Né à Fès, élevé à Marrakech, formé à HEC, passé par New York et la banque à Paris, Jalil Benabbés-Taarji a mis du temps avant de revenir à Marrakech. Il y retrouve l’entreprise hôtelière fondée par son père, le groupe Tikida, et devient l’un des artisans de l’essor touristique de la ville. Aujourd’hui, avec AKAN, une collection de trois « maisons » – Les Deux Tours, La Villa des Orangers et El Fenn – il signe une autre histoire : celle d’un luxe discret, profondément marocain, où l’architecture, la mémoire des lieux et l’attention portée aux équipes comptent autant que les clients. 

 

De Fès à Marrakech, un enfant de la mission française 

« Administrativement, je suis né à Fès, mais en réalité, nous sommes marrakchis depuis cinq générations », sourit Jalil Benabbés-Taarji. Son enfance se déroule au rythme des mutations familiales, entre Marrakech, Rabat, Agadir, puis à nouveau Marrakech à l’adolescence. Partout, la même colonne vertébrale : l’école française. 

« Je suis un produit de la mission française», résume-t-il. Bac en poche en 1978, dans un système scolaire où l’orientation est encore assez sommaire, il ne sait pas très bien où se projeter.  Le nom d’HEC va surgir… par hasard, un soir. 

L’étincelle HEC… et l’épreuve de Lakanal 

Un dîner chez des amis, un jeune homme au centre de l’attention qui vient d’annoncer son admission à HEC.
« J’étais impressionné par sa personnalité, sa façon de s’exprimer. Le nom de l’école est resté dans un coin de ma tête. Au moment de choisir, ces trois lettres sont revenues », raconte Jalil qui s’est souvient encore comme si c’était hier. 

Sans réelle connaissance des filières, il choisit donc la voie de la prépa HEC au lycée Lakanal. Il a 17 ans et demi quand il quitte Marrakech pour Sceaux, et découvre l’internat, le froid d’Île-de-France, le bizutage « dans les règles de l’art », et la brutalité d’un commentaire qui va le marquer. « En fin d’année, mon professeur de français a écrit : “Devrait songer à changer de filière.” Ça m’a giflé. J’en parle encore aujourd’hui. » Blessure ou carburant ? « Il m’a mis le feu. J’ai eu envie de lui donner tort !» L’époque est rude : prépa en un an, statistiques impitoyables, la plupart des admis sont « carrés » en deuxième année. Jalil fait partie de ceux-là, devient Z de sa classe – le chef de classe, donc chef de bizutage – et s’accroche. 

Jouy-en-Josas : la découverte d’un monde 

En 1980, il intègre finalement HEC. Et là, changement de décor : « Jouy, ce ne sont que de bons souvenirs. Un campus magnifique, des infrastructures sportives, des professeurs de très haut niveau. » Le jeune homme joue au tennis, rejoint l’équipe de natation d’HEC pour des tournois triangulaires avec l’X et Centrale – « on était souvent derniers, mais on y était » – et découvre une vie plus douce que l’internat de Lakanal. Son père lui offre une petite Volkswagen Golf pour fêter son admission : de quoi filer très souvent à Paris retrouver ses amis… et sa « petite amie ». Un épisode le marque pourtant autant que le mot de son professeur de prépa : à tout juste 19 ans, il est convoqué par le directeur de l’école. « Il voulait voir à quoi ressemblait un jeune Marocain, comment je parlais. À un moment, il m’a demandé, très gentiment : “Est-ce que vous faites HEC pour faire de la politique ? Parce qu’il est difficile de faire de la politique au Maroc.” Cette question m’a accompagné toute ma vie. Elle m’a poussé à m’intéresser davantage à la politique, mais aussi à rester lucide sur ses limites. » 

Une année « semi-sabbatique » et New York en ligne de mire 

À sa sortie d’HEC en 1983, Jalil se sent trop jeune pour entrer tout de suite dans la vie active. Il s’offre une parenthèse qu’il décrit comme « semi-sabbatique » : un DESS de fiscalité internationale à la Sorbonne, et le reste du temps plongé dans les salles obscures du Quartier latin. « J’étais un passionné de cinéma, je tenais un registre de tous les films que je voyais. « Taxi Driver », Les Sept Samouraïs… certains, je les ai vus sept fois. » Puis vient la banque. Un premier stage de trois mois au Crédit Lyonnais à Paris, suivi d’une opportunité décisive : un stage long à New York, au 95 Wall Street. Il y reste finalement 18 mois. « New York au milieu des années 80, c’était une ville électrique. J’y avais des amis, une vie intense. » 

