24h avec Sœur Nathalie Becquart (H.92)
En février 2021, Nathalie Becquart (H.92), 54 ans, avait été nommée sous-secrétaire au Synode des évêques par le pape François. Cette assemblée, déterminante pour l’avenir du catholicisme, vient de s’ouvrir à Rome. HEC Stories l’avait suivi dans les coulisses du Vatican, entre la basilique Saint-Pierre et les rives du Tibre. Rencontre.
Le jour se lève à peine sur la cité du Vatican. Les cloches de la basilique Saint-Pierre sonnent l’heure des laudes. Seuls les Gardes suisses semblent réveillés, au garde-à-vous dans leur costume jaune, bleu et rouge, hallebardes pointées vers les cieux et mines sévères derrière d’anachroniques masques anti-Covid. En cette fin novembre, les petits matins romains sont frisquets, et par-dessus leur tenue d’apparat, ils portent d’amples pourpoints noirs, qui leur donnent plus encore l’air d’appartenir à une autre époque. De fait, cette force militaire de seulement 135 hommes assure la sécurité du plus petit État du monde depuis 1506. C’est dire s’ils font partie du décor. On ne peut pas en dire autant de Sœur Nathalie Becquart. Tailleur noir strict, étole pastel autour du cou, manteau beige, la religieuse française est arrivée à Rome en février. Si cette native de Fontainebleau avait l’habitude de venir régulièrement au Vatican, elle n’avait « jamais imaginé s’y installer », reconnaît-elle. Et encore moins devoir quitter sa vie communautaire parisienne, avec ses sœurs de La Xavière, une congrégation de spiritualité ignatienne dans laquelle elle est entrée en 1995, à l’âge de 26 ans, seulement trois ans après l’obtention de son diplôme à HEC. Aujourd’hui, à 52 ans, la voilà débarquant dans la ville éternelle. «Comme une expatriée », dit-elle. C’est le pape François qui l’a voulu. Alors, il n’était pas question de refuser. Sa nomination la propulse au cœur du Vatican, dans ces arcanes du pouvoir où se croisent prélats aux manières aristocratiques et diplomates du monde entier. Un monde de soutanes et de réseaux, de jargon en latin et d’usages séculaires. Les femmes y sont certes présentes, mais rarement à de si hautes fonctions.
8h00, Piazza San Pietro
Pour le commun des mortels, son titre apparaît un tantinet barbare : sous-secrétaire du secrétariat général du Synode des évêques. En clair, Nathalie Becquart occupe le poste de numéro deux de cette importante institution consultative, qui se réunit à intervalles réguliers pour examiner les questions essentielles de l’Église catholique. «Cet instrument de dialogue a été créé par Paul VI en 1965, à la fin du Concile Vatican II, pour servir d’outil de conseil au service du pape et renforcer la collégialité entre les évêques. Mais aujourd’hui, avec le pape François, qui en a fait un instrument essentiel de sa réforme, il a aussi pour enjeu d’impliquer tous les croyants du monde entier dans la démarche synodale et de promouvoir la synodalité », explique Sœur Nathalie, en traversant d’un pas preste la place Saint-Pierre. Tel est désormais son trajet quotidien jusqu’à ses bureaux. Dix minutes au pas de course entre le palais du Saint-Office, au dernier étage duquel elle est logée, et la Via della Conciliazione, large avenue qui relie la cité pontificale au reste de Rome. Beauté absolue du décor. « Se retrouver là, si proche de Saint-Pierre, qui est l’édifice le plus important du catholicisme, est quelque chose d’unique », avoue-t-elle, avant d’égrener la liste des « dicastères » (les ministères du Vatican) devant lesquels elle passe pour arriver jusqu’au Palazzo dei Convertendi, un bâtiment de la Renaissance à la façade ocre-rose, célèbre pour avoir été la dernière demeure du peintre Raphaël. Le Secrétariat général en occupe le second étage. En haut d’un escalier monumental, une double porte s’ouvre sur un hall de marbre. Accueil par Andrea, l’officier du protocole, en veste bleu poinçonnée des emblèmes du Saint-Siège. Un peu plus loin, après une petite chapelle et un salon de réception, s’ouvre le bureau de la sous-secrétaire, où la discrète Ombretta, son assistante, l’attend déjà avec ses agendas et ses parapheurs sous le bras.
