Consacrer sa retraite aux autres, c’est le choix de Jean Lalo (H.85). Bénévole de la Croix-Rouge, il a entrepris de créer des potagers partagés pour les seniors isolés. Rencontre avec un homme qui a le cœur sur la main, et la main verte.

Dans le monde masqué de l’après-confinement, certains disent qu’il sera difficile de reconnaître les gens. Pourtant, au milieu de la petite rue Berthier en plein cœur de Versailles, et malgré des lunettes de protection qui dissimulent ses yeux, Jean Lalo (H.85), retraité de 63 ans, est loin d’être méconnaissable. À l’heure où le serrage de main est relégué au rang des gestes interdits, il se contente d’un chaleureux « Bonjour », sur le ton de celui qui s’excuse de ne pas pouvoir faire plus. « Bienvenue dans notre modeste unité locale. Vous verrez, elle ne paye pas de mine, mais on s’y sent bien ! »

9h, unité locale de la rue Berthier

Légué par un généreux donateur, le bâtiment est un petit hôtel particulier pavé de tomettes au rez-de-chaussée. Les pièces sont de tailles diverses. Les plus grandes font office de salles de réunion, de détente ou de repas. Celles qui le sont un peu moins servent de réserves pour le matériel, les vêtements ou les aliments non périssables. À travers les fenêtres, on aperçoit un jardin. La Croix-Rouge dispose d’une dizaine d’unités locales dans le département des Yvelines, et d’un millier sur tout le territoire français. Y sont organisés des vestiaires collectifs pour les plus démunis, des distributions alimentaires, des formations… « Il y a toujours pas mal de vie ici, se félicite Jean. Nous proposons même des activités le samedi à destination des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. » Mais aujourd’hui, l’endroit paraît bien vide. La menace du coronavirus oblige depuis deux mois à restreindre les allers et venues. Ce matin, ils sont deux à s’être levés tôt pour accompagner Jean : Valentin, 28 ans, et Carla, jeune stagiaire de 24 ans. Une aide bienvenue pour le retraité qui s’avoue volontiers « sur les rotules ».

Entre les évacuations d’urgence et le transport à l’hôpital de personnes potentiellement atteintes du coronavirus, l’ambulancier bénévole de la Croix-Rouge n’a pas vraiment eu de répit. « Dans ce genre de situation, si on a du retard, la vie de quelqu’un peut être en jeu », résume-t-il. L’expérience l’a rendu en tout cas intraitable sur les gestes et mesures de précaution : il ne cesse de demander à ses collègues de réajuster leurs masques. « Je suis très à cheval sur les mesures de précaution. Voir des gens sur le point de mourir, ça ne laisse jamais un souvenir agréable. »Ce mercredi de mai a pour Jean quelque chose de particulier. Il marque la fin de ses difficiles missions d’urgence et, surtout, la reprise d’un projet qui lui tient à cœur. Les Rencontres aux Pot’âgés sont une initiative qu’il a lui-même lancée. Comme le laisse deviner son jeu de mots, il s’agit d’inviter les personnes âgées et isolées à recréer du lien social à travers la culture de potagers partagés. Soutenu par l’accélérateur d’innovation sociale de la Croix-Rouge, le projet devait être lancé en début d’année. La pandémie a tout stoppé. « Pour des personnes déjà en situation de mort sociale, cette période de confinement peut avoir des effets désastreux, s’inquiète Jean. Raison de plus pour s’activer. »

La journée sera donc consacrée à la préparation de cet avenir qu’il espère meilleur. Bricolage et rendez-vous sont au programme.Dans le froid sec de cette matinée, un brin de soleil vient réchauffer l’unité locale, et deux nouvelles voix se font entendre à l’entrée. Florence et Anne, respectivement femme et belle-sœur de Jean, viennent soutenir l’entreprise. « Voilà les deux seules vieilles que vous verrez de la journée ! », plaisante Jean. Puis, comme s’il se sentait un peu coupable de sa blague, il ajoute : « Anne vient nous apporter son expertise de paysagiste pour l’installation des premiers potagers dans le jardin. »

