24h avec Clarisse Crémer (H.13)
Diplômée d’HEC en 2013, propulsée en quelques années sur le devant de la scène nautique, elle joue desormais dans la cour des grands de la voile. Pour une journée, on plonge dans le quotidien d’une jeune navigatrice qui a le vent en poupe.
Sauvé ! Alors qu’un naufrage ferroviaire, pour cause de grève SNCF, menaçait ce reportage, me voici à bon port : celui du Havre. C’est là que je dois retrouver Clarisse, jeune diplômée HEC qui prendra dans quelques jours le départ de la Transat Jacques-Vabre.
9h, arrivée au Havre
Fin octobre. Le soleil sur Le Havre est aveuglant, et le vent si puissant qu’il bouche les oreilles. Pour atteindre le bassin dans ce brouillard sensoriel, on suit une piste de petits grains de cafés : les drapeaux aux couleurs de Jacques Vabre parsemés sur le port.Le café, c’est depuis l’origine le thème de cette course inspirée des grandes routes commerciales du XVIIIe siècle, et qui reliera cette année Le Havre à Salvador de Bahia, au Brésil. Seule transatlantique à passer d’un hémisphère à l’autre, c’est aussi l’une des rares compétitions nautiques dominées par un HEC, Jean-Pierre Dick (MBA.97), vainqueur à quatre reprises. Clarisse, elle, n’en est pas encore là. Sa participation à la Jacques-Vabre marquera même ses débuts à bord d’un IMOCA, voilier de 18 mètres, catégorie reine de la course au large. À 29 ans, on ne peut pas dire qu’elle soit précoce (Ellen MacArthur, à cet âge, avait déjà une carrière bien remplie), mais son parcours est l’un des plus atypiques et des plus fulgurants de l’histoire de la voile. Fulgurant, car il y a cinq ans, Clarisse était entrepreneure et n’avait jamais mis les pieds sur un bateau de course. Et atypique, parce que son histoire ne commence pas au sein d’une famille de marins bretons – elle est parisienne et fille du fondateur de MeilleurTaux, Christophe Crémer (H.76) – ni avec un stage à l’école des Glénans, mais par un coup de com’.
Tout est parti d’une vidéo pleine de peps visant à convaincre la marque Michel et Augustin de l’aider à relever un défi fou : participer à une mini-transat. La somme récoltée sera finalement limitée, mais la vidéo est un succès, avec plus de 300 000 vues. Surfant sur cette popularité, Clarisse multiplie les petits films cocasses et décalés sur la vie au large. Comment se maquiller en mer ? À quoi ressemble la préparation physique d’une transatlantique ? Comment utiliser un « pisse-debout » sur un bateau ?… autant de sujets décryptés avec humour sur son compte « Clarisse sur l’Atlantique ». Cette communication originale, associée à ses performances sportives, attire bientôt l’attention des sponsors, et elle gagne peu à peu ses galons de voileuse de compétition : mini-Fastnet (1re), Mini-Transat (2e) en 2017, Transat AG2R (14e) en 2018. Mais si on lui avait dit qu’elle serait recrutée en 2019 par Banque Populaire pour naviguer en IMOCA aux côtés d’Armel Le Cléac’h… De son propre aveu, elle n’y aurait pas cru.
10h, entrée au port
Justement, le bleu uni du « Banque Populaire X » apparaît à l’entrée du bassin et se fraye un chemin au milieu des coques bigarrées de ses futurs concurrents (La Mie câline, Bureau Vallée, Yacht Club de Monaco…). Accoudé sur une barrière, je ne suis pas le seul à suivre les manœuvres du voilier : à côté de moi, un monsieur en bermuda scrute l’embarcation. Je comprends à son drapeau normand bardé de signatures qu’il s’agit d’un chasseur d’autographes, et qu’il attend celui de Clarisse – déjà célèbre ! La voilà justement qui grimpe par-dessus la barrière avec sourire, bagages et trottinette (« super pratique pour circuler autour des bassins », assure-t-elle). Le voyage depuis Lorient s’est bien passé, mais ce grand bateau ne lui est pas encore très familier. À bord, il lui est même arrivé d’être malade (dans le milieu on dit : « nourrir les poissons »), alors là maintenant, elle a surtout envie de se reposer. D’autant qu’un agenda plutôt chargé l’attend, avec des rendez-vous média dès 11 h.
Il faut savoir que pendant la semaine qui précède la course, les navigateurs sont réquisitionnés par leurs sponsors (c’est contractuel) pour enchaîner interviews et séances photos. Et c’est ce à quoi nous allons assister : ce moment mal connu de la vie d’un skipper, consacré au storytelling et à la communication. « J’aime bien ça en général, mais au bout d’un certain temps à répéter les mêmes choses, on perd un peu en authenticité », confie-t-elle. Son Google Agenda de la semaine est réglé à la minute près par l’attachée de presse Banque Populaire, qui organise les interviews.Je laisse donc Clarisse gagner son hôtel et profite du temps mort pour faire le tour du « village » de la Transat : une enfilade de stands en toile cirée qui entourent le bassin. On y trouve de tout : confiseries du Pays basque, vendeur de jumelles et même l’inventeur d’un anneau magnétique anti-ronflements. Les quais, encore fermés au public, sont à peu près déserts. Des haut-parleurs retransmettent à fond la radio locale qui résonne seule dans cette petite foire endormie. Dans l’eau aussi, c’est un peu le marché. Les innombrables logos qui couvrent les voiliers donnent une touche impressionniste au bleu béton du port.
