Jean-Pierre Farandou
Jean-Pierre Farandou, Président-directeur général de la SNCF
1957 – Naissance à Bacalan, un quartier populaire du nord de Bordeaux, d’un père agent des douanes et d’une mère institutrice.
1976 – Intègre l’École des mines de Paris.
1980 – Ingénieur dans une compagnie minière au Colorado (États-Unis).
1981 – Rejoint la SNCF, qu’il n’a jamais quittée.
1996 – DG de Thalys.
2002 – Directeur de la région SNCF Rhône-Alpes dont le réseau TER est le plus grand de France.
2006 – Directeur de la branche SNCF Proximités regroupant Transilien, TER, Intercités et le groupe Keolis-Effia.
2012 – Président du directoire de Keolis, opérateur privé de transport collectif, filiale à 70 % de la SNCF.
2019- PDG du groupe SNCF.

Trois étudiants d’HEC Paris ont rencontré Jean-Pierre Farandou au siège de la SNCF, quelques jours après l’annonce d’une aide étatique de 4,7 milliards d’euros pour le ferroviaire. Nommé il y a un an à la tête du groupe, M. Farandou, 63 ans, est un pur produit de la maison. Il a débuté sa carrière à la SNCF comme chef de gare à Rodez, en 1981, quand nos étudiants n’étaient même pas nés, et n’a jamais quitté le groupe. Il se retrouve aujourd’hui à relever des défis multiples. Les retards intempestifs, les grèves et le défaut d’information des voyageurs ont encore valu l’an dernier à la SNCF le Cactus d’or du magazine 60 millions de consommateurs pour avoir « le plus gâché la vie des Français ».

Pas simple de diriger un groupe qui tente de redorer son image depuis des années (jusque tout dernièrement, avec les trains low-cost Ouigo). Chantre du dialogue social, réputé pour « parler cheminot première langue », le nouveau PDG a traversé la crise sanitaire et n’a pas peur de bousculer les codes. « Dans les années 1980, le même cheminot dans une gare faisait la circulation des trains, vendait les billets, passait même un coup de balai, et cela ne choquait personne », a-t-il déclaré aux députés. Alors que 38 % du réseau génèrent 80 % du trafic, il se dit prêt à fermer des lignes si l’État ne met pas la main à la poche. Son credo : décentraliser l’organisation et lever le tabou de la rentabilité. Avant l’entretien, le PDG a pris quelques minutes pour faire connaissance avec les étudiants, et s’est attaché à défendre son action, à la manière d’un politique. Alors que l’industrie aérienne est menacée d’une écotaxe de 4,2 milliards d’euros, il se plaît à rappeler cette évidence : le rail, c’est écolo. Donc, c’est l’avenir.

Une année éprouvante

Margaux Boulte
Margaux Boulte (H.22)
Margaux a intégré HEC en 2018 avec l’ambition de « rencontrer des personnalités inspirantes ». Joueuse de rugby et sensible à la cause environnementale, elle a pour projet professionnel de devenir journaliste.
2018-2019 – Secrétaire générale de KIP, le média étudiant d’HEC Paris
2020 – Stage au journal Le Mondeen marketing digital
2020 – Chroniqueuse pour une émission sur B Smart TV, la nouvelle chaîne économique de Stéphane Soumier

Margaux Boulte : Vous êtes arrivé début novembre à la tête de la SNCF. Depuis, vous avez dû essuyer plusieurs crises successives. Un mouvement social interne, les grèves contre la réforme des retraites, la pandémie du coronavirus… La tâche a été beaucoup plus compliquée que prévu. Si c’était à refaire, quelles décisions prendriez-vous différemment ?

