Pilotée par Romain Troublé (M.01), la fondation Tara Océan, connue pour sa goélette, s’est attelée à un projet colossal : une station polaire internationale conçue pour l’exploration arctique, qui sera baptisée début 2025. HEC Stories est parti en visite sur le chantier.

Un vaisseau circulaire en aluminium de 11 mètres de haut et de 26 mètres de diamètre se dresse actuellement au cœur du chantier des Constructions mécaniques de Normandie (CMN). Recouverte d’échafaudages, l’embarcation vient de recevoir sa pièce maîtresse : une géode de 30 tonnes, qui lui donne des allures de soucoupe volante. Il ne s’agit pas ici d’explorer l’espace, mais l’Arctique.

La Tara Polar Station – TPS pour les intimes – est un projet inédit de la fondation Tara Océan. Sa mission consiste à se laisser emprisonner et dériver dans la glace, afin d’observer la fonte de la banquise et l’adaptation des écosystèmes au réchauffement climatique au cours de longues expéditions scientifiques.

Romain Troublé (M.01), directeur général de l’ONG et lui-même explorateur, emmène volontiers ses investisseurs dans le ventre de l’appareil, slalomant entre les ouvriers – une quarantaine en tout – qui s’attellent à ciseler et souder la station, composée majoritairement de plaques d’aluminium. La chaleur du mois d’août est écrasante dans la verrière du bâtiment, et encore plus et dans le vaisseau, en phase d’isolation. Aux côtés de Ludovic Marie, directeur du projet auprès du CMN, Romain se réjouit : le chantier n’accuse qu’un très léger retard. Sur un projet pareil, c’est inespéré. “On est avec des gens qui font de l’aventure, explique Ludovic Marie. Et cela se ressent. Il est rare d’avoir cette chaîne où tout le monde participe à un projet qui les dépasse.”

Jamais pareille embarcation n’avait vu le jour: la station est un gigantesque prototype. À l’origine du projet, une famille passionnée de mer et d’exploration : c’est Agnès Troublé, dite Agnès b., et son fils Étienne Bourgois, cousin de Romain, qui, en 2003, créent la fondation Tara et transforment la goélette Antarctica en un laboratoire scientifique flottant. Le navire a parcouru 400 000 km, visité 60 pays et sensibilisé des milliers de personnes à la préservation des océans. En 2006, le bateau s’est laissé enserrer par la banquise pendant une expédition dérivante de dix-huit mois : l’inspiration directe pour le projet Tara Polar Station. « Ce bateau a été dessiné sur les plans de la goélette Tara, qui est ronde, sans quille, pour pouvoir échapper à la pression des plaques de glaces et se laisser surélever », précise Romain.

La TPS sera mise à l’eau début octobre, pour un baptême en grande pompe prévue au début 2025. Le bateau partira ensuite à Lorient pour une prise en main, puis à Narsarsuaq (Groenland) pour une phase de test, avant de partir à la dérive au nord-est de la Russie. Piloté par le CNRS, l’Université de Laval au Québec et l’Université du Maine aux États-Unis, le programme scientifique de la mission sera élaboré par une quarantaine de laboratoires répartis dans douze pays. “C’est une prouesse technique, humaine et scientifique”, selon Romain.

Sur le chantier de la Tara Polar Station sur le site de CMN à Cherbourg, quelques semaines après la pose de la géode, août 2024. ©Estel Plagué

Huit mois coincés dans la glace

Si, pour l’instant, câbles et tuyaux s’enchevêtrent à l’intérieur, il faut imaginer que les deux premiers étages de la station abriteront des bureaux, des laboratoires, une cuisine ou encore un banya (sauna traditionnel russe). Une température de 11 °C devra être maintenue dans l’enceinte du bâtiment, dans un environnement où la température extérieure peut descendre à jusqu’à – 52 °C. Autre défi de taille : la station doit être le plus respectueuse de l’environnement possible. Elle utilisera l’éolien et le solaire pour faire fonctionner ses équipements. De l’huile végétale enrichie en hydrogène (HVO), servira à sa propulsion.

La coque de la Tara Polar Station avant l’assemblage du dernier bloc C200 ©François Dourlen-Fondation Tara Ocean

“On discutait justement avec Romain de la couleur du tissu pour les chambres…”, plaisante Pierre Mienville, en charge des partenariats. Pour le futur équipage, qui restera cloîtrer plusieurs mois au sein de la station, les finitions ne sont pas si anodines. La structure, qui doit pouvoir rester 500 jours en autonomie, est conçue pour accueillir une vingtaine d’explorateurs internationaux l’été et douze l’hiver : des scientifiques, marins, médecins ou artistes, dont la sélection va débuter l’année prochaine. Priorité est donnée à ceux qui ont déjà vogué sur la goélette Tara. Ils devront se préparer à passer jusqu’à huit mois dans les 400 m² d’espace de vie de la station. Des conditions extrêmes, car l’Arctique, c’est six mois de nuit et six mois de jour. Les scientifiques effectueront des prélèvements en plongeant sous l’eau via la moonpoole, sorte de sas tubulaire au centre de la station.  Ils ne pourront même pas utiliser de lampes frontales, puisque la lumière artificielle fait fuir les écosystèmes. Ces missions dérivantes s’appeleront TaraPolaris. La TPS devrait en faire dix. A priori.