11h, rendez-vous média
A 11 h, la valse des interviews commence. C’est RTL qui ouvre le bal, sur le pont arrière du bateau. Clarisse est-elle prête ? Quelle répartition des rôles entre elle et Armel le Cléac’h ? Leur duo peut-il être assez performant face aux meilleurs ? Et Armel, c’est un bon prof ? Pensez-vous que la voile devrait davantage se féminiser ?… Les questions sont presque toujours les mêmes, quel que soit le média. En filigrane se dessine l’histoire que Banque Populaire a voulu raconter en associant deux profils si différents. Le contraste entre le navigateur à l’œil sombre et la jeune novice rayonnante intrigue la presse, et avec l’idée d’une transmission entre l’un et l’autre, on tient presque un roman d’initiation. En habitué, Armel le Cléac’h répond sur un ton professionnel et constant. Économe de son énergie, il esquisse un sourire pour les photos, et cela suffit. Clarisse, elle, donne tout. Elle engage une discussion intelligente, chaleureuse, avec les journalistes et on a la sensation qu’elle regrette de ne pas pouvoir rendre à son interlocuteur l’intérêt qu’on lui porte.
Après trois ou quatre interviews, je la suis en catimini au « briefing des skippers », qui a lieu dans le campus havrais de Sciences-Po. Simple formalité que cet accueil officiel, mais les organisateurs de la course en profitent pour faire passer quelques messages utiles en cette semaine dédiée à la communication. D’abord on est prié (gentiment) de ne plus dire « Transat Jacques-Vabre », mais « Transat Jacques-Vabre Normandie Le Havre », la région et la ville étant cosponsors de l’événement. On remercie aussi les skippers de ne pas présenter la course comme un simple tour de chauffe en vue du Vendée Globe. Là, Clarisse doit intérieurement plaider coupable, car c’est le discours qu’elle et Armel ont tenu aux médias. En effet, pour eux, l’enjeu n’est pas de gagner. C’est de toute façon techniquement impossible, car leur bateau, âgé de 10 ans, est dépourvu de foils. Ces appendices qui donnent l’impression que les voiliers modernes volent sur l’eau, ont totalement changé la donne en permettant des vitesses qui frisent les 100 km/h. « L’objectif, m’explique Clarisse, est que je me fasse la main en IMOCA et accumule assez de milles pour me qualifier au Vendée Globe. » Décidément, cette course en solitaire autour du monde fait rêver. Pour Clarisse, elle marquerait une nouvelle étape dans sa carrière. « Beaucoup de navigateurs pas moins bons que moi n’auront jamais l’opportunité de participer à cette aventure. » Et de suivre le sillage d’un certain Armel Le Cléac’h, vainqueur de la dernière édition et recordman de l’épreuve (74 jours).
13h30, Café de la métallurgie
Le menu du déjeuner est le même pour Clarisse et l’ensemble de l’équipe Banque Populaire : un rôti noyé dans une sauce au camembert avec des frites. « Par rapport à d’autres athlètes, on est assez libres de notre alimentation, m’explique-t-elle. En fait, la seule chose qu’on regarde, c’est le ratio calories/poids, qui doit être le plus élevé possible. » Normal, quand on sait que certains navigateurs vont jusqu’à couper les manches de leurs brosses à dents pour économiser quelques grammes ! Armel Le Cléac’h lui-même avait d’ailleurs prévu trop juste lors du Vendée Globe, et avait dû compter sur ses rations de survies (« des petits carrés de graisse assez infects ») pour finir la course. « D’ordinaire en mer, on se nourrit de plats lyophilisés ou appertisés : la cuisine se résume à verser de l’eau chaude dans un sachet. »Mais l’aspect le plus difficile de la vie quotidienne pendant une course, c’est le sommeil. Dans une transat en double, c’est encore tolérable, car les skippers peuvent se relayer. Mais quand il s’agit d’une solitaire, le rythme est plus éprouvant : « Pas plus d’une heure de sommeil par nuit en tranches de dix minutes pendant la Solitaire du Figaro. » Pas étonnant que la devise officieuse de cette course soit : « Que le veilleur gagne ! » Savoir estimer son degré de lucidité devient alors crucial, mais le seuil d’alerte est très haut. « Je m’autorise des petites hallucinations, m’avoue Clarisse. Si elles sont courtes et pas trop dangereuses, ça va. En revanche une nuit, je me suis mise à entendre une voix qui appelait au secours à bâbord. Armée de ma lampe frontale, je suis partie scruter l’eau à la recherche du naufragé avant de me rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond et que le bruit n’était rien d’autre que du vent. Mais le pire, c’est que cinq minutes plus tard, j’ai eu exactement la même hallucination, et je ne me suis pas rendu compte que je répétais la même scène ! »
15h30, session photos pour Musto
Clarisse et Armel ont rendez-vous sur la grève près du port de plaisance – une séance photos les attend pour le compte de l’équipementier Musto. « Ce sont eux qui fabriquent nos combinaisons imperméables. Pour un amateur, elles peuvent durer cinq ans sans problème. Nous, on en utilise des dizaines par an. » Il faut compter à peu près 5 000 euros pour une tenue complète. D’autres skippers les attendent pour la photo de groupe. Parmi eux, certains sont déjà entrés dans la légende de la voile comme la Britannique Sam Davies ou le Français Jérémie Beyou. En les voyant rassemblés, on se dit que ces visages de navigateurs sont du pain béni pour les photographes : ces regards patinés par le sel et les embruns du large racontent à eux seuls l’océan. On a du mal à les imaginer comme des concurrents. Pourtant, l’adrénaline de la compétition est bien là. « Il n’y a que cela qui te donne la force de te lever après avoir dormi dix minutes pour soulever une voile trempée au milieu de la nuit », garantit Clarisse.