Jean-Pierre Farandou : Sans vouloir manquer d’humilité, je pense que mes décisions n’ont pas été si mauvaises. Effectivement, je me suis retrouvé tout de suite en situation de crise. Dès mon premier mois de présidence, en novembre, il y avait une effervescence dans l’entreprise suite à un accident sur un passage à niveau [un TER a percuté un convoi routier en Champagne-Ardenne, NDLR]. Les syndicats ont estimé que la sécurité du conducteur n’était pas assurée. Plusieurs centaines de conducteurs ont exercé leur droit de retrait et se sont arrêtés de travailler. Cette réaction a révélé un malaise plus profond, une tension importante dans l’entreprise. Mon analyse, c’est que le problème n’était pas tant lié à la sécurité ferroviaire qu’à la solitude des conducteurs de train, qui sont de moins en moins souvent accompagnés d’équipes de contrôle à bord. J’ai lancé un groupe de travail afin de rétablir le dialogue avec les syndicats sur ce sujet de la conduite des trains. Le climat s’est apaisé.Ensuite est venue la grève des retraites, en décembre. Il s’agissait d’une réforme nationale, qui dépassait le seul cas de notre entreprise. Mais la SNCF cristallise l’attention, car elle bénéficie d’un régime spécial. À l’approche des fêtes, ma préoccupation numéro un était d’assurer un service minimum pour que les clients puissent retrouver leur famille à Noël. Nous avons réussi à éviter le blocage total grâce à un dialogue constructif avec les syndicats. Ceux-ci n’ont pas commis d’irrégularités, il n’y a pas eu de casse de l’outil de travail. Quant au fond du dossier, il était piloté par le gouvernement. J’avais une marge de manœuvre limitée.

« Durant l’été, 85 % de la clientèle est revenue. »

Margaux : Comment avez-vous vécu la crise de la Covid-19 ?

J.-P.F. : La première étape a été de mettre en œuvre les consignes sanitaires du gouvernement dans les trains, les gares et les ateliers. J’avais pour devoir de protéger la santé de 140 000 salariés, face à un virus qui peut avoir des formes très agressives. Nous avons revu toutes les procédures, organisé la distanciation sociale, le télétravail, le chômage partiel. Bref, nous avons complètement modifié le fonctionnement de l’entreprise pour protéger les clients et les cheminots. Durant le confinement, nous avons transporté les soignants et fait circuler 70 % des trains de fret pour que les entreprises puissent continuer de travailler. Ensuite, nous avons été au rendez-vous des vacances d’été. Nous avons ajusté les prix à la baisse et mis en place des règles sanitaires strictes pour convaincre les Français, qui avaient une certaine appréhension, de reprendre le train. Résultat : 85 % de la clientèle est revenue, soit 20 millions de voyageurs. Davantage que ce que nous aurions pu espérer.

Margaux : Tout ne s’est pourtant pas passé parfaitement, cet été…

J.-P.F. : Vous faites allusion au gros loupé du 30 août, sur la côte basque [des trains reliant Hendaye à Paris ont eu vingt heures de retard, NDLR]. Rien à voir avec la Covid : il s’agissait d’un énorme accident industriel, provoqué par une succession d’incidents électriques sur les caténaires. Un train s’est retrouvé en panne et a coincé deux voies au sud de Bordeaux. Tout le Sud- Ouest était bloqué. Des milliers de personnes ont été pénalisées. Nous avons fait de notre mieux, mobilisé plus de 200 cheminots, les secouristes de la Protection civile… Mais je reconnais que nous aurions pu mieux faire sur l’information des voyageurs. C’est une ombre de taille sur le bilan de ces vacances.

Victor Hondré
Victor Hondré (H.22)
De formation économique, Victor poursuit un double diplôme HEC et Sciences Po Paris. Il est actuellement en stage dans un cabinet de conseil en analyse économique et financière. Selon lui, la puissance publique de demain doit reposer sur des structures associant intérêt public et gestion privée
2018 – Admission à HEC Paris
2020 – Missions de conseil pour le secteur bancaire chez Ipso Facto Expertise
2021 – Master en affaires publiques à l’IEP Paris

Victor Hondré : Le plan de relance prévoit 4,7 milliards d’euros pour soutenir le ferroviaire, dont 4 milliards pour la SNCF. Ce montant est-il à la hauteur de l’urgence financière dans laquelle se trouve le groupe, avec une dette qui dépasse les 38 milliards d’euros ?

J.-P.F. : C’est assez pour que nous restions sur notre trajectoire économique. La Covid-19 est une espèce de météorite qui a frappé la planète SNCF. Elle a provoqué un énorme manque à gagner et compromis le financement de la régénération du réseau, qui est fondamentale pour notre activité. Le plan de relance vient combler ce manque. Il vient aussi soutenir le fret pour recoller sur sa trajectoire de développement. Ces 4 milliards d’euros nous donnent les moyens de poursuivre notre stratégie.

