L’entrepreneuriat est un chemin de croix. Nous avons confié à Tania Sanchez auteure de « Philosophie de la vie quotidienne » paru récemment, une tribune sur ce vaste sujet qu’elle a choisi d’aborder par le prisme de la fatigue.  

On pouvait s’en douter : l’entrepreneur est fatigué. Sur LinkedIn, il met en scène les traits tirés de son visage. Il fait sienne cette fatigue : elle témoigne de son engagement. « Je travaille dur et j’en suis fier », semble-t-il nous dire. Lorsque l’on défend un projet auquel on est intimement attaché, l’intensité de la joie que nous donne ce projet compense, le plus souvent, cette fatigue.  

Mais est-ce les nuits courtes qui fatiguent l’entrepreneur, ou bien est-il, en réalité, touché par une fatigue métaphysique ?  

 

1 / La fatigue de l’instant  

 

Saisir l’occasion. Se lancer au bon moment. La temporalité de l’entrepreneur, c’est l’instant : il décide, tranche, arbitre. Il n’a pas le temps, dit-il : pas le temps pour une vie privée, des vacances en été, mais surtout, et peut-être ne le devine-t-il pas lui-même, pas le temps pour s’abandonner à la durée. Dans La Pensée et le Mouvant, Henri Bergson explique qu’à concevoir le temps comme un collier de perles, où la durée serait le fil qui relie les instants, nous ne pouvons comprendre ce qu’est réellement la durée. Celle-ci, si on la pense comme un fil, « [s’évanouit] en une poussière de moments dont aucun ne dure, chacun étant un instantané ». Les instants, au présent, se chassent les uns les autres sans que je puisse les retenir, tant que je conçois la durée comme ce fil qui pourrait attacher ensemble des instantanés – vision qui est celle de l’entrepreneur, dont le quotidien se présente comme une succession d’instants. La durée n’est pas cette liaison entre des instants : elle a sa propre nature, mouvante, qui semble se refuser à l’entrepreneur. 

Tout être humain est pris dans cette dualité de l’expérience du temps : instant et durée. Mais l’entrepreneur a la particularité de chercher, plus que tout autre, à s’accrocher aux perles qui ne cessent de lui échapper – d’où sa fatigue métaphysique.  

 

2 / La fatigue du risque 

 

Le temps lui échappe – mais ce n’est pas tout : sa fatigue lui vient également de son rapport au risque. Dans Éloge du risque, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle nous encourage à choisir le risque : c’est par le risque, écrit-elle, que nous sommes plus vivants. Avoir peur du risque reviendrait à avoir peur de vivre. À ce titre, l’entrepreneur semble irréprochable : le risque est son quotidien, il en a fait le choix quand il a décidé de monter sa propre entreprise plutôt que de rejoindre celle créée par d’autres et dont les piliers sont déjà solides. Or ce risque qu’il a choisi ne peut que le fatiguer : pour les autres, le risque est un moment suspendu, un vertige que l’on ressent à se pencher au bord de la falaise, des palpitations au cœur qui nous rappellent que du sang coule dans nos veines et que vivre, c’est risquer sa vie. 

L’entrepreneur, lui, a sans cesse le vide sous les pieds. Il ne se rassure pas en se mettant à l’abri sur le sentier loin du bord de la falaise, et ne se jette pas non plus véritablement dans le vide et pour voir ce qui se trouve en bas. Il est coincé dans un risque perpétuel, un cœur toujours pressé, et aucune issue ne s’offre à lui pour, un moment, vivre un peu moins, trouver le repos dans la passivité.  

 

3 / La fatigue d’être soi 

 

Mais si l’entrepreneur est fatigué, plus que tout, c’est de ne pouvoir échapper à lui-même. Sa start-up, c’est lui. Partout où il regarde, dans son ordinateur, dans ceux de ses collaborateurs, dans les affiches, dans les posts qu’il prépare pour les réseaux sociaux, il n’y a, symboliquement, que lui. L’entreprise est une extension de son identité, et tous les conseils qu’on lui donne pour l’inviter à ne pas s’y reconnaître, à ne pas s’associer intimement aux réussites et aux échecs de son projet, ne parviennent pas à le détourner de cette oppressante vision de lui-même. Pour retrouver de l’énergie, il lui faudrait de l’altérité. L’entrepreneur trouverait de la consolation dans la compagnie des autres, dans leurs idées, leurs décisions, dans toute intervention qui pourrait, enfin, le défaire de la responsabilité permanente de ses actions et du monologue qu’il tient à longueur de journée.  

Si, à première vue, on pourrait croire qu’il n’y a rien de plus facile et de plus confortable que de n’être qu’avec soi, en réalité, c’est dans l’altérité que je peux m’offrir le luxe de renoncer à mon libre-arbitre, à la nécessité de choisir, à l’obligation d’être celui qui parle. Pour l’entrepreneur, le repos, c’est quand il y a enfin, face à lui, un autre.  

L’entrepreneur, triplement fatigué de ne connaître que des successions d’instants sans pouvoir s’abandonner la mouvante durée, de se tenir toujours debout au bord de la falaise, et de devoir, sans répit, se supporter lui-même, peut prendre conscience des raisons de cette fatigue métaphysique pour la combattre par de nouvelles armes : la durée, le sentier balisé pour quelques pas, et la recherche de l’altérité.  

Autrement dit, pour se décharger de la fatigue métaphysique, l’entrepreneur peut chercher à changer provisoirement son rapport au temps, à refuser le découpage en instants, créneaux, temps fractionné des horloges : s’adonner à une tâche, une expérience, sans visualiser intérieurement les minutes qui s’écoulent. Il peut se donner le droit de ne pas toujours choisir l’option la plus risquée, et accepter de partager la responsabilité d’une décision avec un autre que lui-même, voire, à confier entièrement à cet autre le poids d’une décision, pour trouver, dans son entreprise, un peu de matière étrangère à lui-même.  

 

Tania Sanchez, Philosophie de la vie quotidienne – Une aventure intérieure en 70 questions, éditions Eyrolles, 2023.

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