Lors du 344ème Matin HEC, le PDG de CMA CGM a partagé sa vision d’un commerce international bousculé par la géopolitique et la transition écologique. Entre fidélité à Marseille, diversification stratégique et ambition mondiale, ce grand dirigeant à la parole rare a répondu sans détour aux questions de Vincent Beaufils, puis de l’auditoire. 

Sans surprise, l’événement introduit par Hortense de Roux (H.05), la présidente de HEC Alumni, a affiché complet. Ce mardi 16 septembre, Rodolphe Saadé, l’emblématique patron de CMA CGM, s’est rendu au pavillon Vendôme pour répondre aux questions de Vincent Beaufils (H.75), directeur de la rédaction du magazine « Challenges », puis de l’assistance – dont l’explorateur Jean-Louis Etienne, un étudiant libanais boursier financé par CMA CGM et d’autres alumni du secteur et d’ailleurs.

« Le meilleur thermomètre de l’économie mondiale, c’est le remplissage de nos navires. » D’un ton posé mais ferme, Rodolphe Saadé livre sa perception de la conjoncture internationale. Ses porte-conteneurs sillonnent tous les océans et, selon leur niveau de remplissage, il mesure si le commerce ralentit ou repart. À l’entendre, 2025 sera une « année correcte » avec une croissance mondiale au rendez-vous. Les porte-conteneurs de CMA CGM sont aujourd’hui « très pleins », même si les routes maritimes se sont transformées. « Avant, c’était Chine vers États-Unis. Désormais, les flux partent de plus en plus du Vietnam, de la Malaisie ou de l’Indonésie ». 

Rodolphe Saadé, PDG de CGA CGM était l’invité des matins HEC au pavillon Vendôme à Paris dans le 1er arrondissement. / ©Martin Barzilai / Challenges

Le troisième armateur mondial, présent dans 160 pays, aligne 650 navires auxquels s’ajoutent 150 en commande. L’ambition est claire : renforcer sa position et dépasser Maersk pour devenir numéro deux mondial derrière MSC. Pour cela, pas question de lésiner sur les moyens. « Ce que nous gagnons, nous le réinvestissons. 85 % des profits repartent dans l’entreprise », explique ce passionné de transport maritime, qui connaît par cœur l’ensemble des 250 lignes opérées par son Groupe. 

Cette politique s’est notamment traduite par plus de 18 milliards d’euros investis dans le verdissement de la flotte. Le gaz naturel liquéfié (GNL), qui permet de diminuer de 20% des émissions carbone, constitue la première étape. Le méthanol entraîne une diminution de 60 %, mais il coûte deux fois plus cher trois à cinq fois plus cher que le fioul conventionnel. « On ne s’y retrouve pas financièrement. Pour l’instant les clients ne sont pas prêts à payer ». L’engagement affiché est pourtant clair : zéro carbone en 2050. 

La diversification constitue l’autre pilier de la stratégie. Le groupe qui compte 160.000 collaborateurs et n’est pas coté en Bourse, a lancé en 2021 CMA CGM Air Cargo qui exploitera 13 avions d’ici 2027, contre 4 à ses débuts. « Pendant le Covid, beaucoup de clients ont souffert des délais sur l’axe Asie-Europe. Nous avons trouvé une réponse avec le cargo aérien », souligne le natif de Beyrouth. Cette solution dans l’urgence s’est donc pérennisée. Après une première étape avec le rachat de CEVA (2019), l’intégration logistique a connu une accélération décisive avec celui de Bolloré Logistics (2024). 

L’homme d’affaires suit de près les dernières avancées dans l’intelligence artificielle générative. Son Groupe a investi 100 M€ d’euros dans la pépite tricolore Mistral AI, qui a conçu Le Chat. « L’IA peut aider nos équipes à optimiser les tarifs et à améliorer nos quotations », souligne-t-il. CMA CGM soutient également l’innovation via Zebox, l’incubateur fondé à Marseille et désormais déployé à Arlington (USA), Singapour, Manchester, Abidjan et en Guadeloupe.  

Cet ancrage dans l’innovation s’inscrit dans une histoire familiale profondément liée à Marseille. Jacques Saadé, son père, y avait posé les bases de CMA CGM en 1978 après avoir fui la guerre civile au Liban. Quarante-cinq ans plus tard, le siège mondial de l’entreprise reste installé dans la cité phocéenne. L’an dernier, Emmanuel Macron y a inauguré Tangram, le centre d’excellence de CMA CGM consacré à la formation et à l’innovation, conçu par l’architecte Jean-Michel Wilmotte.

©Martin Barzilai / Challenges

Depuis 2022, Rodolphe Saadé a élargi son horizon aux médias. Après avoir repris « La Provence », ce qui avait une certaine logique pour un Marseillais, le dirigeant de 55 ans a racheté à Patrick Drahi le groupe BFM-RFM pour 1,5 Md€.  Il a également fait l’acquisition de La Tribune, du média en ligne Brut et de la chaîne Chérie 25, qui deviendra prochainement RMC Life. « Je crois beaucoup dans les médias. Qui va investir dans la presse qui perd de l’argent, si ce n’est les entrepreneurs ? », se défend-t-il. Il vient de recruter Claire Leost (H.99), jusque-là dirigeante de Prisma Media, pour prendre les rênes de CMA Médias. L’aventure se poursuit au cinéma, avec une participation de 20 % dans Pathé, via la société Merit, la holding familiale. « J’étais admiratif de ce qu’a fait Jérôme Seydoux », confie-t-il

Avec plus de 20 % de son chiffre d’affaires réalisé aux États-Unis, l’homme fort du fret maritime suit de très près l’évolution politique américaine. Devant le public du Matin HEC, Rodolphe Saadé il est revenu sur sa rencontre à la Maison-Blanche avec Donald Trump, à qui il avait annoncé un d’investissement massif de 20 Mds$ sur quatre ans.

Les chantiers navals illustrent eux aussi l’imbrication du commerce et de la politique. CMA CGM construit ses navires en Chine et en Corée du Sud, mais s’apprête à en produire en Inde, qui devient compétitive en termes de prix. « Beaucoup de pays cherchent à réindustrialiser. L’Inde est désormais crédible. » Autre exemple : les terminaux portuaires de Panama. Lorsqu’une société de Hong Kong a voulu vendre ses 43 terminaux à un fonds d’investissement, Pékin a mis son veto. « C’est un bon exemple de l’importance du géopolitique », observe le patron marseillais.

Enfin, l’actualité française a rattrapé le débat avec la proposition de « taxe Zucman » sur les grandes fortunes. Rodolphe Saadé a rappelé avoir déjà accepté une contribution exceptionnelle de 500 M€. « Je paie des impôts importants en France, je n’ai pas de leçon à recevoir en matière de patriotisme. Mais mes concurrents asiatiques ou européens n’ont pas ce type de contributions. Ma cour de jeu n’est pas limitée à la France, c’est le monde. » Et de rappeler qu’il a également rapatrié la holding familiale du Liban vers l’hexagone. 

Dans une entreprise restée familiale, son implication est restée totale : « tout ce qui concerne CMA CGM, je le prends à cœur. Peut-être trop ». À un étudiant d’HEC qui lui demande quel conseil donner à un jeune entrepreneur de la tech, il a cette drôle de double réponse : « soyez humble, sky is the limit ». Une formule qui résume bien le mélange de réserve et d’ambition assumé du patron marseillais. 

©Martin Barzilai / Challenges

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