10h, quincaillerie et délégation territoriale

Pendant que les uns tondent la pelouse, d’autres déballent le matériel. Très vite, un incident technique met en péril l’opération : le tournevis cruciforme a disparu. Valentin est pourtant certain de l’avoir rangé à sa place. Après quelques recherches infructueuses, Jean décide qu’il passera par une quincaillerie en allant à la Délégation territoriale de la Croix-Rouge. L’instant d’après, il monte dans le camion. Valentin s’installe au volant et Jean, taquin, s’étonne des à-coups au démarrage. « C’est la première fois que je prends ce camion, rigole le jeune homme, il est un peu raide sur l’embrayage. » Sur le trajet, les passants, déconfinés depuis deux jours seulement, semblent ne pas avoir parfaitement assimilé gestes barrières et distances de sécurité. « Non mais regardez-le, celui-là, avec son nez qui dépasse… Ça sert à rien, ça, Monsieur ! », s’emporte Jean. Dans la quincaillerie, rebelote : deux clients ont ôté leur masque et discutent à quelques centimètres l’un de l’autre. Sans hésiter, Jean les invite à remettre leurs masques, assez fermement. L’uniforme semble faire impression, car les récalcitrants réajustent aussitôt leurs protections. C’est un Jean fulminant qui reprend place dans le camion. Valentin, concentré sur l’embrayage, garde le silence, mais il a l’air d’acquiescer. Leur expérience des dernières semaines ne les a pas rendus très optimistes. « Les hôpitaux par lesquels nous sommes passés ces derniers jours sont plutôt inquiets sur la tournure que prend ce déconfinement, m’explique Jean. Si ça continue comme ça, j’ai bien peur que dans dans dix jours, on replonge. »

La Délégation territoriale de la Croix-Rouge française ressemble à l’idée que l’on se fait d’un local associatif. Entre des murs habillés de jaune orangé, une odeur de café semble flotter depuis la nuit des temps. Il y a un évier sur lequel sont empilées des assiettes et une boîte de sucre. Et bien entendu, la lumière blanche provient de néons. Seule ombre au cliché, ils ne clignotent pas. Plusieurs personnes sont attablées devant des ordinateurs portables. Depuis le début de l’épidémie, le lieu accueille la cellule arrière départementale, l’équivalent d’une cellule de crise spéciale Covid-19. « Préparez-vous à être prêts » sont les mots d’ordre. Après avoir salué tout le monde, Valentin et Jean se dirigent à l’arrière du bâtiment. Ici sont entreposés de nouveaux potagers en kit à construire. Certains ressemblent à des maquettes de ronds-points cerclés de métal, d’autres à des labyrinthes ou à des petites terrasses disposées en étagères, pratiques pour éviter aux plus âgés d’avoir à se baisser. Tous ces modèles sont bien entendu écoresponsables, peu gourmands en eau et… à assembler soi-même.« J’ai toujours été passionné par le jardinage, raconte-t-il. Je me souviens qu’un jour, je regardais l’émission “Silence, ça pousse !”, Stéphane Marie avait retapé le jardin d’une vieille dame. En voyant le résultat, elle avait déclaré que ça lui avait redonné goût à la vie. Ça m’a travaillé et c’est comme ça qu’est née l’idée des Rencontres aux Pot’âgés. Et comme j’étais bénévole à la Croix-Rouge, j’ai appris qu’ils cherchaient des projets… l’alignement des planètes était parfait. » Tout en expliquant la genèse de ses jardins, Jean charge les potagers dans le camion, en prenant soin d’en laisser un à la Délégation.