8h15, la valse des plannings
C’est l’heure du premier casse-tête romain de la journée. « Mon agenda est non seulement bien rempli, mais surtout sans arrêt bousculé par une spécialité locale : les changements de dernière minute », prévient Sœur Nathalie. Une manière de nous annoncer que les prochaines vingt-quatre heures en sa compagnie ne ressembleront pas à une retraite contemplative… «C’est le mode de fonctionnement de Rome, s’excuse-t-elle. Ici, les plannings se font et se défont sans arrêt. Ilfaut apprendre la souplesse…» Vu son emploi du temps, aussi mouvant soit-il, il y a une certitude : la dolce vita à l’italienne ne fait pas vraiment partie de l’horizon. Elle a en effet la lourde charge d’orchestrer, auprès de son supérieur direct le cardinal maltais Mario Grech, la prochaine grande assemblée ecclésiastique convoquée par le pape. Après avoir porté sur la famille en 2015 et sur la jeunesse en 2019, cette nouvelle convocation répond à l’intitulé suivant : « Pour une Église synodale : communion, participation et mission ». Traduction ? « Il s’agit de favoriser une vaste réflexion sur ce que sera l’Église de demain », décode la religieuse. Le processus vient de débuter dans tous les diocèses de la planète. Il doit aboutir à une assemblée générale qui se tiendra au Vatican en octobre 2023. Bref, le temps est compté. Et pour mieux faire comprendre à ses interlocuteurs ce que tout cela signifie, Sœur Nathalie aime rappeler l’étymologie du mot « synode » qui en grec ancien pourrait se traduire par « marcher ensemble ». Pour le reste, il suffira d’écouter ses nombreuses interventions au fil de la journée. Car son agenda est farci de « conférences Zoom » et autres « webinars », souvent jusque tard le soir, avec des congrégations, des diocèses et conférences épiscopales, des associations. Des rencontres à distance, au fil des fuseaux horaires, et au cours desquels elle doit livrer le vade-mecum de la synodalité telle que le Saint-Père l’entend.
10h00, café-pizza avec son staff
Pour l’instant, il est temps de rejoindre une petite salle à manger où se tient le traditionnel café du lundi. Sur une table, fument une dizaine d’expressos escortés d’une… pizza ! Pas de doute, on est bien en Italie. Petit-déjeuner d’une simplicité quasi biblique : dans sa boîte en carton rectangulaire, la belle pâte fine, croquante à souhait, exhale ses parfums de coulis de tomate tiède où essaiment quelques feuilles de basilic frais. Un régal. Chacun, sa part dans une main, son ristretto dans l’autre, se salue en mélangeant italien, espagnol, français, anglais… L’équipe brasse toutes les nationalités, mais reste de taille modeste : seulement quatorze personnes. Et encore, il y a eu ces derniers mois pas mal de renforts. Sœur Mary, une franciscaine des États-Unis, n’est là que depuis fin septembre. Don Pasquale, un théologien au visage glabre, est là depuis quelques années. Karina, nippo-argentine, arrive tout juste d’Amérique du Sud. Il y a aussi Thierry Bonaventura, « un français du 9-3 », comme il dit. Engagé de longue date dans l’église et rompu aux subtilités de la communication pontificale, ce Sicilien né en France a pris son poste à la fin août. À ses côtés, Alfonso, barbe blanche et petites lunettes rondes, est la mémoire des lieux : ce laïc père de trois enfants travaille ici depuis quarante ans. Quant à Paola, elle gère l’administratif depuis un quart de siècle. À quoi s’ajoute l’autre « numéro deux » du secrétariat général : Monseigneur Luis Marín de San Martín, 60 ans. Ordonné évêque en avril dernier, ce fringant Madrilène est l’alter ego de Sœur Nathalie. Son bureau communique directement avec le sien. À eux deux, ils se répartissent le travail en fonction des langues des pays réclamant leur intervention. À lui donc les ouailles hispanophones. À elle, les francophones et les anglophones.
