24h avec Marion Buchet (E.21)
Diplômée en psychologie et spécialisée dans la gestion du stress, Marion Buchet est l’une des rares femmes pilotes de chasse de l’armée française. À 38 ans, l’aviatrice, inscrite en Trium EMBA à HEC, s’ouvre à de nouveaux horizons.
Au bout d’une allée entravée de plots en béton et de herses automatiques, plusieurs paires d’yeux nous fixent. Les militaires en faction attendent, interloqués, qu’on leur explique ce que, par un matin gris d’octobre, font ici une photographe armée de Leica et un reporter arborant stylo et carnet à spirale… « Vous avez rendez-vous ? », s’enquiert la voix dans l’hygiaphone. Bienvenue sur la base aérienne 705 de Tours ! Oui, nous avons rendez-vous. Et pas avec n’importe qui. La capitaine Marion Buchet, 38 ans, pilote de chasse. Autant dire un oiseau rare dans le ciel de l’armée française.
9h, l’autre monde
Marion Buchet vient de rentrer du désert koweïtien où, sous un soleil de plomb et par une température moyenne de 51 °C, elle a participé à une mission internationale. C’est ici, sous les latitudes tempérées de la Touraine, qu’elle s’est posée, comme à chaque fois qu’elle n’est pas en opération extérieure (opex). Après trois mois loin de chez elle, elle a retrouvé sa fille, Juliette, 9 ans, et repris le cours normal de sa vie. « Retour à mon quotidien de militaire et de maman, rien de bien spécial à raconter », s’était-elle défendue dès le premier contact téléphonique, surprise qu’on s’intéresse à elle. « On ne passe pas notre temps à faire des loopings, vous savez », précisait-elle encore, des fois qu’on imagine atterrir dans un remake de Top Gun. Le décor, déjà, n’a rien à voir avec la Californie du blockbuster. Pas un seul palmier. Et, en fait de Pacifique, les méandres de la Loire.
Étendue sur 300 hectares, la base se résume à des avenues tirées au cordeau, des bâtiments ripolinés dans un camaïeu de verts et de bruns, des pelouses peignées au centre desquelles claque le drapeau tricolore. Çà et là, de vieilles carlingues sont exposées comme des œuvres d’art, le nez dressé vers le ciel. L’enclave est bien gardée. Pour y pénétrer, il faut annoncer sa venue plusieurs jours à l’avance. Envoyer sa date et son lieu de naissance pour des vérifications en haut lieu. Ne pas avoir oublié son passeport. Sur place, le protocole exige qu’on se prête à diverses formalités avant d’obtenir le précieux badge « visiteur ». L’opération dure de longues minutes, au cours desquelles il n’est pas recommandé de s’amuser à prendre la moindre photo. Après quoi, les barrières s’ouvrent enfin vers cet autre monde bien ordonné où Marion Buchet apparaît. Regard concentré, cheveux tirés sous le calot réglementaire, elle porte un pantalon multipoche kaki et un blouson d’aviateur assorti, sur lequel sont accrochés ses galons d’or, trois barrettes qui désignent son grade. Ce n’est pas Top Gun, mais cela en impose tout de même… Le style aviateur, subtil cocktail d’assurance et de décontraction, y est sans doute pour quelque chose.
9h30, question de nom
On hésite… Doit-on dire « Mon capitaine », « Ma capitaine », « Madame la capitaine » ou simplement « Capitaine » ? « Appelez-moi plutôt Marion, non ? » s’amuse l’intéressée, mains dans les poches. La féminisation des grades fait qu’on ne donne jamais du « mon » (abréviation de « monsieur ») à des femmes officiers ou sous-officiers. Mais, le plus souvent, les civils sont exemptés de ces questions protocolaires – surtout dans l’armée de l’air, connue pour cultiver une certaine décontraction. Pour voler plus vite que le mur du son, mieux vaut ne pas s’encombrer de manières. « Notre outil de travail, c’est l’avion, il faut une efficacité immédiate, explique Marion. La hiérarchie existe, mais on ne se préoccupe pas constamment des grades. Le tutoiement est souvent la norme. »
9h40, c’est sa tournée
Depuis son retour de mission, l’aviatrice a retrouvé ses attributions, à savoir son poste d’Osab, l’un de ces mystérieux acronymes de l’armée qui signifie « officier sécurité aérienne de la base ». « Il s’agit de superviser tout ce qui concerne la sécurité aérienne, explique-t-elle. Des interventions des pompiers aux oiseaux qui se posent en bord de piste, en passant par les réglementations à respecter et le maintien en bon état des équipements. » Un rôle qui engage les différents services de cette étrange petite ville militaire. « Ce boulot nécessite de devenir experte de quantité de sujets : je me suis par exemple intéressée au comportement des sangliers pour protéger nos grillages. » Ce matin, elle effectue sa tournée d’inspection habituelle. Nous longeons des hangars aux portes closes, des ateliers voués à l’entretien, de vastes esplanades prêtes à accueillir les escadrons. Arrêt à la cellule météo. Des cumulus hachurés et des graphiques abscons se meuvent sur de grands écrans plats que deux hommes en treillis ne quittent pas des yeux. Tout juste se contentent-ils d’un salut de la tête. Sur un mur, quelqu’un a accroché la devise de ce petit bureau silencieux : « Celui qui renonce à devenir meilleur cesse déjà d’être bon. » Même ambiance studieuse une vingtaine de mètres plus haut, dans la tour de contrôle qui surplombe la piste. Les baies vitrées dévoilent un panorama à 360 degrés. Au loin, les forêts de la Touraine, des vallons verdoyants et des nuées s’échappant de la Loire. Un panneau indique en rouge « Piste occupée ». Un Falcon est annoncé pour les heures qui viennent… On n’en saura pas plus.