Ce goût de la compétition lui viendrait-il d’HEC et de ses années d’entrepreneure ? Pas vraiment. « À vrai dire, je n’étais pas très assidue en cours, je me consacrais plutôt aux associations comme Rêve d’Enfance, le club de rugby et l’asso de voile, évidemment. » Son pire souvenir lui vient des Carrefours HEC : « Alors que mes amis y voyaient une super opportunité, je me sentais très mal à l’aise de devoir me vendre et même gênée quand une entreprise semblait s’intéresser à mon CV. »Mais avoir fait HEC l’a aidée dans ses relations avec les sponsors. « Cet enseignement m’a appris à faire de bonnes présentations, des bilans structurés… » Et à gérer sa petite entreprise. Car sa collaboration avec Banque Populaire prend la forme d’un contrat commercial avec la SARL « Clarisse sur l’Atlantique ». HEC lui a aussi laissé une petite séquelle physique : une douleur intermittente au pied, qui lui vient d’une blessure de rugby. C’est ballot.
Les résultats
Clarisse Crémer et Armel Le Cléac’h termineront finalement la course à la 6e place de la catégorie IMOCA, après avoir été quelque temps deuxièmes. Une excellente performance qui les place en tête des bateaux à dérive droite. Tanguy le Turquais, après un excellent départ qui l’avait placé en tête des Class40, a dû abandonner au deuxième jour de la course en raison d’un démâtage.
17h, jauge et e-prologue
Retour au bateau pour la « jauge », sorte de contrôle technique obligatoire. Une des multiples occasions où Clarisse mesure le confort qu’apporte une grande équipe. « Auparavant, je devais être présente pendant toute la durée du contrôle et c’était à moi de courir les magasins pour récupérer les éléments manquants. » Désormais, elle doit seulement assister à une étape et cette fois, il s’agira de vérifier son téléphone d’urgence. À la demande du contrôleur, elle extrait donc le « grab bag » (sac de secours) de sa trappe, en sort un portable qui a l’air tout droit venu des années 1990. Il ne lui reste qu’à montrer qu’elle est capable de passer un coup de fil, ce dont elle s’acquitte sans mal… Au-delà de l’impératif de sécurité, les communications par satellite font désormais partie de l’épreuve. « Je dois faire des points d’information régulièrement, et on organise aussi des Skype pour les médias. Parfois quand on est crevé, ce n’est pas évident. »Cette étape terminée, elle fonce à trottinette remplir sa dernière obligation de la journée : le e-prologue. Toutes les équipes au départ de la transat participent à une compétition virtuelle sur tablette organisée par un éditeur de jeux vidéo, sponsor de la course. Il y a quelque chose de cocasse à regarder les vieux loups de mer diriger leur petit bateau au doigt. On pourrait croire qu’en bonne représentante de la génération Y, Clarisse tirerait son épingle du jeu sur iPad. Elle finit dernière.
Son compagnon Tanguy arrive à ce moment-là. Lui aussi a contribué à écrire le récit de Clarisse. Comme si l’aventure n’était pas déjà assez belle, c’est en plus une histoire d’amour qui en est à la source. Ce jeune navigateur est la raison première pour laquelle notre championne s’est intéressée à l’univers de la voile. On se dit que cela doit lui faire drôle, à lui, de la voir brûler les étapes et concourir désormais dans une classe supérieure à la sienne. Elle le sait bien sûr, comme elle se doute que son parcours suscite quelques jalousies. Mais cela ne la perturbe pas : « Comme dans tous les métiers, ce qui compte, c’est aussi de tomber au bon endroit au bon moment. Banque Populaire voulait une femme qui ne joue pas sur le même registre qu’Armel. Pour moi, l’essentiel maintenant, c’est de faire honneur à la chance qu’on m’a donnée et de travailler pour m’en montrer digne ». Humilité, application, talent… on se dit qu’elle a tout ce qu’il faut pour mener sa barque très loin.
Published by Arthur Haimovici