11h, retour au jardin

Retour à l’unité locale dans une odeur d’herbe fraîchement coupée. Les potagers déchargés du camion sont placés dans le jardin selon une disposition judicieusement choisie par Anne, la paysagiste attitrée. On plante la base des structures dans le sol, puis on aménage de la place pour accueillir le terreau, que les bénévoles devront aller chercher dans l’après-midi. Jean profite de cet instant de répit pour sortir son téléphone de sa poche et se connecter sur la page Facebook privée des bénévoles de la Croix-Rouge. Elle regorge de challenges lancés pendant le confinement. « J’ai moi-même participé en faisant dix pompes, pas mal pour mon âge, non ? », s’amuse-t-il. Sous sa vidéo, quelqu’un a publié une photo de quatre paires de chaussures accompagnée d’un commentaire : « Je te rajoute huit pompes ». L’humour Facebook n’est décidément pas une légende. « En voilà du partage comme je l’aime ! », commente Jean. Il lève les yeux de son portable et, à la cantonade, propose d’aller chercher des pizzas pour le repas. L’approbation est unanime, signe que les ventres affamés ont bien des oreilles.

11h30, le trajet vers la pizzeria

Sur la route qui mène au restaurant, les belles maisons s’enchaînent. « On a la chance d’être dans un beau quartier de Versailles, explique le bénévole. Nous sommes en quelque sorte les aristos de la Croix-Rouge ! L’avantage, c’est que certains habitants du quartier sont disposés à nous prêter leurs jardins pour y installer nos potagers. Cette période d’épidémie a fait naître des élans de solidarité un peu partout. On a vu des gens se mettre à aider des voisins à qui ils n’avaient jamais parlé. » Un mouvement qui se traduit aussi par une progression du bénévolat. « C’est positif pour nous, parce que si le projet prend de l’ampleur et se réplique dans toute la France, il faudra recruter 5 000 bénévoles sur les trois prochaines années », avance Jean.À son retour, de nouvelles personnes ont fait leur apparition au sein de l’unité, dont sa vice-présidente.

12h, la salle à manger

Sophie Lehuard est l’un des premiers soutiens des Rencontres aux Pot’âgés. C’est elle qui a porté le projet auprès de la Délégation territoriale. « En plus de créer du lien social, l’idée est aussi de donner un but aux personnes isolées, explique-t-elle. Parce qu’avoir un but dans la vie, c’est ce qui fait avancer. » Le déjeuner offre aussi l’occasion d’aborder une autre facette du projet : son intérêt gastronomique. « Le confinement a incité les gens à se tourner vers l’autosuffisance et à manger des produits sains, constate Jean. De ce point de vue, le potager est un allié idéal. » Avant la crise, il avait contacté Jean-Baptiste Lavergne Morazzani, chef étoilé du restaurant gastronomique versaillais La Table du 11, qui s’y connaît en potagers (le sien fait 1 500 m2). Depuis, le chef suit de près l’initiative et il envisage même de proposer une recette exclusive aux Rencontres, histoire de motiver les participants. « Toute cette solidarité, c’est magnifique. On a de quoi créer un vrai réseau », s’émeut Jean. Une barquette de fraises est apportée sur la table, comme pour souligner l’heure de se remettre au travail. Après le dessert, Jean sort prendre l’air quelques secondes, puis il se dirige vers la salle de réunion, située à l’étage.

14h, rendez-vous téléphonique

Un portrait d’Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, est accroché au mur du fond. Sous son visage barbu s’affichent les valeurs de l’association : « Humanité, impartialité, neutralité, indépendance, volontariat, unité et universalité ». Jean pose son téléphone sur la grande table, compose un numéro et active le haut-parleur. À l’autre bout du fil, Mélina Ferlicot, directrice du Centre communal d’action sociale de la ville de Versailles. C’est elle qui se charge de lister les « Pot’âgés ». Comprendre : les personnes âgées les plus isolées socialement. Elle lui annonce qu’il faudra attendre septembre pour lancer le projet, le temps que la crise se calme. Un peu déçu, mais pas surpris, Jean se range aussitôt du côté de cette décision prudente. « C’est tout à fait normal. Avançons autant que possible, pour être prêts le jour J », conclut-il, laissant poindre une légère impatience.