10h, l’arme biologique
Retour sur le plancher des vaches. Sur une porte, il est inscrit « Fureterie ». On peut vraiment fureter, par ici ? Sourire énigmatique de Marion. À l’intérieur, une grande cage tapissée de paille sert de demeure à Hermine, 8 ans, un furet au pelage blanc et aux canines acérées. Depuis peu, la bestiole vit seule, mais elle fut longtemps à la tête d’un féroce bataillon de plusieurs mustélidés. Leur mission ? « Débusquer les rongeurs et s’attaquer aux lapins jusque dans leurs terriers quand ils ont la mauvaise idée de coloniser les abords du tarmac, explique le le soldat en charge de cette escouade carnivore. C’est une technique de chasse ancienne, certes un peu barbare, mais qui a fait ses preuves. » On ne s’éternise pas, hélas, sur le sujet, les pompiers nous attendent juste à côté.
10h30, vers la transition
La réglementation veut que, dès qu’un avion est en approche ou au décollage, l’un des camions rouges de la base stationne en bordure de piste, lances à incendie au garde-à-vous. Aujourd’hui, c’est jour de vérification des équipements. Mieux vaut que tout fonctionne, d’autant que la base partage sa piste principale, longue de 2 400 mètres, avec le modeste aéroport civil Tour-Val de Loire. Avant la crise sanitaire, jusqu’à une vingtaine de rotations par semaine occupaient les personnels en haute saison. Pour l’essentiel des vols opérés par la compagnie Ryanair vers Porto, Marrakech, Dublin ou Marseille, mais aussi des convois militaires. Depuis quelques mois, un vent d’incertitude souffle sur le tarmac. « Vous débarquez en pleine période de transition », annonce Marion. La base tourne au ralenti. Jusqu’à cet été, il y avait encore ici la prestigieuse École de chasse de l’armée française, installée à Tours depuis 1961. Elle vient de déménager à Cognac-Châteaubernard, en Charente. Quant aux avions de chasse, il n’y en a plus un seul dans les hangars : les escadrons ont migré avec leur contingent de pilotes sur la base aérienne 120 de Cazaux, en Gironde. L’été prochain, le site de Tours et sa plateforme aéronautique seront en grande partie cédés à la direction générale de l’aviation civile. Seules les ressources humaines de l’armée de l’air resteront actives. La fin d’un monde.
12h, l’heure du mess
Impossible pour Marion de masquer une pointe de nostalgie. « C’est dans cette base que tout a commencé pour moi, il y a presque vingt ans, mon instruction, mes premières sorties sur simulateur, puis en réel. Cela appartiendra bientôt au passé. Mon dernier vol ici remonte au 5 juin dernier. Une date que je n’oublierai pas. » Au mess des officiers, où nous venons de nous attabler avec notre plateau, l’aviatrice sort enfin de sa réserve… D’abord pour nous conseiller ardemment les desserts succulents de la cantine des gradés. Selon elle, le riz au lait et le mille-feuille atteignent des niveaux de gourmandise stratosphériques. Ensuite pour nous raconter son parcours. « Je voulais être médecin, confie-t-elle. Mais, après le bac, j’ai été sélectionnée pour entrer à l’école de l’armée de l’air, alors je n’ai pas hésité. » Comment est née sa vocation de pilote ? « À 14 ans, j’ai fait un baptême de l’air au cours duquel on m’a laissé prendre les commandes quelques minutes. Cela m’a plu et j’ai continué l’apprentissage avec un instructeur qui était un ancien de l’armée de l’air. » Reste que, pour cette native de la région toulousaine, le changement de vie approche aussi. « La retraite », dit-elle dans un mélange de tristesse et d’autodérision. Son contrat prend fin l’été prochain.