La feuille de route de la SNCF

Diego Davo : Venons-en justement à votre stratégie. Depuis quelques mois, de nombreuses entreprises se dotent d’une raison d’être. D’après vous, quelle est celle de la SNCF ?

J.-P.F. : Nous sommes en train de la retravailler et devrions être en mesure de la communiquer à la fin d‘année. Mais dans les grandes lignes, la mission de la SNCF est de créer des solutions de déplacement pour tous, qui préservent la planète. Nous voulons être en 2030 le champion européen des mobilités durables, pour les voyageurs comme pour les marchandises. Avec un cœur de métier, le ferroviaire, et un pays de référence, la France. Avant toute chose, nous devons répondre aux attentes des Français qui veulent un service fiable, toute l’année, 24 heures sur 24. Les blocages dans le Sud- Ouest montrent qu’il nous reste du travail… Une fois qu’on a garanti cela, on peut aller construire des tramways à Melbourne ou faire de la logistique à Shanghai.

Diego Davo
Diego Davo (H.23)
Franco-costaricien, Diego a vécu huit ans en Amérique latine. Secrétaire général de KIP, il souhaite devenir diplomate afin de renforcer les liens économiques entre la France et l’Amérique latine 2003-2011 – Habite au Costa Rica, puis au Honduras
2018 – Guide touristique à la tour Eiffel
2020 – Échange universitaire à l’Université nationale de Singapour, puis stage chez Rosaly, une fintech spécialisée dans les systèmes de paie

Diego : N’y a-t-il pas une contradiction entre les ambitions économiques de la SNCF et son rôle sociétal ? Des petites lignes non rentables ont été fermées, or un nombre croissant d’élus dénoncent le déclassement de leurs territoires.

J.-P.F. : Les élus ont raison de se plaindre, mais il s’agit d’un sujet de politique publique. Les petites lignes coûtent cher à opérer et génèrent peu de recettes. Veut-on desservir tous les territoires, même les moins denses ? Et veut-on le faire en train ou par d’autres moyens, comme le bus ? Si l’État tient à conserver les petites lignes ferroviaires, il faut qu’il nous donne l’argent nécessaire pour le faire. Nous ne pouvons pas les financer sur nos propres ressources. Au 1er janvier, la SNCF est devenue une société anonyme. Une SA ne peut pas se permettre des investissements déraisonnables. Le plan de relance montre que les pouvoirs publics semblent vouloir aller dans ce sens, et une enveloppe sera dédiée aux petites lignes.

Margaux : Si l’État ne vous soutient pas, vous pourriez donc fermer davantage de lignes ?

J.-P.F. : Le statut de SA nous oblige à faire preuve de plus de rigueur sur les sujets de rentabilité et de dette. En tant que mandataire social, je suis tenu légalement de respecter les grands équilibres économiques. Nous opérons les lignes lorsqu’un contrat de service public, ou une autre forme de rémunération, nous permet de le faire. Mais nous n’avons pas vocation à nous substituer à la puissance publique.

Victor : Vous avez insisté sur votre cœur de métier qu’est le ferroviaire. Allez-vous revenir sur la politique de diversification de ces dernières années, marquée par des incursions sur le terrain du covoiturage ou des VTC ?

J.-P.F. : La période est à la prudence et à la frugalité. Nous sortons abîmés de la crise sanitaire, l’heure n’est plus aux diversifications audacieuses. Cela dit, le digital offre des perspectives attrayantes. Il nous permet de remonter la chaîne de valeur, de passer du transport à la mobilité et, peut-être demain, de la mobilité au service à la personne. Prenons l’exemple du télétravail : les particuliers se déplacent moins, ce qui nuit à notre activité. Mais si la SNCF crée des espaces de coworking dans ses gares, elle peut récupérer cette clientèle qui travaille à distance.

Victor : Comment analysez-vous les échecs de IDVroom et LeCab, que la SNCF a fini par revendre ?