Rester bloquer sans connaître la date exacte d’une fin d’expédition porte un coup psychologique que Romain Troublé “a bien vécu”. L’explorateur connaît l’Arctique. Depuis toujours sensibilisé au vivant, Romain voulait être vétérinaire. Il sort finalement de la fac de sciences diplômé en biologie moléculaire. En 2000, de retour de la Cup America, qu’il effectue en tant que navigateur, il choisit HEC pour se lancer dans la gestion de projet. C’est aussi l’arrivée d’internet. Après un master HEC en 2001 en « Net Business », Romain s’occupe de la stratégie digitale de Cerpolex, une boîte qui conduit des expéditions, notamment au nord de la Sibérie pour “déterrer des carcasses de mammouth.” Trois ans de sa vie à sillonner les pôles, avant d’embarquer sur les deux missions polaires de la goélette Tara en 2006 et en 2013.”

Romain Troublé (M.01) en visite sur le chantier de la Tara Polar Station sur le site de CMN à Cherbourg, août 2024.

La mer et la science sont pour lui des territoires familiers. Skippper reconnu, son père Bruno a participé par deux fois aux Jeux olympiques de voile, ceux de Mexico en 1968 et ceux de Montréal en 1976, avant de fonder la coupe Louis Vuitton, épreuves de sélections de la fameuse Coupe America. “Toute mon enfance, je le rejoignais sur des courses de bateaux, explique Romain Troublé. Je devais l’emmerder sec mais j’étais là, j’attendais qu’il revienne.” Il se souvient bien, aussi, du bateau de son grand-père à Antibes. Il s’appelait déjà Tara, du nom de la plantation de l’héroïne désabusée Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent Son arrivée dans le projet Tara est une évidence. “J’étais un marin, j’avais fait de la science pendant cinq ans. J’ai passé beaucoup de temps en Sibérie, dans les pôles, dit-il. Quand mon cousin et ma tante, Agnès B., ont décidé de racheter ce projet, j’étais dans le premier wagon. Dans Tara, il y a l’enjeu business, politique, science. Je parle le même langage, je connais tous les mots.”

Une mission à 21 millions d’euros

L’État français, qui avait annoncé un milliard d’euros d’investissement en faveur des pôles dans le cadre du plan France 2030, vient d’injecter 13 millions d’euros dans le projet, dont le coût total avoisine les 21 millions. La fondation Tara Océan, qui compte déjà parmi ses partenaires la BNP, Capgemini, Veolia ou encore la Fondation Albert de Monaco, est confronté à « un gros enjeu de levée de fonds » et cherche encore deux millions d’euros de financement.

La géode de la Tara Polar Station, d’une trentaine de tonnes, posée cet été sur la coque de l’embarcation. ©François Dourlen/Fondation Tara

Entre sommets scientifiques européens et accueille des personnalités publiques sur le chantier, de la politique, Romain passe son temps à en faire. Lui qui n’hésite pas à relayer sur LinkedIn des contenus dénonçants les sociétés écocides met en avant un “enjeu de marque employeur” pour les entreprises donatrices. “C’est une super illustration par l’action. L’entreprise peut s’inscrire dans le temps en soutenant des projets qui s’intéressent à la biodiversité planétaire. Nous ne sommes pas du genre à taper sur n’importe qui. On travaille avant tout sur la recherche et on reste donc très pragmatique, factuel, et pas du tout dogmatique.”

Le premier enjeu reste, évidemment, celui d’une urgence. “On se préoccupe du climat assez souvent au détriment de la biodiversité. Alors que c’est très important, notre vie en dépend. L’espoir numéro un, c’est d’alimenter la protection de l’Arctique mais aussi de prédire ce qu’il va se passer demain. Nous sommes face à un écosystème extrême, et tous les écosystèmes extrêmes de la planète regorgent de molécules qu’on ne connaît pas.” Et d’énoncer une vérité glaçante qui motive, à elle seule, l’immense chantier de la TPS : « Dans vingt ans, chaque été, la glace va complètement fondre. Les doctorants actuels nous disent être la dernière génération à pouvoir l’étudier. Donc il faut y aller. »

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