Les années d’instruction, les missions en Afrique ou au Moyen- Orient, ses plus de 2 500 heures de vols accumulées en Alphajet, Mirage F1 et Mirage 2000, les multiples déménagements entre les bases de Tours, Reims ou Nancy, tout cela sera bientôt derrière elle. « L’heure est venue de suivre de nouvelles pistes, cette fois vers le monde de l’entreprise », résume Marion. Un virage qu’elle prépare depuis longtemps. En parallèle de sa carrière militaire, elle a pris soin de remplir ses soutes d’un bon supplément de bagages universitaires : une formation juridique, puis un master en psychologie cognitive. Au total, presque une dizaine d’années d’études accomplies sur son temps libre. Et le Trium EMBA d’HEC qu’elle suit actuellement. Son physique de sportive, son expérience en matière de gestion des émotions… Ces aptitudes lui ont valu d’être préparatrice mentale dans l’armée de l’air. Désormais, ce profil intéresse les recruteurs, organismes de coaching et écoles de management. Depuis quelque temps, on la sollicite pour faire des conférences sur la prise de décision, le maintien de la performance individuelle et collective ou encore la maîtrise du stress. Marion, d’un naturel plutôt timide, y prend goût. « Ce qu’on appelle les soft skills, ou compétences comportementales, me passionnent. Or, cela suscite de plus en plus l’intérêt des entreprises, car c’est souvent ce qui fait la différence dans le fonctionnement d’une équipe. » Il faut déjà repartir. Direction Cinq-Mars-la-Pile, commune à l’ouest de la métropole tourangelle. Là-bas se trouve un lieu hautement stratégique que Marion tient à nous faire découvrir.
14h30, un œil sur le ciel
Rattachée à la base 705 de Tours, cette autre enceinte militaire répond au nom de centre de détection et de contrôle militaire (CDC). « On y assure la sécurité aérienne de la partie nord-ouest de l’Hexagone », explique notre guide. Accès réglementé. Interdiction, par exemple, de divulguer le nom de famille de nos interlocuteurs. Il nous faut aussi ranger nos smartphones dans des casiers pour éviter tout enregistrement espion. Après plusieurs sas de sécurité, nous accédons dans l’antre des contrôleurs du ciel : une salle dotée de dizaines d’écrans radar et où grésillent les liaisons radio. Les équipes se relaient 24 heures sur 24 pour déceler toute intrusion dans l’espace aérien national. L’une des dernières interventions retentissantes de cette cellule fut un gros « boum » entendu dans le ciel parisien, le 30 septembre dernier. Ce jour-là, suite à la perte de contact radio avec un avion en vol pour Saint-Brieuc, les contrôleurs déclenchent l’alerte, provoquant le décollage immédiat d’un Rafale. Pour rejoindre rapidement l’appareil suspect, l’avion de chasse est autorisé à passer en supersonique. D’où le bruit assourdissant. Face aux écrans, on mesure ce qu’est le métier de Marion, le sang-froid et la préparation mentale qu’il réclame. A-t-elle déjà eu à accomplir des missions de ce genre ? À déclencher un tir de missiles ? Nouveau sourire mutique… On n’en saura pas plus.
16h, au fond de la mine
La tournée se poursuit sous l’escorte de l’adjudant-chef Alexandra, contrôleur de défense aérienne en charge de la sécurité des vols. Nous descendons dans les entrailles de la base via un interminable ascenseur. Auparavant, il faut suivre une formation de quelques minutes à l’usage du masque respiratoire Oxy 3000, un appareil à utiliser en cas d’incendie dans les sous-sols. « On ne sait jamais », souffle Marion devant nos mines déconfites. Encore quelques couloirs capitonnés, d’autres sas de sécurité dignes de James Bond, et voilà qu’à 35 mètres sous terre, dans le secret d’une cave blindée raccordée à 18 kilomètres de galeries, se dévoile un autre bureau de l’ombre. Dans un silence monacal, une vingtaine de militaires, les yeux rivés sur des ordinateurs, traitent tous les plans de vols de l’armée de l’air (mais aussi ponctuellement ceux de la Marine, de l’armée de terre ou des douanes). « 55 000 itinéraires par an », indique le responsable, qui se fait appeler lieutenant Frédéric. Au mur, une carte du monde, des points qui clignotent et… des cartes postales envoyées par quelques pilotes arrivés à bon port ! L’horloge, elle, indique l’heure GMT. Dans les sous-sols les mieux protégés de France, il n’est donc que 14h. Heure à laquelle on nous fait comprendre que la visite a assez duré.
17h30, chez le colonel
Retour à la base 705. Marion embraye sur une séance de sport. « Se maintenir en forme fait partie de nos obligations », dit-elle. Puis, elle renfile son uniforme avant le rendez-vous avec le plus haut gradé de la base, le colonel Guillaume Bourdeloux. L’ancien pilote de chasse tient à prendre de ses nouvelles après son retour de mission. Et faire le point sur les dossiers en cours. L’un d’eux surtout : la mise en place de e-parapheurs. Cela mettrait fin à l’usage immodéré des papiers imprimés et des trombones. Soucieux d’écologie et d’efficacité numérique, le colonel a confié cette mission à « celle qui sait tout solutionner ». « Être militaire, c’est aussi être un couteau suisse », glisse l’aviatrice. Réserve oblige, elle ne laisse rien paraître de son sentiment sur cette entrée en guerre contre la paperasse administrative. Pas de doute, la voie des airs mène à tout.
Sébastien Desurmont
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Published by La rédaction