Nelson Amenya (MBA.25), l’étudiant qui a révélé une affaire d’État

Entrepreneur écolo, passionné de cinéma, graphiste ou encore militant anticorruption, Nelson Amenya (MBA.25) est connu au Kenya pour avoir révélé un scandale politico-financier. Portrait d’un jeune homme engagé.
Dans son pays, il est considéré comme un héros. Il y a tout juste un an, le Kényan de trente ans révélait un immense scandale politique, en publiant les termes d’un accord passé entre le gouvernement kényan et un conglomérat indien pour la rénovation de l’aéroport international.
Contacté au printemps 2024 par un intermédiaire anonyme d’un membre du gouvernement, Nelson Amenya obtient le détail du projet de contrat entre le ministère de l’Énergie et le groupe Adani, pour un montant total de 2 milliards de dollars américains. « À première vue, je n’ai rien remarqué de particulier. Mais en y regardant de plus près, j’ai constaté de nombreux éléments suspects, comme l’absence d’appel d’offres, un processus accéléré, des réglementations ignorées, des virements vers un fonds commun de créances à Abu Dhabi… Puis, en me renseignant sur Adani, j’ai découvert une entreprise cernée par les affaires de corruption et de trafic de drogue », raconte le lanceur d’alerte. Lorsque, début juillet, la rumeur court que le ministre de l’Énergie a été surpris avec 2 millions de dollars à Dubaï, siège d’une des sociétés écrans de la multinationale indienne, Nelson n’y tient plus. Quelques jours plus tard, il publie sur son compte X les extraits les plus accablants de l’accord, accompagnés d’explications et d’accusations de corruption du gouvernement kényan.
Ses révélations provoquent un séisme au Kenya. L’affaire est portée devant les tribunaux, la population s’insurge et des manifestations éclatent aux abords de l’aéroport. Mis sous pression, le président William Ruto finit par céder le 20 novembre 2024, en annonçant lui-même le retrait de l’accord. « C’est une immense victoire, pour le peuple kényan mais aussi pour l’Afrique tout entière, s’enthousiasme Nelson. D’une part, cela encourage la jeunesse à continuer de se mobiliser pour la justice, et d’autre part cela contraint les autorités à plus de transparence. D’ailleurs, on voit déjà des différences dans la manière dont sont conclus les accords publics-privés et il y a de plus en plus de consultations citoyennes. » Perçu comme celui sans qui rien de tout cela ne serait arrivé, Nelson Amenya est projeté sur le devant de la scène : New African Magazine le sélectionne parmi les 100 personnalités africaines les plus influentes de 2024 et l’ONG Transparency International lui décerne le Prix des actions d’intégrité des lanceurs d’alerte.

