Xavier Romatet (MBA.86) : Fashion and business trends

Ventes en berne, irruption de l’ultra fast fashion, développement de la seconde main, intégration de l’IA… la mode est au cœur de mutations profondes, qu’elles soient économiques, environnementales, sociétales ou digitales. Xavier Romatet (MBA.86), directeur général de l’Institut français de la mode (IFM), analyse du secteur et évalue ses capacités de rebond.
Que représente la mode aujourd’hui ?
C’est un secteur protéiforme, qui regroupe des acteurs de natures totalement différentes, du luxe (LVMH) à l’ultra fast fashion (Shein). Son poids dans l’économie française est majeur : 2,8% du PIB, soit plus que l’aéronautique et l’automobile réunies. Il représente plus de 600 000 emplois directs et un million d’emplois indirects. En termes de soft power, il contribue fortement au rayonnement international de la France. Au cours de sa longue histoire, la mode a toujours su se renouveler pour traverser les crises et s’adapter aux évolutions de la société – et je suis persuadé qu’elle continuera de le faire.
Le secteur subit un fort ralentissement, qui a débuté par le prêt-à-porter et s’étend aujourd’hui au premium et au luxe. Pourquoi ?
Les causes de ces difficultés sont multiples. Le secteur est malmené par la conjoncture depuis plusieurs années. La crise du Covid a constitué une rupture, avec l’arrêt de la consommation et l’explosion du digital. La poussée inflationniste qui a suivi a poussé les consommateurs à réduire leurs dépenses non essentielles, dont la mode fait partie. Ainsi, en 2024, le marché français de la mode a augmenté de 0,5 % en valeur, mais baissé en volume. Le luxe est un cas particulier, puisqu’il a connu en 2022 et 2023 deux années exceptionnelles, avec un effet yoyo de rebond post-Covid. Les prix ont augmenté, la demande excédant l’offre. Puis la situation s’est dégradée : le marché mondial du luxe s’est rétracté de 2% en 2024 alors qu’il avait augmenté de 8% en moyenne sur les vingt dernières années. Le contraste est brutal ! Aujourd’hui, les tensions géopolitiques et le retour du protectionnisme rendent la situation encore plus incertaine : les produits de luxe risquent d’être pris en otage dans les négociations sur les droits de douane. Cependant, les acteurs du luxe ont mis en place des stratégies de « premiumisation », destinées à fidéliser les clients les plus riches, qui sont moins susceptibles de renoncer à leurs achats en cas de hausses tarifaires.
Quelles sont les raisons structurelles de la crise ?
La part des dépenses d’habillement dans le budget des ménages décline depuis des décennies : de 12 % en 1960 à 3,5 % en 2023. Les consommateurs arbitrent en faveur d’autres postes : logement, divertissement numérique, etc. Le prix moyen des vêtements a beaucoup baissé au cours des deux dernières décennies. En parallèle, le marché s’est segmenté : le consommateur peut s’offrir un jean à 40 euros chez Zara, 200 euros chez Maje, 500 euros chez Isabel Marant ou 1000 euros chez Chanel. Toutes les gammes de prix existent : l’écart entre les différents acteurs n’a jamais été aussi important. Le marché est par ailleurs disrupté par de nouveaux entrants. Il y a quinze ans, la fast fashion d’H&M, Zara ou Uniqlo avait déjà bousculé les acteurs traditionnels, provoquant la disparition de ceux qui n’ont pas su s’adapter, comme le groupe Vivarte. Depuis trois ans, c’est l’irruption de l’ultra fast fashion, avec des enseignes telles que Shein, Temu ou Amazon, qui rebat les cartes. Elle propose sur des plateformes en ligne des articles à des prix défiant toute concurrence, renouvelés en permanence, avec une largeur d’offre exceptionnelle. En volume, le chinois Shein est devenu le premier vendeur de vêtements sur le marché français, devant Vinted et Kiabi.
Mode et responsabilité environnementale sont-elles conciliables ?
La mode est montrée du doigt comme une industrie polluante. Elle doit, pour répondre à la pression des consommateurs et du législateur, investir dans des pratiques plus responsables : modifier les chaînes de fabrication, assurer la traçabilité de l’approvisionnement et la transparence des procédés, rapprocher les lieux de production des centres de consommation… Tout cela est complexe et a un coût. Monter une usine textile en France ne s’improvise pas, d’autant que de nombreux savoir-faire ont été perdus. En outre, les acteurs du secteur ne sont pas égaux face aux exigences RSE. L’ultra fast fashion échappe pour l’instant à toute réglementation fiscale, sociale et environnementale, ce qui est anormal. Le luxe, qui a les moyens d’investir, réalise les plus gros efforts et pollue le moins. Pour les autres, c’est plus ardu. D’autant que la schizophrénie des consommateurs n’aide pas : ils réclament des marques responsables… mais achètent chez Shein.
Quelles solutions pour rendre la qualité plus désirable ?
Le premier usage de l’habillement est fonctionnel : se vêtir est un besoin fondamental. Le marché associé est tiré par le prix : le « mauvais vêtement », peu cher, bas de gamme, polluant, fabriqué dans des matières nocives pour la peau, est l’équivalent mode de la malbouffe alimentaire. Je pense qu’une régulation forte, condamnant les pratiques illibérales, combinée à l’éducation des consommateurs, fera reculer ce type d’achats à terme.
La seconde facette de l’habillement est le plaisir : le vêtement provoque une émotion positive et renvoie une image de soi valorisante. Pour cultiver cette dimension, la mode doit valoriser la créativité, qui dernièrement a peut-être été un peu oubliée au profit du marketing et de la communication. Aujourd’hui, le turn-over des directeurs artistiques n’a jamais aussi été intense, signe que les maisons de mode cherchent d’un renouveau créatif. Pour recréer de la désirabilité, il faut aussi travailler le produit dans sa matérialité, son esthétique, son confort, sa durabilité. Pour le premium et le luxe, cet aspect est fondamental : les consommateurs sont prêts à mettre le prix s’ils sont convaincus de la qualité de leur acquisition. Aux acteurs de la mode de réallouer davantage de ressources sur la créativité et la qualité du produit.
La seconde main ouvre-t-elle de nouvelles pistes ?
La seconde main est en plein développement, car elle démocratise l’accès aux produits de luxe tout en valorisant la durabilité des produits. Son marché représente 12 % de la mode en France et croît deux fois plus vite que celui du neuf. De Kiabi à Chanel, tous les acteurs mettent en place des systèmes de seconde main ou des services qui visent à prolonger l’usage des produits.

