Un Total renouvelable ?
C’est l’homme qui a sauvé Total, pourrait-on dire en exagérant à peine. En 2014, Patrick Pouyanné prend la tête du géant pétrolier et gazier dans des circonstances tragiques (le décès de Christophe de Margerie lors d’un crash d’avion). La même année, les prix du pétrole se mettent à chuter. Le nouveau patron de Total impose alors un plan massif de réduction des coûts. Un choc en interne, qui permet à la multinationale de redresser la barre. Avec son style direct, parfois volcanique, celui qu’on appelait « Pougnax » à Polytechnique est vite devenu un dirigeant emblématique du CAC 40. Une force de la nature, proche du terrain et adepte du mode commando. Les acquisitions récentes (Maersk Oil, Direct Energie et les actifs africains d’Anadarko) ont illustré sa capacité à agir vite et à saisir les opportunités.
En ce soir de novembre, trois étudiantes se retrouvent au 45e étage de la tour Total, à la Défense, pour interviewer le PDG d’une des plus grandes entreprises de France. « On est en pleine période de budget, Patrick est rincé », leur glisse un responsable de la communication juste avant la rencontre. Il est 19h30, Patrick Pouyanné est visiblement encore tendu quand Valentina, étudiante en MBA, attaque d’emblée sur l’empreinte carbone de Total. Mais il joue le jeu, et s’adoucit même au fil de l’entretien. Il parle vite, ses propos sont denses. Il maîtrise parfaitement son sujet. Questionné par les étudiantes, ce dirigeant à l’agenda chargé passera près d’une heure et demie à évoquer l’avenir du pétrole, les énergies renouvelables et les coulisses du paquebot qu’est le groupe Total. Un moment rare et riche en enseignements.
Changement climatique
Valentina Vignoli (MBA.20) : Selon une enquête récente du Guardian, Total fait partie des vingt entreprises mondiales qui, ensemble, génèrent un tiers des émissions de carbone. Selon cette étude, Total a émis 12 milliards de tonnes d’équivalent dioxyde de carbone depuis 1965.
Patrick Pouyanné : C’est faux. Le bilan carbone des activités de Total est d’environ 50 millions de tonnes par an. Le chiffre auquel vous faites référence concerne les émissions des clients qui consomment des produits de Total. Nous sommes responsables de nos émissions propres, celles sur lesquelles nous pouvons agir, mais pas de celles générées par la consommation des produits par des clients. Les émissions de gaz à effet de serre de nos activités ont baissé de 25 % depuis 2010. L’objectif du groupe est de réduire ces émissions à moins de 40 millions de tonnes en 2025. C’est un défi significatif, mais nous sommes sur la bonne voie. Et une part variable de la rémunération des principaux dirigeants, dont moi-même, sera liée à la réalisation cet objectif.
Valentina : Entendu, mais que fait Total pour répondre aux préoccupations liées au changement climatique ?
Patrick Pouyanné : Notre stratégie vise à concilier deux grands objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU : l’accès à l’énergie pour tous et la lutte contre le changement climatique. Nos engagements sur le climat s’articulent autour de quatre axes stratégiques. Le premier, c’est le gaz naturel. Car on considère que le gaz naturel est un élément clé de la transition énergétique, notamment en remplacement du charbon. Le deuxième, c’est l’électricité bas carbone. Le troisième concerne les produits pétroliers. Nous renonçons au pétrole cher, nous diminuons les émissions de nos installations et promouvons l’usage économe du pétrole et les biocarburants durables. Enfin, le quatrième, c’est la neutralité carbone. Total développe des activités qui y contribuent en proposant des services d’efficacité énergétique à ses clients et en investissant dans des puits naturels de carbone (forêts, zones humides) et dans le CCUS (captage, stockage et valorisation du CO2).
Valentina : Total en fait-il suffisamment, répond-il assez vite aux attentes de la société sur les sujets climatiques ?
