Un monde sans pub par François-Ghislain Morillion (H.02)
Alors que la surconsommation menace le climat, on s’interroge : la publicité ne serait-elle pas un peu responsable de nos réflexes dispendieux ? Certains songent même à l’interdire… Alors adieu, Monsieur Propre, Youpla-Boum et la pulpe qui reste en bas? Demain, on enlève la pub ?
Just don’t do it : ce pourrait être la devise publicitaire de la marque de chaussures Veja… vu qu’elle ne fait pas de publicité. L’anti-Nike, fondée en 2004, produit au Brésil des baskets écologiques et éthiques. Ce qui ne l’empêche pas de réaliser un chiffre d’affaires d’environ 100 millions d’euros en 2020. Fondateur avec Sébastien Kopp de la marque, François- Ghislain Morillion (H.02) explique les raisons de ce choix.
Veja ne fait pas de pub. Pourquoi ?
François-Ghislain Morillion : Ne pas faire de publicité nous permet de vendre nos produits au même prix que la concurrence, alors que leur fabrication, pour respecter nos standards sociaux et environnementaux élevés, nous coûte trois à quatre fois plus cher. 70 % du coût d’une basket de grande marque est lié à la publicité. Se passer de pub nous offre ainsi une liberté. Cela nous permet par exemple d’acheter le caoutchouc deux fois plus cher que le prix du marché, pour mieux rémunérer les petits producteurs, qui contribuent à la sauvegarde de la forêt amazonienne.
Cette décision est donc uniquement liée à votre modèle économique ?
F.-G.M. :Nous avons pensé le projet sans publicité, dès le départ, selon un critère d’efficience. Mais il y a sans doute des raisons plus profondes… Sébastien [Kopp, cofondateur, NDLR] et moi ne croyons pas beaucoup en la publicité. Nous pensons que c’est une sorte de béquille pour valoriser les produits qui, sans cela, ne trouveraient pas leur clientèle. Plus l’histoire racontée est éloignée du produit, moins le produit est intéressant. L’histoire de la publicité est étroitement liée à l’industrie de la lessive : le jour où quelqu’un inventera une lessive vraiment différente voire disruptive, vous verrez qu’il n’y aura pas besoin de pub ! Quand Apple sort un énième téléphone (le premier iPhone mis à part), pensez-vous que sans une campagne publicitaire incroyable, les gens se rueraient sur l’appareil ? Un produit qui incarne une innovation technologique ou sociale, qui est porté par sa beauté ou par une histoire réelle n’a pas besoin d’acheter des espaces publicitaires pour convaincre.
“ Une histoire réelle n’a pas besoin de pub ”
Du spot mythique pour la première Air Jordan à Paul Pogba qui porte des Adidas Predator, l’aura de la basket s’est nourrie de pub et sponsoring. Sneakerhead (fan de sneakers) depuis l’adolescence, avez-vous été influencé par ces pratiques ?
F.-G.M. : Au moins un peu, inévitablement. Et je crois que plus on est jeune, plus on est perméable à l’effet « waouh » de la pub. Je me souviens encore de la vidéo « Guerilla Tennis » (1995) de Nike, avec Andre Agassi commençant un match au beau milieu d’une rue de New York.
Revenons à Veja : comment avez-vous fait pour acquérir une renommée mondiale sans faire de pub ?
F.-G.M. : Nous nous passons de publicité, mais pas de communication ! D’ailleurs, la première personne que nous avons embauchée s’occupait des relations presse. Cela nous a permis d’avoir rapidement des articles sur Veja dans des journaux comme Le Monde, Le Figaro ou Libération. Il faut aussi se replacer dans le contexte du milieu des années 2000 : les réseaux sociaux n’avaient pas l’ampleur qu’ils ont aujourd’hui et les blogs étaient encore balbutiants.
La presse a donc été votre premier levier de communication. Quelles relations entretenez-vous avec les journalistes ?
F.-G.M. : Bien que nous travaillions désormais avec des agences de presse dans le monde entier, nous développons des relations en direct avec les médias : nous pensons que l’agence ne doit pas faire écran, barrage. Nous emmenons aussi des journalistes sur le terrain pour leur faire vivre l’aventure en Amazonie, au Brésil, au plus près de notre usine. C’est roots, ils vivent avec les producteurs et nous n’essayons pas de leur cacher la déforestation rampante… L’ambiance est en somme très différente de celle des voyages de presse habituels.
Quid des influenceurs ?
F.-G.M. : Nous ne payons aucun influenceur, ni personne, pour parler de notre marque. Parfois, des célébrités nous font de la publicité, sans nous prévenir, et nous l’apprenons par les réseaux. Je me souviens d’un post amusant de Marion Cotillard, il y a cinq ans, dans lequel l’actrice précisait expressément qu’elle ne recevait pas un centime de Veja et qu’elle avait acheté elle-même ses baskets : « I have nothing to do with this brand, this is not publicity, this is just love ». Ce type de posts crédibilise notre marque.