Les Rencontres sont la concrétisation d’une fibre sociale développée il y a déjà longtemps. « Je me souviens d’un dîner d’affaires au début des années 2000, rembobine-t-il. Je suis assis à côté de Sir Bob Reid, qui avait été cadre chez Shell United Kingdom. On parle de la catastrophe de la plateforme Brent Bravo en mer du Nord qui avait coûté la vie à deux personnes en 2003. Reid pose soudain sa fourchette, me regarde et me dit : “Vous savez, Jean, on a merdé.” Ça a été comme un électrochoc. Je me suis dit que je ne voulais plus de ce monde. Depuis, j’ai toujours sensibilisé les boîtes par lesquelles je suis passé aux causes solidaires et environnementales. C’était primordial pour moi. » Tout en parlant, il s’empare d’un grand flacon de gel hydroalcoolique. « Cette bouteille a été fabriquée par mon dernier employeur. Pourtant, il fait du marquage routier, mais il a mobilisé une de ses chaînes de production. C’est lui qui m’a envoyé ces bouteilles, comme une sorte de clin d’œil. Même quand cela semble déplacé ou saugrenu, il ne faut jamais rien lâcher et suivre ses convictions. » Il raconte alors comment il a gagné des procès contre de gros pollueurs ou formé au secourisme les équipes avec lesquelles il travaillait.

En somme, Jean était une sorte de lanceur d’alerte avant que le terme ne soit inventé. « M’engager à la Croix-Rouge française était la suite logique. J’ai été élevé chez les Jésuites. J’y ai appris à servir, donc je sers. » Il a été directeur de l’innovation, de la recherche et développement, consultant, auditeur à l’origine de la fermeture d’une boîte… autant d’intitulés à des années-lumière de son quotidien. « Je ne regrette rien, assure-t-il. Je suis conscient que je viens d’une école qui participe à la fabrication d’un monde auquel je ne veux plus avoir affaire. Mais ces expériences m’ont apporté le recul pour le dénoncer, et peut-être le changer. »

16h, la mairie

Empochant les clés du camion, Jean se dirige vers l’extérieur. Direction mairie de Versailles pour le dernier rendez-vous de la journée. Avec Sophie Lehuard, ils doivent rencontrer l’adjointe au maire déléguée aux associations, Sylvie Piganeau. L’enjeu de l’entrevue : obtenir l’aide de la municipalité. Le bureau de l’élue se décore de nombreuses piles de dossiers multicolores et d’une discrète photo du Pape tout sourire, une colombe posée sur l’index. Le port du masque obligatoire n’aide pas à briser la glace. La conversation s’engage sur les employés et conseillers municipaux que Jean a déjà rencontrés. S’ensuit une séance de name-dropping hermétique pour le néophyte. Puis, quand Jean en vient à exposer son projet, ses mains timidement jointes s’animent pour décrire de grands gestes. « Vous prêchez une convertie », lui assure l’adjointe. Le maire pense même mettre le savoir-faire des éco-jardiniers de la ville au service de l’initiative. L’adjointe lui promet aussi le prêt de composteurs municipaux. En quittant l’hôtel de ville, Jean finit par glisser : « Je l’aime bien, moi, cette municipalité. »

Un projet associatif ne se mène pas seul. Entretenir de bonnes relations avec les responsables locaux et la municipalité est essentiel.

17h, l’avenir

Retour à l’unité locale Berthier, où les premiers potagers sont déjà terminés. Valentin, Carla, Anne et Florence y versent le terreau. Pour certains bacs, elles recourent à la « méthode des lasagnes » : une sorte de millefeuille de matériaux naturels formant un compost sur lequel se nourrissent les plantes. Une pratique empruntée à la permaculture. Il reste encore quelques fraises du déjeuner dans une barquette. À la fenêtre d’un immeuble voisin, un vieil homme regarde avec envie les potagers prendre forme. Peut-être un futur jardinier.

Thomas Chatriot

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