Patrick Pouyanné : Ce n’est pas si simple, vous savez. Je regrette que le débat public soit souvent trop simpliste, chargé d’émotionnel. La réalité, en matière d’énergie, c’est que les citoyens ont toujours deux cerveaux : le « cerveau consommateur » veut de l’énergie pas chère et le « cerveau écolo » veut qu’elle soit verte. Et dans les faits, c’est presque toujours le premier qui l’emporte. Je vous renvoie au mouvement des gilets jaunes. Au fond, nous sommes confrontés à un défi gigantesque : comment fournir de l’énergie bon marché à une population mondiale qui n’arrête pas de croître tout en réduisant l’empreinte carbone ? Changer de système énergétique, ça veut dire investir des trillions de dollars… Ça va prendre du temps.
Valentina : Quelle serait pour vous l’action la plus efficace pour lutter contre le changement climatique ?
Patrick Pouyanné : La première chose qu’il faudrait faire pour le climat, ce serait d’arrêter de construire des centrales à charbon. Les gens ont beau dire que le charbon appartient au passé, il est encore à l’origine d’un tiers de l’électricité mondiale, et les investissements dans ce secteur continuent d’augmenter, alors même que les scientifiques nous alertent sur l’urgence de la situation. Car le changement climatique ne se joue pas en Europe, il se joue en Inde, en Afrique, en Asie, où les populations veulent avoir accès à l’énergie, où le charbon reste la solution la moins chère pour produire de l’électricité. Si on est pragmatique, l’alternative immédiatement disponible au charbon, c’est le gaz. Car le gaz émet deux fois moins de CO2.
Stratégie de Total
Valentina : Pourquoi avez-vous pris la décision d’augmenter les dividendes du groupe alors que vous pourriez investir massivement dans les énergies renouvelables ?
On fait les deux ! C’est une fausse question. Vouloir opposer les actionnaires et les investissements relève du manichéisme. Pour donner un ordre de grandeur, Total dégage environ 40 milliards de dollars de valeur ajoutée par an. 10 milliards vont aux salariés sous forme de salaires et autres avantages, 6 milliards sont versés aux États sous forme d’impôts, 8 milliards reviennent aux actionnaires sous forme de dividendes, et 16 milliards sont investis, dont près de 2 milliards dans l’électricité bas carbone. Certains trouvent ça insuffisant. Dans ce domaine, nous ne sommes pas limités par l’argent mais par le nombre de projets que nous sommes capables de générer. Notre ambition est que les énergies à bas carbone représentent 15 à 20 % de notre activité dans quinze ou vingt ans. Total est en train de passer de « Big Oil » à « Big Energy ». Mais dans l’énergie, il faut du temps et des investissements pour obtenir des résultats. Nous avons trouvé un business model qui permet d’investir dans les énergies renouvelables de façon rentable. Notre objectif : une capacité brute de 25 gigawatts en renouvelable, d’ici à 2025. Ce n’est pas rien !
Gwendoline : En quatre ans, suite à l’effondrement des prix du pétrole, le point mort du groupe est passé de 100 $ à 30 $ le baril environ, grâce à des réductions de coûts drastiques. Une telle transition est à saluer, mais elle a dû être particulièrement douloureuse…
C’est de l’instinct de survie. En 2014, Total a subi coup sur coup l’effondrement du prix du pétrole et le décès de mon prédécesseur, Christophe de Margerie. L’entreprise s’est sentie en danger, et les salariés se sont mobilisés. On sortait de sept ou huit années fastes où le baril dépassait les 100 $. Le groupe était riche : pourquoi changer ? À partir de 2014, on a dû retourner aux basiques, au contrôle des coûts.Un point mort bas est important pour une entreprise de matières premières comme Total, car c’est ce qu’on peut contrôler. On ne peut pas contrôler le prix du pétrole, mais le point mort, on peut le réduire en jouant sur trois leviers : les coûts, les investissements et le choix des actifs. Tous nos concurrents, excepté ExxonMobil, ont licencié des milliers de personnes. Quand vous procédez ainsi, vous pouvez difficilement demander aux salariés de faire des économies, car ils perdent confiance en vous. Ils se disent que ça n’en vaut pas la peine, qu’ils seront peut-être eux-mêmes bientôt renvoyés. Nous avons annoncé d’emblée qu’il n’y aurait pas de licenciements, mais qu’il faudrait se retrousser les manches. Il nous manquait 8 milliards d’euros. Nous avons été monomaniaques : pendant deux ans, le management de l’entreprise ne parlait que de coûts. Je n’ai pas envoyé de messages subtils. J’ai dû tenir un discours très basique et rude. Vous savez, dans une grande entreprise comme Total, le PDG est perçu comme ayant beaucoup de pouvoir mais, en réalité, ce pouvoir se dilue énormément. Si le message n’est pas clair et simple, il n’atteint pas les opérationnels sur le terrain. J’ai proposé un premier plan d’économies d’un milliard d’euros. Les collaborateurs en ont trouvé un et demi… Puis cela a continué à fonctionner, au-delà même de mes espérances. Les salariés voulaient vraiment sortir de l’ornière. Au bout de deux ans d’efforts, je me suis rendu compte qu’ils étaient fiers de dire : « On a dépassé les objectifs. ». L’entreprise a réussi à économiser près de 5 milliards d’euros depuis 2013. Cela a été une expérience de management vraiment passionnante. Cette capacité à réagir m’a conforté dans l’idée que Total a un ADN très fort.