12h00, en direct avec les Sœurs bleues
Retour à son bureau, où en matière de décoration, la sobriété prime. Seule touche personnelle : cette petite croix en bois accrochée au mur, qu’elle a reçue il y a bien longtemps à son entrée chez les Xavières. Depuis son atterrissage dans la ville éternelle, elle s’est surtout attelée à parfaire son italien. « Indispensable si l’on veut naviguer au Vatican », constate celle qui nourrit par ailleurs une passion pour la voile. Quarante heures de cours intensifs et dix mois de pratique plus tard, la voici prête : cette semaine, elle doit prononcer sa première intervention en public entièrement dans la langue de Dante. Ce matin, c’est tout de même en français qu’elle se connecte à sa première visioconférence de la journée. Derrière l’écran, l’attendent les Sœurs de Notre-Dame de l’Immaculée Conception de Castres, dites « les Sœurs bleues » en raison de la couleur de leur habit. Une congrégation de 600 membres à travers le monde. Des participantes d’Amérique du Sud, d’Afrique, de France et d’Italie sont réunies par le miracle de l’Internet. Durant de longues minutes, l’ordinateur de Sœur Nathalie se transforme en une étourdissante tour de Babel : les « bonjours » crépitent dans toutes les langues. Puis, la sous-secrétaire prend la parole pour détailler ce qu’est le « chemin synodal tracé par le pape François ». « Il s’agit d’une expérience commune à vivre comme un pèlerinage, expose-t-elle. L’enjeu est de travailler tous ensemble au sein de l’Église, prêtres, évêques, laïcs, dans la diversité des vocations…» Pour les 600 000 religieuses à travers le monde, Sœur Nathalie apparaît aujourd’hui comme un symbole fort : par la grâce de sa nomination, elle crève un plafond de verre en devenant la première femme de l’histoire à avoir le droit de vote à l’assemblée des évêques. «Cela tombe sur moi, mais je le reçois comme un signe de confiance envoyé à toutes les femmes de l’Église, tempère l’intéressée. C’est aussi une réponse à tout ce qui s’est dit durant les derniers synodes et sur lequel le pape insiste beaucoup : l’enjeu est désormais d’associer les femmes aux prises de décisions. » La diplômée d’HEC, qui fut pendant dix ans responsable de la pastorale des jeunes au sein de la Conférence des évêques de France, est en réalité devenue incontournable. Elle ne s’en cache pas. « L’appel du Saint-Père rejoint un appel intérieur que j’entends depuis plusieurs années à servir la synodalité. Avant d’arriver ici, j’ai passé un an et demi à faire un travail de recherche sur la synodalité au Boston College, et j’avais été nommée consultrice pour le Secrétariat général du Synode des évêques après avoir participé au précédent synode sur les jeunes, en 2018. »
13h00, en compagnie des journalistes
La matinée se poursuit par des appels téléphoniques, le plus souvent en italien. Puis par un rendez-vous avec des journalistes du quotidien catholique français La Croix. Cette fois pour une rencontre avec le « numéro un », le cardinal Grech. Mais ils ont aussi prévu de passer un moment avec Sœur Nathalie. Dans le petit monde des correspondants de presse du Vatican, on se connaît bien, on se tutoie et on s’appelle même par son prénom… L’ambiance est amicale. Mais les sujets épineux ne sont pas esquivés. En particulier, le climat tourmenté en France depuis la publication du rapport Sauvé (la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église). Une demi-heure d’entretien à bâtons rompus. Puis il faut déjà passer à autre chose. Car Frère David Mc Callum, un jésuite new-yorkais, patiente dans une autre pièce…
14h00, à la table du cardinal
Voix de stentor, carrure de footballeur américain et poigne de chiropracteur, cet ecclésiastique tout sourire est le responsable d’un programme international nommé « Discerning Leadership » et membre de la commission méthodologie du synode pilotée par Sœur Nathalie. Sa mission ? Fournir aux responsables ecclésiaux le support méthodologique idoine pour mener un Synode efficace et constructif. Un vrai travail de Romain ! David, escorté d’un de ses collègues, vient justement faire le point sur ses avancées avec le Cardinal Grech, Monseigneur Luis Marin de San Martin et Sœur Nathalie. «Rencontre confidentielle », nous prévient-il. Les portes se referment sur le déjeuner de travail – pizzas, coca-cola et bières au menu –, qui se prolongera une bonne partie de l’après-midi.