J.-P.F. : Nous avons essayé, ça n’a pas marché. Test and fail. J’en prends acte. Je connais bien le dossier LeCab puisque j’étais président de Keolis à l’époque. Il y a eu un choc des cultures. Keolis est une société privée, loin des clichés qu’on pourrait coller à la SNCF. Mais ça n’a pas matché avec les startuppers de 28 ans. Nous n’arrivions pas à obtenir un budget, encore moins un business plan à trois ans. En tant qu’actionnaires, nous ne nous sommes pas sentis totalement respectés. Et les choix stratégiques du management ne se sont pas avérés judicieux.

Diego : Les grèves sont un véritable fléau. Elles exaspèrent les Français et elles provoquent des pertes colossales (encore 600 millions d’euros en 2019). Le dialogue social est-il décidément impossible à la SNCF ?

J.-P.F. : L’année 2019 est particulière. La réforme des retraites s’attaquait au régime spécial des cheminots, qui est très symbolique et identitaire. Dans la culture SNCF, la retraite est considérée comme un salaire différé. Les cheminots acceptent des salaires plus modestes parce qu’ils savent qu’ils auront une bonne retraite, plus tôt que les autres. Je voudrais insister sur la force du fait syndical dans les transports, que ce soit en France ou à l’étranger. Quand je dirigeais Keolis, j’ai été confronté en Australie, aux États-Unis et même en Allemagne à des syndicats virulents et des grèves terribles. Dans les transports, les représentants du personnel sont puissants, car ils disposent d’un moyen de pression, le blocage des lignes. Cela crée un rapport de force qui leur est favorable. Ce constat existe dans toutes les démocraties. Ce qui distingue peut-être la SNCF de ses homologues étrangers, c’est que les organisations sont très politiques – je pense à un syndicat en particulier [la CGT, NDLR]. Il se considère comme le dernier bastion de l’opposition au gouvernement, l’ultime rempart face au capitalisme néolibéral.

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L’avenir du ferroviaire en France

Margaux : La Convention citoyenne pour le climat a plébiscité le développement du secteur ferroviaire, au détriment de l’aérien et du routier. La SNCF affiche l’objectif d’un bilan carbone zéro d’ici à 2035. Mais, pour l’instant, aucune mesure n’a été chiffrée. Comment allez-vous vous y prendre ?

J.-P.F. : Le ferroviaire pollue vingt fois moins et consomme six fois moins d’énergie que l’aérien. Sachant cela, on devrait tous se précipiter sur le train ! Bon, vous ne pourriez pas aller au Costa Rica, Diego, désolé (rires). Comparons avec les autres moyens de transport. Imaginez l’énergie nécessaire pour déplacer un avion : vous devez soulever plusieurs centaines de tonnes dans l’air. Quant à la voiture, ses pneus agrippent le goudron. Si son moteur s’arrête, elle s’immobilise très rapidement. Alors qu’un train, c’est une roue en fer sur un rail en acier. Une fois qu’il est lancé, vous avez beau couper le moteur, il poursuit sa trajectoire. Seul le frottement de l’air le ralentit. C’est pour cela que les TGV sont profilés. Si vous coupez le moteur d’un TGV Nevers-Paris dans le Morvan, il arrive quand même Gare de Lyon ! Ces avantages structurels du ferroviaire me rendent confiant. Une technologie avec autant d’avantages a de l’avenir.

Margaux : D’accord, mais zéro carbone en 2035, comment est-ce possible ?

J.-P.F. : Principalement en changeant l’énergie de traction. Près de la moitié des lignes en France [41 % des 28 100 km de lignes, NDLR] fonctionnent au diesel. Ce sont les moins fréquentées. Leur trafic est trop faible pour que ça vaille le coup de les électrifier. Les motrices à hydrogène constituent une solution prometteuse. La technologie sera opérationnelle en 2035. Et d’ici là, on peut mettre en place des trains hybrides, sur le même principe que les voitures. Ce sera le cas dès l’an prochain sur la ligne entre Marseille et Aix-en-Provence. Le train fonctionnera au diesel dans la majeure partie du trajet mais passera à l’électrique dans l’aire de ces deux villes. Enfin, le zéro carbone à la SNCF passera aussi par l’installation de panneaux solaires, d’éoliennes et par le tri des déchets matériels.