Les marchés de l’énergie
Clara Descos (H.22) : L’Europe dépend de ses importations énergétiques, qui proviennent à 40% de Russie. Que pensez-vous de la stratégie énergétique européenne ?
Pour assurer notre sécurité d’approvisionnement et maîtriser les prix, il n’y a qu’une solution : diversifier les fournisseurs et encourager la concurrence. L’Europe doit donc multiplier les tuyaux et les terminaux d’importation de gaz naturel liquéfié. Vous savez, le gazoduc Nord Stream 2 dont tout le monde parle (NDLR : il doit relier la Russie à l’Allemagne en traversant la mer Baltique), ce sont les Russes qui veulent le construire ! Nous ne sommes pas condamnés à acheter aux Russes, nous pouvons acheter aux Algériens, demain peut-être aux Égyptiens (si on installe un gazoduc sous la Méditerranée), ou nous approvisionner en gaz naturel liquéfié, transporté par bateau du Qatar ou des États-Unis. Nous avons le choix.Reste qu’aujourd’hui, le gaz russe est moins cher que le GNL américain, tout simplement parce qu’il est plus proche et plus facile à produire. Notre chance, c’est que deux des principaux exportateurs, la Russie et les États-Unis, ne risquent pas de s’entendre ! Mais si l’Europe voulait réellement s’abstraire du gaz russe, il faudrait que les entreprises et les particuliers européens acceptent de payer davantage. Je pense qu’ils n’y sont pas prêts. Et la Russie reste le fournisseur le plus fiable de l’Europe depuis quarante ans.
Clara : Les énergies renouvelables ne constituent-elles pas un bon moyen de développer la production européenne ?
Bien sûr. L’avantage avec les renouvelables, c’est que vous maîtrisez votre production. L’inconvénient, ce sont les coûts. De ce point de vue-là, les Allemands ont fait un cadeau à l’humanité après Fukushima, en investissant plus d’une centaine de milliards d’euros dans des technologies renouvelables qui n’étaient pas encore matures. Reste la question de l’espace et de l’acceptation. Tous les Européens ne sont pas prêts à avoir des éoliennes dans leur jardin. Personnellement, je trouve ça beau, un champ d’éoliennes. Et dans le domaine du solaire, notre filiale Total Quadran, qui développe des fermes photovoltaïques, se heurte à l’opposition d’agriculteurs. Pourtant, on loue les terrains pour partager avec eux les bénéfices. Mais tout ça génère des passions et ça retarde les projets.
Les énergies renouvelables
Clara : Quelles sont les énergies les plus prometteuses, du point de vue de la rentabilité ? Est-ce que les incitations manquent pour investir dans les renouvelables ?
