pour répondre à la demande du marché américain. Une dernière question avant de se séparer : qu’a-t-il ressenti lorsqu’il a été élu HEC de l’année 2022 ? « J’ai été infiniment honoré… mais, honnêtement, je suis très mauvais pour célébrer mes victoires. En vacances comme dans la vie, je pense toujours à la prochaine étape. »
Published by Matthieu Fauroux