Du cinéma au supermarché
Comment ce jeune homme, élevé entre les faubourgs de Nairobi et les hauts plateaux du Kenya, qui se rêvait pilote puis star à Hollywood, a-t-il pu devenir le héraut de la lutte anticorruption de tout un continent ? L’histoire commence à Nairobi, dans le quartier de Ridgeways, lorsque, vers l’âge de 17 ans, Nelson est sensibilisé au septième art par ses voisins, un réalisateur et une actrice. Cette dernière tourne régulièrement avec une autre comédienne du quartier, Lupita Nyong’o, qui sera oscarisée en 2014 pour son rôle dans Twelve Years a Slave. « Côtoyer ces gens qui ont fait une grande carrière a sans doute nourri des ambitions pour mon propre avenir, analyse-t-il. En tout cas, ils m’ont conseillé d’étudier le design et l’animation graphique, qui étaient à la fois une porte d’entrée dans le cinéma et une manière de me laisser d’autres options de carrière. » En 2013, il intègre ainsi un Bachelor de communication graphique et d’études des médias à l’université Moi d’Eldoret. Dans cette région en altitude, il côtoie un tout autre type d’élite, puisque c’est ici que s’entraînent les plus grands marathoniens kényans, comme Eliud Kipchoge ou Kelvin Kiptum. Avant même l’obtention de son diplôme, il participe à la création de sites web pour des organisations intergouvernementales, puis décroche son premier contrat dans une petite agence, où il enchaîne les rôles : photographe, vidéaste, web designer, responsable marketing… Des expériences qui lui permettent en outre d’interagir avec des influenceurs et de bâtir une solide présence en ligne, notamment sur Twitter (aujourd’hui X).
Mais c’est dans une tout autre voie qu’il s’engage à la sortie de l’école. Sur les recommandations d’un ami, il présente sa candidature pour un poste de graphiste dans la grande distribution, chez Carrefour. Et contre toute attente, il franchit les étapes jusqu’à l’entretien final. Mais là, la responsable RH qui le reçoit constate qu’il vit toujours chez ses parents, qu’il n’est pas marié, qu’il est jeune et inexpérimenté, et décrète donc que le salaire annoncé est trop élevé pour lui ! « Elle a carrément divisé le salaire par trois ! J’avais très envie de refuser… Mais je voulais prouver ma valeur et montrer à cette dame qu’elle avait tort. » Cinq ans et demi, une demi-douzaine de promotions et plusieurs changements de poste plus tard, il quitte le géant de la grande distribution.
En ligne avec ses convictions
Mais son ultime année à Carrefour, passée à solder ses derniers dossiers et former ses successeurs, lui offre aussi le loisir d’accroître son engagement. En faveur de l’environnement, d’abord : après avoir participé au lancement d’une start-up de production de sacs recyclables et aidé son frère dans la gestion de son élevage d’insectes, il fonde en 2023 sa propre entreprise, Afrinet Carbon. Spécialisée dans le soutien de projets de compensation carbone, la société ambitionne aussi de replanter des mangroves sur la côte kényane, menacée par la déforestation, et de proposer la culture des bambous comme alternative.

Parallèlement, le militant commence à poster des commentaires pour dénoncer la politique menée par le gouvernement kényan, qu’il estime injuste et inefficace. Portées par une popularité acquise sur les réseaux sociaux au cours de ses expériences en web marketing et de ses initiatives écologiques, ses interventions prennent de l’ampleur : relais d’images de violences policières, participation à des actions de sensibilisation contre des lois fiscales, organisation de réunions… Le tout en tissant des liens avec des figures influentes de la société civile et politique kényane, comme le professeur PLO Lumumba, ancien directeur de la Commission anticorruption du Kenya. C’est probablement cette posture et sa forte audience (il totalise aujourd’hui 200 000 abonnés sur X), qui conduisent un membre du gouvernement à le choisir pour faire fuiter le fameux contrat de rénovation de l’aéroport Kenyatta. Et peut-être aussi un autre élément…
Lorsqu’il reçoit les documents incriminants, il se trouve en effet depuis plusieurs mois en France, où il a entamé son MBA à HEC, qu’il a décidé d’intégrer « pour entrer dans le cercle des décideurs ». « Le fait d’être dans un pays étranger m’a sans doute donné plus de liberté dans mon exposé des faits, reconnaît l’étudiant. Depuis, j’ai fait l’objet de poursuites judiciaires, ma famille a subi des pressions et je ne suis pas sûr du sort qui m’attend si je reviens au Kenya… »
Il révèle sur ses réseaux sociaux plusieurs tentatives d’intimidation durant l’été 2024 : perquisition dans les locaux d’Afrinet Carbon, visite de la police chez ses parents et, surtout, il raconte avoir dû fuir en Italie au mois de septembre pour échapper à des agents gouvernementaux envoyés à Paris. Craignant la prison s’il revient au Kenya, Nelson Amenya attend désormais la prochaine élection présidentielle, qui se déroulera à l’été 2027, pour retourner dans son pays. En espérant que le vent tourne.
Photos : ©Ed Alcock

Published by La rédaction