“J’ai révélé la fraude d’un grand groupe”
Arnaud Vagner (H.01) est l’homme qui se cache derrière Iceberg Research, la société d’analyse qui a fait chuter Noble Group, 76e plus gros chiffre d’affaires mondial. Après plusieurs années d’anonymat, il peut enfin parler à visage découvert.
Rien ne destinait Arnaud aux arcanes de la finance. Par intérêt pour la chose publique, il avait choisi la Majeure management public à HEC. Et c’est par hasard qu’il décroche, une fois son diplôme en poche, un VIE chez BNP Paribas, à Hong Kong, sans plan de carrière prédéfini. Il prend goût à l’analyse financière en la pratiquant sur le terrain. Puis poursuit son chemin dans le domaine bancaire, toujours en Asie. En 2011, tournant. Il devient analyste de crédit d’un gros trader en ressources naturelles, Noble Group. La société, qui totalise alors 6 milliards de dollars de capitalisation boursière, officie sur le marché des principales matières premières (minières, agricoles, énergétiques) de tous les continents. « Au siège social, à Hong Kong, nous étions trois cents, mais le groupe comptait plusieurs milliers de collaborateurs dans le monde entier, car il s’était diversifié en amont dans la production. Il possédait des champs de canne à sucre au Brésil, des pipelines aux États-Unis, des mines de fer en Australie… Beaucoup d’erreurs ont été commises lors de cette diversification. Mais le fondateur et président, Richard Elman, a refusé de les reconnaître et les comptes ont commencé à être truqués, probablement dès 2009. » C’est ce qui va causer la chute de l’empire Noble. Pendant les deux ans passés dans le groupe, Arnaud ne fait pas partie de la dizaine d’« initiés » qui connaissent l’existence de la fraude. Mais il note de plus en plus de dysfonctionnements. « Des managers à l’attitude inacceptable étaient maintenus en place, de manière incompréhensible. Il est apparu ensuite que ces managers jouaient un rôle clé dans la fraude. Mon travail consistait à gérer le risque de crédit, mais on nous demandait d’insister sur l’apparence aux dépens de la substance, de produire des rapports rassurants à l’intention des agences de crédit. La société devenait un village Potemkine, mes collègues et moi étions payés pour jouer le rôle de figurants sans le savoir ! »
Noble en cause
Arnaud quitte Noble en 2013. Lassé des grosses structures, il veut créer sa propre société et s’investit dans trois projets différents : un site internet, une activité de trading portant sur les sociétés de shipping cotées, et Iceberg Research, société d’analyse spécialisée sur l’identification des fraudes d’entreprises. C’est elle qui va décoller. Car Arnaud se met à éplucher un cas qu’il connaît bien : celui de son ex-employeur. « J’ai consacré des centaines d’heures à étudier dans le détail tout ce qu’ils publiaient. En ressortait un élément clef : Noble survalorisait ses actifs et camouflait sa dette grâce à de l’ingénierie financière – le même type de fraude qui a détruit Enron. »
“ La société Noble Group devenait un village Potemkine, mes collègues et moi étions payés pour jouer le rôle de figurants sans le savoir ! ”
En février 2015, Iceberg Research met en ligne un premier rapport dénonçant les manipulations « de manière conservatrice, en deçà de la réalité finalement révélée ». L’action chute aussitôt de 9 %. Noble porte plainte pour conspiration, entraînant Arnaud dans un procès dont il ne prévoit alors ni la durée ni le coût. Les à-côtés ont été pour le moins désagréables : « J’ai subi des tentatives d’intimidation. J’ai été suivi, reçu des menaces. À chaque nouveau rapport annoncé sur mon compte Twitter, quelqu’un venait toquer à ma porte… La police a enquêté et averti formellement Noble. » Arnaud tient à souligner qu’heureusement, il ne s’est jamais senti en réel danger physique, ni laissé réellement impressionner.