Ma conviction est que le système énergétique reposera sur les énergies renouvelables, sur le gaz naturel et sur le stockage d’énergie avec des batteries ou de l’hydrogène. On a besoin du gaz pour assurer la continuité du système énergétique dans les trente prochaines années. Pour ce qui est des incitations, tous les pays n’ont pas les mêmes politiques, c’est très contrasté. Mais ce qui manque aujourd’hui à notre groupe, ce ne sont pas les incitations, ce sont surtout des bras – des hommes et des femmes. Il faut qu’on arrive à recruter. Ensuite, ça prend du temps de mener à bien un projet renouvelable. En France, il faut compter de deux à trois ans de démarches administratives avant de construire une centrale solaire. Enfin, il manque des moyens performants pour stocker l’électricité renouvelable intermittente.
Gwendoline : Vous avez étendu la présence de Total sur toute la chaîne de valeur de l’électricité. Pourquoi ?
Environ 20 % de l’énergie mondiale est utilisée sous forme électrique aujourd’hui. Je pense que ce ratio va doubler à horizon 2050. C’est pourquoi Total s’est lancé dans l’électricité. Mais on ne veut pas être des électriciens de l’ancien monde. On ne produit pas l’électricité à partir de charbon ou de pétrole, mais d’énergies renouvelables (solaire, éolien) et de gaz naturel. Nous avons une stratégie d’intégration sur toute la chaîne gazière et électrique, jusqu’à distribuer du gaz et de l’électricité aux clients finaux. Avec l’acquisition de Lampiris, le lancement de Total Spring puis le rachat de Direct Energie, Total est devenu un acteur significatif du secteur. Nous vendons de l’électricité à plus de 4 millions de clients français et belges. Et nous voulons doubler ce chiffre à l’horizon 2025 pour atteindre 15 % de parts de marché dans ces pays. Et, afin de pouvoir vendre de l’électricité verte à nos clients, nous devons la produire ! Donc nous construisons des centrales solaires et éoliennes en Europe.
Gwendoline : Vous avez racheté le fournisseur d’électricité Direct Énergie. Ne craignez-vous pas de ternir leur image ? Total a quand même une mauvaise réputation…
Le nombre de nouveaux clients qui rejoignent Direct Énergie est resté stable depuis son rachat par Total. Oui, nous avons un problème d’image, on l’a encore vu avec les Jeux olympiques (NDLR : la mairie de Paris a refusé Total comme sponsor pour les JO 2024), mais ce qui nous intéresse, c’est de démontrer que nous sommes en train de nous transformer. C’est dur de lutter contre une image d’Épinal de « pétrolier »
« Oui, nous avons un problème d’image… »
GDF s’est rebaptisé Engie, faudra-t-il qu’on change de nom, nous aussi ? Nous sommes fiers de notre marque et de notre histoire. Mais nous devons clairement communiquer davantage. Nous avons désormais des centrales solaires et éoliennes, nous produisons plusieurs gigawatts d’électricité renouvelable, et nous sommes devenus un fournisseur d’électricité de premier rang. Direct Énergie modifie fondamentalement notre lien avec les consommateurs. Trois à quatre millions de Français achètent leur électricité chez Total. Ça change leur perception de la marque. Vous savez, les Français voient Total à travers ses stations-service, pas ses usines de GNL, ses méthaniers ou ses plateformes pétrolières. Pour eux, pétrole égale station-essence et moi, je suis le chef des pompistes [rires]. Changer notre lien avec les Français, ça passe par une relation d’un autre ordre. C’est ce qu’on fait avec Total Direct Énergie.
Gwendoline : Total se présente comme « la major de l’énergie responsable ». Mais en décembre 2017, vous avez inauguré avec Vladimir Poutine l’usine de gaz de Yamal LNG, dans le grand Nord de la Russie. L’Arctique recèle un tiers des réserves d’hydrocarbures mondiales. Or c’est un milieu fragile. Comment est-ce que Total concilie son engagement avec un tel projet ?