De retour à Paris, il rejoint la direction de la trésorerie du Crédit Lyonnais et s’installe près du canal Saint-Martin. « Métro, boulot, dodo. Au bout de deux ans, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça. »  Une crise d’appendicite précipite le tournant : opéré le soir même de son pot de départ, il rentre au Maroc le 1er juillet 1988, littéralement « sur une chaise », comme il aime le raconter. Cela lui fera 10 ans tout juste entre Paris et New-York. 

Le textile manqué, puis le retour à Marrakech 

Au Maroc, Jalil ne rentre pas immédiatement dans l’entreprise paternelle. Il travaille sur un projet de Joint Venture industriel dans le textile, dans un pays où ce secteur est en plein développement. Grâce à un banquier ami de son père, il se retrouve associé avec industriel français important, fabricant et propriétaire de la marque Fusalp, marque aujourd’hui redevenue iconique. Deux projets se succèdent et prennent forme – chaussettes et vêtements de ski – mais la mort prématurée du dirigeant français, puis la première guerre du Golfe font tout capoter. « Il y a eu un concours de circonstances. L’entreprise ne voulait plus entendre parler du Maroc. Tout est tombé à l’eau. » À force d’allers-retours entre Casablanca et Marrakech, la question finit par s’imposer : pourquoi ne pas rejoindre l’entreprise familiale ? 

En 1990, il intègre finalement le groupe Tikida, fondé en 1973 par son père et leur partenaire historique, Guy Marrache. « Mon père voulait me laisser faire mon chemin. Moi, je n’avais jamais envisagé d’entrer dans l’entreprise. Et puis, c’est devenu naturel. » 

Tikida, pionnier de l’hôtellerie marocaine 

Le groupe Tikida, à l’époque, construit et possède un premier grand hôtel : le Tikida Garden, à Marrakech, 200 chambres, l’un des premiers établissements du genre, dans la Palmeraie. « Jusqu’au début des années 90, la quasi totalité de l’hôtellerie de Marrakech était en zone urbaine. La Palmeraie, c’était presque le bout du monde », indique ce pionnier. 

Le nom Tikida vient du caroubier en berbère, en hommage à un arbre majestueux qui se dressait au cœur de la propriété, en bord de piscine. À partir de ce premier hôtel, le groupe se développe à Marrakech et Agadir, notamment via des partenariats avec de grands opérateurs internationaux. Tikida sera l’un des pionniers du all inclusive à Agadir dès le début des années 2000. 

En quelques décennies, le groupe – propriété de deux familles – devient un acteur majeur : une dizaine d’hôtels, environ 3 000 chambres et autant de collaborateurs. En accord avec leur partenaire historique, la famille Benabbés-Taarji opère, seule, une diversification imprévue et opportuniste. Il y a seulement 3 ans, se produit ce que Jalil appelle « un alignement d’astres ». 

AKAN : un socle, trois maisons, une vision 

En 2022, un email change la trajectoire. Il vient de Gwenaël Bourbon, broker français, déjà croisé en 2020, deux semaines avant la pandémie. À l’époque, Jalil avait décliné ses propositions : des hôtels intéressants mais trop proches du modèle Tikida. Deux ans plus tard, dans le même fil de mail, une autre propriété apparaît : La Villa des Orangers. « Là, j’ai mis trois minutes à répondre, juste le temps de valider avec le chef de famille. Il y a eu un vrai coup de cœur, avant même de regarder les chiffres. » Suivront Les Deux Tours et, en novembre dernier, El Fenn. Trois maisons très différentes, mais un ADN commun : des lieux d’exception, chargés d’histoire, créés par des familles, déjà aimés de leurs clients, que Jalil et ses équipes ne veulent pas transformer mais prolonger. 

