POUR

“Libra, c’est un pavé dans la mare qui va faire avancer beaucoup de choses”

Florent Dubois (M.04)
Ce diplômé HEC a découvert les cryptomonnaies comme moyen de paiement en 2011, lors d’un tour du monde d’un an en solo. Il a fondé en 2013 Cryptodevise, un cabinet de conseil spécialisé en cryptomonnaies et solutions basées sur les blockchains, et anime une chaîne YouTube de vidéos pédagogiques sur le sujet (www.youtube.com/c/CryptoDevise).

Un étudiant en stage en Australie reçoit de ses parents un virement en Libra, puis fait ses courses avec cette « cryptomonnaie », sans passer par un compte bancaire… Ce projet a évidemment un aspect pratique pour les utilisateurs, qui pourront s’envoyer de l’argent aussi facilement qu’une photo, ou procéder à des achats directement sur leur réseau social. Mais l’intérêt de Libra est ailleurs : c’est un pavé dans la mare qui va faire avancer beaucoup de choses. Comme l’explique le white paper publié par Facebook en juin, cette cryptomonnaie est basée sur la Libra Blockchain, dont le software est open source. N’importe qui pourra donc s’appuyer dessus (consommateurs, développeurs, entreprise), ce qui est censé réduire les barrières à l’entrée au développement d’applications blockchain. Réjouissons-nous : une technologie jusque-là utilisée uniquement par des start-up va faire l’objet d’une expérience sociétale de grande ampleur, qui nous dira si un projet ambitieux basé sur la blockchain peut fonctionner. Pour la première fois, le monde politique et institutionnel prend la chose au sérieux, et même la Banque centrale européenne se pose la question de lancer une monnaie numérique publique.

Un faux procès

Derrière ce projet, il y a aussi l’idée que chacun pourrait être sa propre banque. C’est pourquoi nous assistons aux mêmes levées de boucliers que face à Uber, Booking et autres. Mais les principaux arguments contre Libra – risques de blanchiment d’argent, de financement du terrorisme, etc. – sont les mêmes que face au bitcoin (1), ou n’importe quelle innovation dans le domaine de la blockchain. On accuse aussi Facebook de se prendre pour un État, car la monnaie est vue comme une prérogative de souveraineté nationale. Or Facebook n’envisage pas de collecter des impôts, et personne ne forcera les gens à utiliser Libra. C’est simple : sur internet, contrairement au principe de la loi de Gresham, la bonne monnaie chasse la mauvaise. Si Libra n’apporte rien aux gens, le projet périclitera. C’est une chance pour tout le monde, et cela ne peut qu’inciter les États à mieux répondre aux attentes des citoyens en matière monétaire, notamment sur la transparence. Une autre innovation intéressante du projet vient de sa structure juridique, via l’association indépendante Libra (2), basée à Genève (Suisse) et dont Calibra (Facebook) est simplement membre. Comme quoi Zuckerberg avait anticipé les réticences américaines.

1. Selon un rapport Tracfin de 2016 : « La blockchain bitcoin, initialement perçue comme un puissant vecteur d’anonymat, n’offre en réalité qu’un anonymat partiel. »
2. L’association ne compte actuellement ni État ni banque.

CONTRE

“Libra est porté par une entreprise qui n’a pas encore démontré qu’elle était digne de confiance”

Pierre Paperon (MBA.86)
Passé par McKinsey, Lastminute.com et Danone, cet ingénieur A&M et diplômé d’un MBA de HEC (1986) a fondé Exploit.digital en 2014. Cette entreprise de conseil et de formation tire parti des technologies digitales (blockchains, réseaux neuronaux, internet des objets, edge computing…) pour accompagner des projets innovants en santé, énergie, climat ou recherche de métaux précieux.

Facebook se comporte comme une poule qui trouve un tournevis dans une basse-cour… et fait n’importe quoi. Libra n’est pas dans l’ADN d’un réseau social, contrairement à une entreprise comme Amazon ou Leboncoin – qui y aurait même une affinité étymologique (« coin »). Au-delà des grands discours, Zuckerberg se contente de lancer un moyen de paiement concurrent de Visa ou PayPal (1). D’autant que face aux critiques, l’idée d’un token synthétique a été remplacée par de possibles stablecoins libra-dollar, libra-euro, etc., sans valeur en soi. Or il est déjà possible de payer avec son téléphone ou une Apple Watch, et Amazon permet des virements de cash.

Facebook, État du virtuel

En plus d’être immature et non innovante, Libra est portée par une entreprise qui n’a pas encore démontré qu’elle était digne de confiance. La preuve avec le scandale Cambridge Analytica, pour lequel Facebook a été condamné à 5 milliards de dollars par la Federal Trade Commission aux États-Unis, et autres négligences en matière de données personnelles. Le Congrès américain n’a pas manqué de le rappeler à Zuckerberg, lors de son audition du 23 octobre. Le dirigeant a aussi osé affirmer que, s’il n’avait pas l’approbation des autorités de régulation américaines, il quitterait l’Association Libra… C’est (au mieux) de la grande naïveté, car il est évident que Libra ne tiendra pas sans Facebook et ses 2 milliards de membres.

Et que penser, en termes de valeurs, de sa décision de baser l’association en Suisse ? Au centre de l’Europe… mais hors de l’Union européenne, et dans un pays dont l’histoire est marquée par le secret bancaire. Certains estiment qu’avec Libra, Facebook se prend pour un État. Une critique à manier avec prudence, car cette entreprise est déjà un État, capable de recueillir des informations sur 2 milliards d’utilisateurs actifs, doté d’une capacité d’influence et politique sans contrôle, et d’un chiffre d’affaires supérieur à 65 milliards de dollars (2) en 2019, ce qui le place en 77e position des 210 pays sur Terre. Les accusations liées au possible financement du terrorisme, lancées par des personnes qui ne comprennent pas comment fonctionne la blockchain, sont, elles, à écarter. Libra sera traçable… mais frustrante : Zuckerberg aurait pu lancer une cryptomonnaie créative et utile, par exemple un mix entre une devise plutôt B2B pour « se faire la main » et se doter d’un moyen de faire voter les gens sur des projets écologiques et sociétaux qui concernent ses 2 milliards de membres. Loupé.

1. Visa, Mastercard, eBay, Stripe et PayPal ont quitté le projet. À ce stade, les membres fondateurs sont : Calibra (Facebook), PayU, Farfetch, Lyft, Spotify, Uber, Iliad, Vodafone, Anchorage, BisonTrails, Coinbase, Xapo, Breakthrough Initiatives, Ribbit Capital, Thrive Capital, USV, Creative Destruction Lab, Kiva, Mercy Corps, Andreessen Horowitz, Women’s World Banking.
2. Soit 5 fois le PIB de Madagascar.

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