18h00, rituel du lundi soir
Nous retrouvons la marathonienne du Synode à quelques pas de son bureau, sur le parvis de l’église Santa Maria in Traspontina. Les frères de l’ordre du Carmel, dans leur ample robe de bure marron, y tiennent le lundi une messe à laquelle elle a pris l’habitude d’assister. Sœur Nathalie en profite aussi pour prendre des nouvelles des sans-abri qui campent au pied de l’église. « Quand je suis arrivée en février, j’ai d’abord logé dans un foyer du Vatican pour le clergé, à quelques pas d’ici. Si bien que, très vite, j’ai lié connaissance avec eux », explique-t-elle. Aujourd’hui, elle les appelle par leur prénom, s’enquiert de leur santé. Une façon de poursuivre son engagement chez les Xavières. Sa congrégation, ancrée dans la spiritualité de Saint Ignace de Loyola et dont on a fêté en 2021 le centenaire, a pour principe de vivre la foi toujours en contact avec la société. Ce soir, alors qu’on s’attable avec elle dans un restaurant du Borgo (le quartier qui borde le Vatican), elle semble enfin s’autoriser à souffler un peu. Derrière ses lunettes, son visage si concentré durant la journée se détend pendant qu’on passe la commande : antipasti, pasta all’amatriciana et risotto cacio e pepe. Pas de doute, la cuisine romaine possède ce pouvoir de faire oublier les vicissitudes de l’expatriation. Mais le répit est de courte durée : une heure, pas plus… Décalage horaire oblige, un séminaire en direct des USA débute bientôt. Il est 21 h, Sœur Nathalie doit retourner devant son ordinateur.
8h00, messe du mardi matin
Le lendemain, l’équipe au grand complet se réunit dans la chapelle du Secrétariat général pour une messe célébrée par le Cardinal Grech lui-même. En chasuble verte, le prélat distribue la communion, puis après un long temps de recueillement, l’assemblée entonne un Magnificat. Après quoi, chacun retourne à ses occupations. Sœur Nathalie nous propose d’aller jeter un œil à la terrasse de ses appartements… Un vrai cadeau. Car le dernier étage du palais du Saint-Office offre l’une des plus belles vues de Rome. L’accès est réglementé. Les gardes Suisse y veillent. Le souverain pontife loge à deux pas et nous sommes dans le quadrilatère des hauts dignitaires. À la sortie d’un ascenseur cacochyme, Sœur Nathalie salue d’un « Éminence » son voisin de palier, le cardinal Semeraro, préfet de la Congrégation pour les causes des saints, l’un des hommes les plus puissants du Vatican, celui qui administre l’ensemble des procès en béatification et canonisation.
9h00, terrasse avec vue
Là-haut, le panorama est à couper le souffle. L’appartement donne sur le dôme de la basilique Saint-Pierre. À bâbord, les pins et cyprès des jardins du Vatican. Pile en face, la fameuse fenêtre à laquelle le pape apparaît régulièrement le dimanche à midi pour l’Angélus. À tribord, l’université pontificale urbanienne et la colline verdoyante du Janicule. Tout Rome est à nos pieds. Notre hôte s’éclipse pendant qu’on savoure le paysage : elle doit « étendre son linge ». C’est une règle qu’elle s’est imposée dès son arrivée : garder une vie simple. « Occuper un endroit aussi prestigieux a été une bataille contre mes convictions, admet-elle, mais c’était la seule solution pour être efficace dans ma mission. » À l’intérieur, son appartement est quasi vide. Pas une once de luxe. Seulement quelques meubles fonctionnels qu’elle a récupérés çà et là. Une pièce entière est dédiée à la prière. Chaque jour, matin et soir, devant un petit autel de fortune, elle y respecte le plus possible le rythme des recueillements de sa communauté parisienne. Une fois par mois, elle s’impose un temps dit de « désert », journée de silence total et de dépouillement, loin, très loin, des ors de la papauté.
16h00, le long du fleuve
(UISG). L’institution veille sur toutes les religieuses du monde. Elle y a ses meilleures alliées à Rome. Comme cette Irlandaise à poigne, Sœur Patricia Murray. À la tête de l’UISG, cette septuagénaire dynamique pratique les arcanes du Vatican depuis 1997, et a, dit-on, l’oreille du pape François. Ou encore Sœur Florence, de la congrégation des Religieuses du Sacré-Cœur. Une amie de longue date qui gère le « Projet Migrants », chargé de venir en aide à ceux qui débarquent sur les côtes de la Sicile et de l’île de Lampedusa. C’est avec cette Bretonne au caractère bien trempé que Sœur Nathalie est venue pour la première fois à Rome. C’était l’été 2000, il y a plus de vingt ans. Elle présidait l’association «Vie en mer, entrée en prière », qui organisait des retraites spirituelles en voilier. À l’époque, les deux mordues de navigation avaient traversé la Méditerranée à la voile depuis la côte du Var jusqu’à Ostie, le mythique port de la Rome antique, pour rejoindre les Journées mondiales de la jeunesse. Le genre d’odyssée initiatique qu’on n’oublie jamais et qui nous apprend à affronter les vents contraires.
Published by La rédaction