Pour porter cet ensemble, il faut un nom. Ce sera AKAN. « AKAN, en berbère, signifie le socle, la structure. AKAN est le gardien : il protège l’identité du lieu et révèle sa beauté ». AKAN devient ainsi la première collection de boutique-hôtels 100 % propriété marocaine, plus de 300 collaborateurs, et, pour l’instant, trois « Maisons », comme Jalil aime à les appeler. « Nous ne sommes pas dans l’ostentatoire, plutôt l’élégance et le raffinement. C’est un luxe simple et discret, où l’humain est au cœur de tout – pour nos hôtes comme pour les équipes. » 

Un pôle « guest experience » dédié, confié à Wafa Laksiri, veille à cette attention de chaque instant. Et derrière la scène, une autre exigence se joue : rénovation lourde des back-offices, vestiaires du personnel, chaufferies, économies d’énergie (biomasse à base de noyaux d’olive, pompes à chaleur, photovoltaïque dès que possible). « Nous sommes des propriétaires patrimoniaux, pas des flippers d’actifs. On investit sur le long terme, dans ce qui se voit… et tout autant dans ce qui ne se voit pas.» 

La Villa des Orangers : riad secret aux portes de la Médina 

La Villa des Orangers, sous la direction de Souheïl Hmittou, maître de maison, se cache à quelques minutes de la Koutoubia. Construite dans les années 30 pour un juge marocain, transformée en riad de luxe en 1999 par Pascal et Véronique Behérec, elle est aujourd’hui le plus ancien Relais & Châteaux d’Afrique – label qui attire et rassure les nombreux Américains qui y séjournent pour leur première fois à Marrakech. « C’est une maison des années 30 devenue un assemblage de trois riads, de trois patios, explique Jalil. Nous avons gardé les fresques d’origine, et dans un couloir, on montre même toutes les étapes de leur réalisation, comme un atelier à ciel ouvert. » 

La maison compte 33 chambres et suites. Dans le restaurant, le chef respecte la tradition, se fournit localement et le poisson respecte les principes de pêche responsable. Le reste du temps, on circule entre bassins, orangers, salons feutrés et terrasses discrètes avec vue sur la Koutoubia, classée au patrimoine mondial. 

C’est aussi La Villa des Orangers qui a servi de porte d’entrée à AKAN. Jalil raconte : « Quand le mail de Gwenaël est arrivé, j’ai appelé mon père. On a senti que c’était le moment de se diversifier, d’aller vers autre chose que les grands resorts du groupe Tikida. La Villa des Orangers cochait toutes les cases : l’histoire, la pierre, le service, la taille humaine. » Depuis l’acquisition, la maison a fermé deux fois pour de lourds travaux… presque invisibles pour le client. Plomberie, électricité, salles de bains, climatisation : « Tout ce qui ne se voit pas, résume-t-il, mais qui fait que la maison reste belle longtemps. », belle « inside out ». Sa réputation et sa constance lui ont permis de décrocher sa clé Michelin en 2025. 

Les Deux Tours : un jardin signé Charles Boccara 

Première maison à visiter, Les Deux Tours, dans la Palmeraie. Une propriété de trois hectares, conçue à l’origine comme un ensemble de six villas, signée de l’architecte Charles Boccara, « figure majeure de l’urbanisme marrakchi, que j’ai eu le plaisir de connaître il y a plus de 30 ans déjà. Boccara a une vraie signature, un art Boccara qu’on retrouve dans tout un quartier de Marrakech. Aux Deux Tours, on le sent partout. » explique Jalil. 

Portes rapportées d’Inde, grandes hauteurs sous plafond – « le luxe réside dans les espaces perdus », résume le directeur Mohamed Hejjaj –, marbres qui se marient avec l’artisanat marocain, immenses luminaires en verre de Murano dans la salle de restaurant. Le parc abrite un potager de 7 500 m², des chèvres qui fournissent le lait, un couple de paons, des citronniers, des oliviers, même un arbre hybride, pamplemousse croisé avec orange navel. Au fond, une longue piscine chauffée en hiver traverse la verdure. 