Victor : Le train est souvent plus coûteux que l’avion. Est-ce normal de devoir payer plus cher pour émettre moins de carbone ?
Margaux : J’ai une anecdote à ce sujet. Il y a un mois, je suis allée à Cannes. J’ai pris le train car, pour moi, la question ne se posait pas. Cela a fait réagir mes amis. On ne peut pas forcément se payer un aller-retour à 100 euros quand on est en stage…

J.-P.F. : Je ne pense pas que le phénomène des avions low-cost va durer, surtout après le choc de la Covid-19. Si vous intégrez les coûts environnementaux, vous ne paierez plus 30 euros pour voler de Paris à Lisbonne. Les prix de l’aérien ne reflètent pas le coût complet, dans la mesure où ils n’intègrent pas un « vrai » prix du carbone. Vous avez entendu parler du flygskam : en Europe du Nord, les jeunes ne veulent plus prendre l’avion. Ils préfèrent le train de nuit.

Diego : Vous avez évoqué les trains à hydrogène. Quelles technologies d’avenir vous enthousiasment le plus ? On parle d’Hyperloop en France…

J.-P.F. : Hyperloop est un beau projet de recherche, mais il nécessite des investissements colossaux. Il faut installer des tubes sur des milliers de kilomètres. Pour moi, l’avenir tournera autour de la motorisation à hydrogène, du digital et du train connecté. J’ai un ami fonctionnaire qui fait de longs trajets entre la province et Paris, il travaille dans le train. « Je ne m’ennuie pas, je ne perds pas mon temps. J’intègre mon trajet dans ma semaine de travail », me disait-il. Ce n’est pas très spectaculaire, mais c’est utile. Et puis il y a ces innovations que les voyageurs ne voient pas mais qui révolutionnent le secteur. Le big data, par exemple. Dans les années qui viennent, nous allons truffer les voies et le matériel roulant de capteurs qui émettront des données en permanence. Le système générera une alerte en cas d’anomalie, et la maintenance interviendra de manière préventive. Mon rêve, c’est le zéro panne. Comme dans le film Minority Report de Steven Spielberg, où les criminels sont interpellés avant qu’ils n’aient commis un crime ! On détectera et on réparera la panne avant même qu’elle n’ait eu lieu.

« Nous avons besoin du fret pour mener la transition écologique. »

Diego : Le premier ministre Jean Castex a déclaré fin juillet que Fret SNCF serait la « première étape dans la reconquête ferroviaire ». La filiale est déficitaire depuis vingt-trois ans et le fret pèse moins de 10 % du transport de marchandises en France… Pourquoi est-ce que cette fois, ça marcherait ? Ne vaut-il pas mieux se concentrer sur vos points forts ?

J.-P.F. : Nous avons besoin du fret pour mener la transition écologique. Quand je prends l’autoroute dans le Sud- Ouest, je vois ces files interminables de camions qui vont en Espagne. Ils polluent, provoquent des embouteillages, abîment les routes. L’intérêt général voudrait qu’on transporte les marchandises par le train. Mais si vous laissez faire le marché, le camion finira par s’imposer sur le train. Cela renvoie à la problématique du « wagon isolé », dans notre jargon. Une entreprise cliente a 30 ou 35 tonnes de marchandises à acheminer. C’est l’équivalent d’un camion, donc nous sommes en concurrence frontale avec la route. Une fois chargé, le wagon est amené jusqu’à un train, qui se rend dans une gare de triage, puis dans la gare de destination, avant d’être acheminé à bon port. Cela peut prendre quatre jours ! Le camion a eu le temps de faire quatre fois l’aller-retour. Là encore, nous avons affaire à un sujet de politique publique. La France et l’Europe doivent intervenir pour rééquilibrer les conditions de la concurrence entre la route et le ferroviaire.

Parcours et personnalité

Victor : Vous avez été chef de dépôt à Paris, chef de gare à Rodez, vous avez gravi tous les échelons. Votre profil 100 % SNCF n’est-il pas, en un sens, un handicap pour mettre en œuvre les vrais changements dont l’entreprise a besoin ?