Le procès, qui se tient à Hong Kong, se perd dans les procédures byzantines du droit anglais. « Dès le début mon avocat m’a prévenu : la stratégie de mes adversaires était de me mettre en faillite. » Les frais légaux d’Arnaud s’accumulent. Or, au début de l’aventure, il tient sur ses seules économies. « Aujourd’hui, Iceberg Research est un short seller : nous nous rémunérons en prenant des positions à la baisse sur le cours des actions ou obligations des entreprises dont nous dénonçons les pratiques. Ce qui n’était pas le cas avec Noble : j’ai agi gratuitement, pour lancer Iceberg Research, qui était alors inconnu. Et cela a mis du temps avant que la presse ne me donne raison. En juillet 2015, une enquête du Financial Times a validé mes critiques, ce qui les a légitimées. » Mais alors, qu’est-ce qui a motivé Arnaud ? « J’aurais pu contacter la direction financière de Noble, les menacer de publier des rapports, puis négocier avec eux… mais ce n’est pas mon éthique. Ce sont surtout les manœuvres d’intimidation qui expliquent ma détermination. À partir du moment où ils m’ont harcelé, il n’y avait qu’une réponse possible à mon sens : continuer à enquêter et constamment publier.
Aujourd’hui, ce sont eux qui sont en faillite, pas moi. » Dont acte. Les mois passent, les rapports accablants d’Iceberg Research s’accumulent, Noble dégringole, finit par perdre 99 % de sa valeur en Bourse… jusqu’à se retrouver en liquidation. Le 5 novembre dernier, l’interminable procès se clôt en faveur d’Arnaud, qui récupère ses frais d’avocat. Et peut enfin passer à autre chose. « Ces quatre dernières années, le procès m’a obligé à me concentrer sur Noble. »
Des comptes à rebours
Arnaud a tout de même eu le temps de dénoncer les malversations de deux autres sociétés : Tutor Perini, une entreprise de construction américaine qui surévalue ses actifs dans son bilan, et Tibet Water Resources, une entreprise chinoise dont une partie des activités de brasserie est fictive. Dans les deux cas, Iceberg Research s’est rémunéré en misant sur la baisse des actions des deux entreprises – qui s’est réalisée.
“ Je ne cherche jamais à faire dans le sensationnel, j’avance des arguments raisonnés. Quand je publie un rapport, plusieurs centaines de spécialistes du secteur le lisent. ”
À présent, Arnaud est à nouveau sur la piste d’un géant du négoce des matières premières : le Suisse Trafigura, spécialisé dans le courtage de pétrole et de métaux, 180 milliards de dollars de chiffre d’affaires au compteur. Là encore, il pointe un problème d’actifs surévalués dans le bilan. « Je ne cherche jamais à faire dans le sensationnel, j’avance des arguments raisonnés : c’est pour ces raisons que le marché m’accorde du crédit. Quand je publie un rapport, plusieurs centaines de spécialistes du secteur le lisent. » Son compte Twitter est suivi par plus de 5 000 followers. Au sein d’Iceberg Research, qu’il gère entre Asie et Europe, Arnaud n’est plus tout à fait seul : « Je suis le patron et le visage public de la société. Je fais appel à des collaborateurs, mais je tiens à préserver leur confidentialité, afin qu’ils ne soient pas exposés aux mêmes désagréments que moi. »
Un contrôle trop lâche ?
La bataille avec Noble aurait-elle laissé des blessures mal cicatrisées ? « Si c’était à refaire, je le referais : il est important de mener ce travail de recherche sur les fraudes comptables. Ce qui n’est possible que pour une structure indépendante. En banque ou en cabinet d’audit, lorsque vous atteignez un certain niveau hiérarchique, à la quarantaine, vous devez parfois faire des compromis pour vous maintenir en place. De nombreux auditeurs valident des comptes qu’ils savent truqués… » Alors, tous pourris ? « Non, mais à moins de travailler avec des short sellers comme Iceberg, on a rarement un intérêt professionnel à dénoncer une fraude comptable. » Arnaud est étonné de constater à quel point les dégâts de la fraude financière restent confidentiels. « On donne rarement la parole aux victimes de fraude. Pourtant, ces fraudes peuvent détruire des vies : si l’argent de votre retraite part en fumée, l’impact est dévastateur. Beaucoup de petits porteurs de Noble à Singapour se sont retrouvés dans une telle situation. »
Published by Marianne Gérard