En sous-sol, six chaudières à biomasse fonctionnent… au noyau d’olive. Autre manière de relier la maison à sa terre. Les Deux Tours attirent une clientèle majoritairement européenne, souvent francophone, qui connaît déjà Marrakech et vient pour « le jardin, le soleil, la piscine », quitte à ne descendre en médina qu’une ou deux fois pendant le séjour. C’est la maison de la Palmeraie, l’angle « jardin » de la ville. 

El Fenn : la Médina comme œuvre d’art vivante 

Dernière acquisition d’AKAN, El Fenn – « l’art » en arabe – est sans doute la plus iconique. Fondée et pensée par Vanessa Branson, la maison est un entrelacs de sept riads au cœur de la médina. On y entre par une grande porte en bois, anonyme dans une ruelle, qui ne laisse rien deviner de l’ampleur du lieu. Dedans, on se perd – et c’est le but. Le Pink Courtyard, racheté en 2004, n’était à l’origine qu’un bassin entouré de trois chambres, sorte de feng shui marocain. En 2007, l’Orange Courtyard est venu s’y ajouter, avec au centre un arbre improbable, fusion d’oranger et de citronnier cette fois, cultivé pour la fleur d’oranger. Puis sont arrivés un spa, de nouvelles chambres, un rooftop spectaculaire avec vue imprenable sur la Koutoubia qui abrite aussi son restaurant et sa cuisine. 

Aujourd’hui, El Fenn compte 41 chambres et suites… sans clés. Dans certaines suites, le sol est en peau de chameau, très difficile à entretenir, mais qui crée une patine cuir sombre unique. À l’entrée, une installation de babouches fait penser à un musée d’art contemporain – surtout depuis qu’une paire de Converse, celles de l’ex-compagnon de Vanessa Branson, s’est glissée au milieu, posée à l’envers. L’anecdote résonnera aux amis de Vanessa et pour les plus avertis. 

Sur les toits, entre les terrasses où l’on dîne au soleil couchant, vivent aussi des tortues que l’on remonte chaque matin d’hiver pour qu’elles profitent de la chaleur. Trois chats règnent sur les patios, dont Isra, venu d’une voisine qu’il a définitivement quittée pour s’installer ici. Côté cuisine, El Fenn revendique une identité très marrakchie, avec la tanjia d’agneau, mais aussi une créativité végétarienne assumée : falafels aux amandes enrobées de citron et romarin, tajines végétariens, douceurs marocaines, le tout sourcé dans un rayon de 50 km. 

Depuis le rooftop, la vue sur la Koutoubia – « notre Tour Eiffel », comme le dit Amine Belkhayat Zoukari, le nouveau directeur, de retour d’Asie – rappelle qu’on est au cœur d’une ville qui a rejoint les destinations cultes du monde. El Fenn a accueilli des tournages de films, des anniversaires très privés comme celui de Madonna mais Jalil insiste : « Notre objectif n’est pas de changer El Fenn. Nous rendons hommage à celles et ceux qui l’ont créée. Nous sommes des repreneurs, pas des inventeurs. À nous de préserver l’âme du lieu, de bien traiter les équipes, d’investir, de consolider. Le génie, au départ, c’est celui des familles qui ont imaginé ces maisons. » 

Garder l’âme, révéler la beauté 

Derrière le raffinement des patios et des piscines qui fleurissent dans chacune des Maisons, il y a une philosophie familiale très simple, que Jalil résume en une image : « Nous agissons en bons pères de famille. Pour les Maisons, pour les équipes, pour les hôtes. Pour nous accompagner dans cette vision, nous avons confié les rênes à Eros Abrile, nommé Chief Operating Officer d’AKAN ». AKAN, « socle » berbère, se veut ce gardien calme qui ne fige rien, mais veille à ce que les maisons continuent à vivre dans leur vérité – médina, Palmeraie, années 30 ou contemporain arty. 

Et quant à Jalil ou à Youssef, son fils qui a grossi les rangs en tant que directeur du développement et de la gestion d’actifs, en fin de conversation, quels sont leurs hôtels préférés au monde, Jalil et son fils hésitent, sourient, citent la Bastide de Gordes, un ryokan japonais, puis reviennent à Marrakech :
« La Villa des Orangers, Les Deux Tours, El Fenn… Je les cite souvent  en toute subjectivité !» 

 

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