Veja lance en moyenne un ou deux modèles de baskets par an, et diffuse des photos de ses chaussures sur son site et ses réseaux sociaux. Comment pensez-vous ces visuels ?
F.-G.M. : Certaines photos montrent des chaussures portées, c’est donc aussi une façon de raconter une histoire, en un sens, mais cela reste très différent, je pense, des campagnes habituelles. Nous aimons bien l’architecture brutaliste, et nous partons souvent de lieux comme le Centre national de la danse à Pantin, ou le centre Beaugrenelle pour notre premier shooting… Nos clients à l’étranger voulaient des photos de Paris, nous nous sommes donc amusés à montrer des endroits qui étaient très éloignés des clichés.
Quel est le coût total de ces leviers alternatifs pour faire connaître votre marque ?
F.-G.M. : Moins de 0,5 % de notre chiffre d’affaires.
Vos baskets arborent un large « V » sur le côté : quand vos clients portent vos chaussures, ils participent à leur échelle à votre notoriété… Pour se passer de pub, faut-il absolument un logo bien visible ?
F.-G.M. : Pas forcément, mais le logo peut aider. En réalité, nous n’avons vraiment pas pris cette donnée en considération, c’est seulement un code incontournable de la basket. Il y a d’ailleurs un contre-exemple : la marque Agnès B. ne fait pas de publicité et n’appose qu’un logo très discret, parfois indétectable, sur ses vêtements. Avec le fondateur d’Alter Eco Tristan Lecomte (H.96), Agnès Troublé, de son vrai nom, est la personne qui nous a le plus inspirés. Cette créatrice – qui est aussi notre première collaboration – a su incarner sa marque et la faire vivre par d’autres moyens que la publicité, notamment à travers son travail avec des artistes.
La Convention citoyenne pour le climat veut « interdire la publicité sur les produits les plus polluants et réguler la publicité en général, afin de réorienter la consommation sur des produits plus vertueux sur le plan climatique et enrayer la surconsommation ». Qu’en pensez-vous ?
F.-G.M. :Je n’ai pas d’avis tranché, c’est un sujet complexe. Ce qui est sûr, c’est que la pub met la société face à ses contradictions. Je suis abonné à L’Obs et je vois souvent des publicités pour les SUV à côté d’un papier sur les enjeux climatiques. Mais en tant qu’entrepreneur, je préfère l’action : proposer un autre modèle, plus vertueux, plutôt qu’interdire. D’un côté, il est dangereux d’exciter les envies et les désirs, de créer des besoins sans limite dans un monde qui est, lui, limité. D’un autre côté, je me demande parfois si la publicité fait encore vendre, ou si elle est devenue un miroir aux alouettes qui ne trompe plus que les professionnels du secteur, qui s’auto-persuadent que ça fonctionne encore.
Caoutchouc, plus de coûts, moins d’impact
« Nos principaux fournisseurs sont des coopératives de petits producteurs qui vivent dans la forêt amazonienne de la récolte du latex. Nous nous sommes rendu compte qu’au-delà du produit que nous leur achetons, ils produisent un service pour la planète : la sauvegarde de la forêt amazonienne. Nous avons donc décidé de rémunérer ce service, en payant un euro de plus par kilo de caoutchouc acheté. »
À Paris, vous trouvez qu’il y a trop de pubs dans le métro et dans les rues…
F.-G.M. : Oui, les Parisiens sont confrontés toute la journée à des produits manufacturés – écologiques ou pas, d’ailleurs. Ces objets ne sont pas forcément intéressants, or l’esprit humain a besoin de voir des choses qui le stimulent, qui font réfléchir… De l’art, par exemple ! À São Paulo, au Brésil, où j’ai vécu deux ans, les affiches et enseignes ont été réduites drastiquement, en taille et en nombre, avec le plan « Ville propre » lancé par le maire en 2007. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui mais, à l’époque, il n’y avait plus d’outdoors – ces énormes panneaux comme à New York. J’ai eu l’impression, agréable, de vivre déconnecté des nouveautés commerciales… Veja ne veut pas participer à cette pollution visuelle : le refus de la pub, c’est aussi une écologie de l’esprit.
La publicité, « fleur de la vie contemporaine » selon Blaise Cendrars, a-t-elle aussi des bons côtés ?
F.-G.M. : J’aime beaucoup Blaise Cendrars, mais je pense que la publicité est tout sauf une fleur. Je vais lui opposer une autre citation, d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a pour elle-même aucun soin, ne demande pas : “Suis-je regardée ?” » La pub n’a rien d’une fleur, car elle est là pour vendre, elle a une fonction. Ce n’est pas de l’art. Une photo de pub peut éventuellement être considérée comme de l’art cinquante ans plus tard, mais pas au moment de sa diffusion commerciale. Sans cracher sur la pub, nous devons poser sur elle un regard critique.
Propos recueillis par Cyrielle Chazal
Lire aussi : 24h avec Marion Buchet
Published by Cyrielle Chazal