D’abord, c’est du gaz, ce n’est pas du pétrole. On s’interdit d’exploiter du pétrole en zone Arctique pour éviter les risques de pollution et de marée noire. Ensuite, on a fait des études préalables pour s’assurer que le permafrost serait protégé. Yamal LNG estsitué au-delà du cercle polaire, dans une région sauvage enclavée et gelée sept à neuf mois par an. En hiver, la température peut chuter jusqu’à -50 ° C. Pour protéger le permafrost, l’usine a été construite sur 65 000 pilotis. C’est inédit, vu les dimensions des installations et le poids des charges à supporter. En plus des pilotis, nous avons installé 28 000 pieux réfrigérants pour assurer le gel du permafrost en compensant les transferts de chaleur dus à l’activité de l’usine. Donc, pour répondre à votre question, produire du gaz en Sibérie ne nous pose pas problème. Si Total ne fait pas ce projet, d’autres le feront, dans des conditions peut-être moins favorables à l’environnement. Au passage, c’est une des plus belles aventures qu’ait menées notre entreprise. On a construit une usine absolument extraordinaire, une « cathédrale » du XXIe siècle, au milieu de nulle part.
Parcours & personnalité
Valentina : On a dit que les prix du pétrole avaient chuté quelques mois après votre arrivée à la direction de Total. Cela a-t-il eu un impact sur votre style de leadership ?
Je ne sais pas si mon management a évolué. On met du temps à changer ! Ce n’est pas une question simple. On a tout écrit sur moi. Lisez les articles, vous saurez tout. [Rires]
Valentina : Est-ce que vous diriez que les circonstances vous ont obligé à évoluer ?
Quand vous devenez patron d’une entreprise comme Total, vous savez que le conseil d’administration vous choisit pour vos qualités, pas pour vos défauts. Personne n’est parfait et je pense qu’il faut jouer sur ses forces plutôt que de chercher à corriger ses imperfections. J’ai sans doute des qualités de conviction, de courage et de capacité d’entraînement.
« Je crois qu’on progresse en abordant les questions difficiles. »
Numéro un d’un tel Groupe, ça n’a rien à voir avec être N-1 ou N-2. Vous vous retrouvez seul. Tout le monde vous regarde, vous n’êtes plus normal aux yeux des autres. J’ai mis six mois à comprendre que mes collègues ne me considéraient plus comme avant. J’étais devenu la personne qui dit « oui » ou « non ». Leur regard a changé. Quand vous êtes à ce poste, tout le monde se met à vous observer, à interpréter vos propos. Vous devez avoir un niveau d’exigence énorme vis-à-vis de vous-même. Alors bien sûr, en cinq ans j’ai évolué. Quand je dis « je ne suis pas d’accord », parfois les murs tremblent. Je le reconnais. Je crois à des valeurs comme le travail, le courage, et je déteste l’amateurisme et la mauvaise foi. À peine nommé PDG, j’ai dû lancer ce vaste programme de réduction des coûts. C’était un traitement de choc. J’ai dû obliger les salariés à regarder la réalité en face. Je crois qu’on progresse en abordant les questions difficiles plutôt qu’en essayant de les cacher. Donc voilà, c’est mon style de leadership… Résultat : ils ont dépassé mes attentes et l’entreprise se porte bien !
Valentina : Êtes-vous parfois comparé à vos prédécesseurs ?
Je suis très différent de Christophe de Margerie, et ça aurait été une erreur profonde d’essayer de l’imiter. Je crois à l’authenticité. Mon job ne consiste pas à être aimé, il consiste à entraîner l’entreprise dans une direction et à faire en sorte que les salariés soient fiers d’en faire partie. Vous savez, à chaque fois que je réponds à une interview dans la presse, les salariés la lisent. Je représente Total. Et je pense que je l’incarne d’autant mieux que je suis authentique. L’exposition médiatique du PDG de Total a été une de mes grandes surprises. Mes déclarations sont devenues des dépêches AFP. Je me souviendrai toujours d’une interview un matin à 7 h 30 sur RTL (NDLR : en avril 2015), pendant le conflit entre Carlos Ghosn et Bercy sur la participation de l’État dans Renault. J’ai dit au micro : « L’intervention de l’État en tant qu’actionnaire mérite d’être repensée. » Ma déclaration a fait la Une du Monde le lendemain. Là, j’ai compris que j’étais désormais dans un autre monde…
Clara : On loue votre souplesse dans l’action. Vous vous entourez d’un petit comité plutôt que d’une armée de conseillers. N’y a-t-il pas un risque que le dirigeant prenne trop de pouvoir ?