Quel est l’impact des nouvelles technologies sur la mode ?
Du point de vue de la distribution, plus une marque pratique des prix bas, plus l’e-commerce représente une part importante dans son modèle économique. 80 % des achats du luxe ont lieu en magasins, ceux de l’ultra fashion se font à 100 % en ligne. Pour autant, tous les acteurs de la mode utilisent aujourd’hui des outils digitaux pour enrichir leur offre. L’intelligence artificielle va permettre de réaliser des avancées importantes sur les aspects de la supply chain, favoriser des progrès dans la sustainability, ainsi qu’au niveau de la personnalisation de la relation client et du traitement des datas.
Sur le processus créatif, elle ne se substituera probablement pas aux vrais designers, mais pourra étendre leur champ créatif et accroître la vitesse d’exécution des projets. Je ne suis en revanche pas convaincu que les univers virtuels,, comme le métaverse ou les jeux vidéo, offrent des perspectives importantes aux marques. De même, je pense que le recours systématique aux influenceurs doit être repensé pour éviter son côté factice et éphémère.
Comment l’IFM prépare-t-il les futurs créateurs et managers de mode aux défis du secteur ?
L’IFM se positionne sur le haut de gamme. Nous sommes enracinés dans l’écosystème des maisons parisiennes, dépositaires de traditions séculaires qu’elles souhaitent transmettre aux jeunes générations. Notre rôle est de ramener nos étudiants à l’essentiel : le caractère intemporel du luxe et l’unicité des produits. Trois types de métiers sont enseignés à l’IFM : le management de la mode, le fashion design et les métiers de la main. Nous accueillons 1 300 étudiants de 75 nationalités et recherchons chez nos candidats, y compris les futurs managers, de la curiosité et une vive appétence pour la création. Aujourd’hui, Paris est plus que jamais la capitale de la mode. Elle est la seule ville à présenter des défilés de haute couture : sa Fashion Week est la plus courue par les jeunes créateurs. Au cœur de ce creuset créatif exceptionnel, l’IFM a vocation à devenir la grande école mondiale référente des métiers de la mode.

Published by Marianne Gérard