J.-P.F. : Vous ne pouvez pas prendre à rebrousse-poil l’ADN d’une entreprise, surtout quand elle emploie 140 000 personnes qui disposent de leviers pour résister. Je l’ai évoqué. Les codes de cette société, je les maîtrise. J’aime la SNCF, j’y ai passé toute ma carrière. J’ai une culture métier très forte. J’ai conduit des trains, j’ai été aiguilleur. Il y a quelques jours, je me suis rendu dans un poste d’aiguillage proche de Saint-Lazare. Mon interlocuteur était souriant et détendu, alors qu’il est d’habitude plutôt grognon, m’a-t-on dit. Pourquoi ? Parce que nous avons discuté de son métier. Vous ne pouvez pas conduire la transformation d’une entreprise contre elle, mais avec elle. Pour cela, il faut la comprendre, savoir lui parler.

Victor : Après toute une carrière à la SNCF, et avec le réseau de relations que vous avez tissé, pouvez-vous vraiment prendre des mesures audacieuses, comme le ferait un outsider ? Un Ben Smith chez Air France, par exemple.

J.-P.F. : Ben Smith réussit chez Air France parce qu’il vient du secteur aérien et connaît tout du métier. Comme moi pour le ferroviaire ! En réalité, j’ai passé un tiers de ma carrière hors de la SNCF, dans les filiales. Ma dernière société, Keolis, est une entreprise 100 % privée, ouverte à la concurrence. Je passais une semaine par mois à l’étranger, je me battais pour des contrats toutes les semaines. Chaque euro ou dollar était gagné contre des concurrents. Ça déniaise.Je pense que mon profil correspond aux besoins actuels de l’entreprise. Dans dix ans, le contexte sera différent, ce ne sera peut-être plus le cas.

Margaux : Vous avez passé quarante ans dans le même groupe. C’est inimaginable pour les gens de ma génération. N’auriez-vous pas aimé avoir un parcours plus varié ?

J.-P.F. : Je suis quand même président de la SNCF, j’aurais du mal à avoir des regrets (rires). J’ai 63 ans, vous en avez un peu plus de 20, nous avons une grosse génération d’écart. La vision des choses n’était pas la même quand j’étais jeune diplômé. J’ai fait l’École des mines de Paris, mais je n’avais pas vraiment un profil scientifique. Je voulais faire du management, me frotter aux clients. La SNCF l’a compris. J’ai fait une dizaine d’années dans la production, la sécurité et le management de terrain. Puis le groupe a eu l’outrecuidance de me former au marketing en un mois – ils ne m’ont pas envoyé faire un MBA à HEC ! J’ai été chef de projet sur le Thalys, DRH des cadres, patron de Keolis… Je ne me suis pas ennuyé.

Diego : Vous êtes amateur de musique classique. Cette passion vous aide-t-elle à gérer le stress au quotidien ?

J.-P.F. : Oui. J’aime le style de Bach, très structuré et rassurant. J’apprécie aussi la musique romantique, qui stimule l’imagination. Les deux sont utiles dans la vie : la solidité et l’inspiration.

Margaux : Vous avez pratiqué le rugby. À quel poste ?

J.-P.F. : Vu mon gabarit, j’ai commencé par jouer arrière. Tant que je courais vite ! Vers 27-28 ans, je suis passé premier centre. J’organisais le jeu, plutôt que de courir comme un dératé.

Margaux : Cette position sur le terrain s’accorde-t-elle à votre personnalité ?

J.-P.F. : Oui, on voit bien le jeu à l’arrière, on peut l’orienter à sa manière…

Margaux : …mais on a moins de prise directe sur le match.

J.-P.F. : On peut s’intercaler, sentir les intervalles ! C’est rassurant pour les autres de savoir qu’il y a un type solide à l’arrière… Vous savez comment on transpose le principe de la passe en arrière au domaine du management ?

Margaux : Non, dites-moi…

J.-P.F. : Elle symbolise le besoin impératif d’avoir du soutien derrière soi. En entreprise, il est inutile de sprinter dans votre coin si vous vous retournez et qu’il n’y a personne. C’est le dernier qui fait avancer : celui qui est à la fin de la passe fait la ligne. L’avancée d’une équipe se mesure par le dernier joueur. On ne peut réussir qu’en jouant collectif.

Propos recueillis par Thomas Lestavel

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