Total est une grande entreprise régie par des processus et un système de gestion très précis dont j’ai hérité de mes prédécesseurs. C’est la colonne vertébrale du groupe. Je passe des heures à préparer des budgets en ce moment. Notre système de prise de décision est hérité de Serge Tchuruk (1990-1995) qui l’a transmis à Thierry Desmarest (1995-2007) qui l’a lui-même transmis à Christophe de Margerie (2007-2014). Il n’a quasiment pas bougé. Il faut des rites dans une entreprise et je suis l’un des gardiens de ces rites. Quand un jeune diplômé nous rejoint, il est parfois surpris par la quantité de procédures. Mais en même temps, on peut et il faut aussi être agile ! Il y a des moments où on fonctionne en mode commando, même dans les hautes sphères. C’est ce qu’on a fait pour le rachat de Maersk Oil, de Direct Energie ou encore des actifs africains d’Anadarko. On a pris tout le monde de court sur cette dernière opération. L’agilité peut se pratiquer à tous les niveaux. Le risque des grands groupes est de s’ankyloser. Ils sont devenus des puissances économiques qui attisent les fantasmes et que les États veulent encadrer par des procédures de conformité de plus en plus lourdes. Au bout d’un moment, les salariés pensent que la compliance prime sur l’action. Je n’arrête pas de leur dire : « Le plus important, c’est le business, c’est de bouger ! Vous êtes libres, soyez imaginatifs, soyez créatifs. » Je crois que le patron n’est pas seulement garant de l’ordre, il doit aussi créer du désordre…
Gwendoline : Vous avez étudié à Polytechnique. Le Manifeste étudiant pour un réveil écologique a été initié par des élèves de Polytechnique et rassemble aujourd’hui plus de 30 000 signatures. Si vous étiez étudiant à l’X aujourd’hui, signeriez-vous ce Manifeste ?
Sans doute. Mais vous savez, je suis au conseil d’administration de l’X et je suis parrain de promotion, donc je suis allé parler à ces étudiants. Nous avons débattu. Je leur ai dit qu’il y avait deux possibilités : soit boycotter Total, soit y entrer et contribuer à la stratégie qui permettra de créer le mix énergétique émettant le moins de carbone possible. J’admets les deux attitudes. Je comprends l’idéal écologique, qui est totalement légitime, mais le discours alarmiste ne suffit pas. Et les slogans comme « arrêtons les énergies fossiles » ne marcheront pas. Ce qui me donne de l’espoir en revanche, c’est que dans les jeunes générations, il y a une vraie conscience collective. Prenons-la en compte. Nous, entreprises, devons expliquer ce que l’on fait. Le problème aujourd’hui, c’est que l’on est dans l’émotionnel. C’est compliqué de lutter contre ça. Il faut remettre du rationnel au centre des débats.
Gwendoline : Le manifeste engage les étudiants à ne pas travailler dans des entreprises comme Total…
Vous pensez sérieusement que c’est la bonne action, le boycott ?
Gwendoline : Mais que dites-vous à ces jeunes pour les convaincre de venir travailler chez Total ?
La première chose, c’est que nous n’avons pas de problème de recrutement. Ensuite, ce que je leur dis, c’est que Total s’est fixé pour objectif de diminuer l’empreinte carbone de ses produits. On investit dans de nouvelles énergies. Ces jeunes diplômés peuvent nous faire évoluer de l’intérieur. On a une stratégie et des moyens financiers importants. Un étudiant en Master Développement durable entrera peut-être pour une fonction liée à son diplôme, puis il aura envie d’aller construire des fermes solaires, d’installer des bornes de recharge électrique dans nos stations-service ou de s’expatrier au Mozambique pour participer à des projets de gaz naturel liquéfié. Une entreprise comme la nôtre offre des tas d’aventures. La question que se posent les jeunes, c’est : « À quoi je vais servir ? Est-ce que mon entreprise va me donner le sentiment d’être utile à la société ? » Et c’est une question on ne peut plus légitime.
Propos recueillis par Thomas Lestavel
Published by Thomas Lestavel