Claire Leost (H.99) : La loi du genre
Diplômée de Sciences Politiques et d’HEC, Claire Leost (H.99) est devenue directrice générale d’un grand groupe de médias. Mais pour en arriver là, elle a dû éviter de nombreux pièges.
J’ai grandi dans une famille de fonctionnaires et j’étais passionnée par la chose publique. Bonne élève, je considérais l’école comme ma deuxième maison. Alors, mon destin, c’était plutôt sciences politiques et l’ENA, et c’est ce que j’ai commencé à faire : après le bac, je suis entrée à Sciences Po Paris. Mais à 17 ans, on ne se connaît pas vraiment, et dès mes premiers stages, je me suis rendu compte de mon erreur : ce n’était vraiment pas mon truc…Après avoir reçu mon diplôme de Sciences Po, je me suis donc tournée vers HEC. Je me voyais dans une carrière internationale, je n’y connaissais pas grand-chose, mais j’avais l’idée de travailler dans le conseil. J’étais convaincue qu’HEC m’ouvrirait les portes du monde entier. J’ai passé le concours et je suis entrée directement en deuxième année. Je me souviens que mes parents avaient tenu à assister à la cérémonie d’accueil de la nouvelle promotion. Ils semblaient un peu perdus sur le campus, dans ce monde qui leur était totalement étranger, mais dans leurs yeux, je pouvais lire la fierté.
Quelques années plus tard, mon père est décédé d’un cancer foudroyant, et je sais que cette cérémonie à Jouy-en-Josas fut l’un de ses derniers moments de grande joie. Mon passage à l’école m’a laissé un goût mitigé : je me sentais décalée par rapport aux autres étudiants, extérieure à la vie de la promo, je regardais les autres rêver de travailler dans des banques ou des start-up alors que je ne m’intéressais qu’à la littérature et à la politique. Et après une première année ensemble, ils étaient très soudés, c’était difficile de s’intégrer. Pourtant, HEC m’a indéniablement servi de carte de visite pour la suite de ma carrière. C’est une marque formidable, qui ouvre toutes les portes en France comme à l’étranger… Aujourd’hui, avec du recul, je me dis aussi que ces années ont nourri mon envie d’écrire, d’observer et de décrire le monde qui m’entoure. Je suis reconnaissante à cette école pour ce qu’elle m’a permis de devenir.
Déséquilibre au sommet
En sortant d’HEC, un peu désarçonnée, j’ai regardé les postes les plus prestigieux. J’avais dû emprunter beaucoup pour payer mes études et j’entrais dans la vie active avec des dettes. Ça a joué sur mes choix : j’ai voulu travailler tout de suite et à un bon poste pour me remettre à flot. Je suis entrée chez McKinsey, un cabinet de conseil renommé. J’ai vécu cette expérience d’un peu plus de deux ans comme un sas entre l’école et la vraie vie. Cela m’a permis d’avoir un aperçu de milieux très différents : la banque, les télécoms, les médias… Ce dernier secteur me plaisait beaucoup, car il conciliait les deux dimensions de ma formation : il évoquait l’actualité, des enjeux politiques forts, mais restait par ailleurs un vrai business, au fonctionnement complexe. Après mon passage chez McKinsey, je me suis donc tournée vers le milieu de la presse et j’y suis restée depuis, car ça m’a passionnée. C’est un secteur en pleine transformation… Avec l’arrivée du digital, il a fallu se réinventer totalement : mon métier changeait tous les jours ! Je ne me suis jamais ennuyée.Chez Lagardère, puis CMI France (NDLR : le groupe de Daniel Kretinsky qui détient Elle, Marianne, des parts dans Le Monde, etc.), j’ai commencé à obtenir des postes de direction. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que, plus je gravissais les échelons, moins il y avait de femmes autour de moi… J’avais toujours été convaincue que la parité était un enjeu de la génération précédente. Dans ma famille, l’égalité entre mon frère et moi était totale et pendant mes études, je n’avais pas ressenti de différences. Là, c’était différent.
Livres et combat
Et puis, il y a eu ce dîner, un soir, avec les anciens de ma promo HEC, et ça a été une prise de conscience soudaine : sur la trentaine de personnes présentes, il y avait d’un côté les garçons qui avaient réussi, la plupart étaient épanouis, ils occupaient des postes à responsabilités. De l’autre côté, il y avait les filles, fatiguées déjà, et frustrées d’avoir dû mettre de côté leur carrière pour privilégier leur vie familiale : la plupart occupaient des postes de moindre importance, avaient fait le choix de suivre leur conjoint ou même de cesser de travailler… Ça a été un choc. J’ai essayé de comprendre ce qu’il s’était passé entre le moment où nous étions sorties de HEC, ambitieuses et heureuses, et ce moment, quinze ans plus tard, où nous nous rendions compte que ce n’était pas si simple. En menant ma petite enquête et en interrogeant ces femmes, c’étaient les mêmes histoires qui revenaient : conjoints, rapport à l’argent, rapport au patron, travail à la maison, grossesses, gardes d’enfants, etc. Chacun de leur parcours aurait pu être le chapitre d’un livre, et l’idée d’écrire un essai a commencé à germer… Le Rêve brisé des working girls est paru en 2013, aux éditions Fayard, à partir de cette idée-là. Ce livre se présente un peu comme un manuel de survie à l’usage des femmes en entreprise. Il aborde les écueils à éviter pour ne pas être mise à l’écart ou déconsidérée, les moyens pour mener de front sa carrière et sa vie familiale, etc. Je dis aux femmes : « Ne soyez pas naïves, faites bien attention, ne tombez pas dans tous les pièges qu’on va vous tendre. »
Toute l’intelligence qu’elles ont mise au service de leurs études, il va falloir la mettre au service de leur carrière, apprendre à suivre leur intuition, à ne pas se créer de barrières. Les portes ne s’ouvrent pas toutes seules, surtout pour les femmes : il faut une stratégie pour se faire soi-même une place !Ce qui m’a frappée, c’est que les filles, souvent bonnes élèves, sont habituées à un système méritocratique, mais quand elles arrivent en entreprise, ça ne marche pas du tout comme ça. C’est illusoire de penser qu’on est récompensé quand on fait bien son travail. L’entreprise est un univers de combat où il faut se faire entendre. Après la sortie du livre, j’ai fait pas mal de conférences sur les campus et dans différents programmes de formation. Puis, quelques années plus tard, j’ai écrit un roman, Le Monde à nos pieds (éd. J.C. Lattès), qui évoque le passage à la vie d’adulte et les désillusions qui l’accompagnent parfois. L’écriture est devenue une passion que j’essaye de combiner avec mon métier de directrice générale. C’est un autre conseil que j’aimerais donner, aux jeunes filles et aux jeunes en général : on peut faire plein de choses de sa vie, écrire des livres, diriger une entreprise, élever ses enfants. On n’est pas obligé de renoncer, de faire des choix. Ce n’est pas toujours facile, mais c’est possible.
Published by Clémentine Baron