24 heures avec Behishta Nazir (H.24)
Elle est l’une des premières diplômées d’HEC issues du programme Imagine Fellows. C’est en Allemagne, où elle s’est installée avec son mari, qu’HEC Stories a rencontré la jeune entrepreneure d’origine afghane.
Lübeck, au nord de Hambourg, en Allemagne, est une ville à l’architecture gothique située aux abords de la mer Baltique. C’est ici, à quelque 7 000 km de sa Kaboul natale, que Behishta a élu domicile depuis quelques mois. Cette Afghane de 26 ans y a rejoint son mari, Matiullah Rahmaty. C’est avec lui qu’en avril 2022, elle a atteint l’Europe au terme d’une longue odyssée pour fuir la capitale afghane, tombée aux mains des talibans. Titulaire d’un double diplôme en ressources humaines et management à l’université publique de Kaboul et en gestion d’entreprise dans une université privée, Behishta a passé deux ans sur le campus de Jouy-en-Josas où elle a décroché un Master en Sustainability & Social Innovation (SASI) en juin dernier.
Aujourd’hui, le couple gère deux sociétés créées par Mati : BrightPoint Consulting, qui développe une offre de conseil pour les entreprises œuvrant au développement dans des zones difficiles, et Tamveel, une entreprise à mission sociale qui prépare sa première levée de fonds. Un quotidien de jeunes entrepreneurs germaniques, mâtiné de tradition afghane.
7h. Au bord du fleuve
Behishta et son mari vivent au nord de Lübeck, loin du centre historique, dans une maison de ville partagée en plusieurs appartements qu’occupent les parents de Mati et une famille turque. Quelques centaines de mètres séparent ces allées quadrillées des bords de la Trave. Le matin, elle s’adonne à la course à pied le long du fleuve, qui se jette dans la mer Baltique un peu plus loin. Une poignée de joggeurs et quelques propriétaires de chien arpentent les rives, qui un temps furent un lieu d’intenses échanges commerciaux. Depuis, les bateaux de plaisance ont remplacé les navires marchands. À l’horizon, la mer. Et Copenhague qui se dessine au loin. À peine rentrée chez elle, la jeune femme se concocte un petit-déjeuner afghan : œufs avec concentré de tomates, fromage à la marmelade et thé vert. « C’est comme chez moi, on achète les épices et les noix dans un magasin afghan à Hambourg. Il y a toute une rue qui vend des produits afghans, turcs ou perses. C’est le bon endroit pour les migrants qui veulent retrouver un peu de leur culture », indique Behishta qui a gardé l’habitude de manger par terre, sur de beaux tapis. Les chaussures de tous les locataires fleurissent l’entrée de la maison.
10h. Trajet en bus
Pour rejoindre la vieille ville, où Behishta et Mati ont pris l’habitude de se rendre dans un espace de coworking libre d’accès, il faut compter environ une demi-heure de route en bus. Des longues étendues de maisons bordées d’arbres jalonnent notre trajet. On profite de ce moment pour évoquer le passé.
Du premier régime taliban, avant 2001, Behishta n’a aucun souvenir. Vingt ans plus tard, lors de la chute de Kaboul en 2021, elle s’en souviendra toute sa vie. « C’était le 15 août. On savait que cela allait arriver puisque la veille, les talibans avaient envahi Jalalabad, à deux heures de Kaboul. Le chaos régnait dans la ville. Les gens se ruaient dans les banques pour récupérer leur argent. Une nuit, les employées féminines de BrightPoint, l’entreprise que Mati a créée et pour laquelle je travaillais déjà à Kaboul, ont toutes reçu un message WhatsApp qui leur conseillait de ne pas venir travailler le lendemain.
Ma sœur et moi sommes allées dans une agence de voyages pour récupérer nos passeports et notre argent, car nous essayions d’obtenir un visa pour l’Inde avant l’effondrement du pays. Ils n’ont rien pu faire. Puis le président Ashraf Ghani a fui le pays, laissant les mains libres aux talibans, qui ont investi de nombreux quartiers de la capitale. Ils étaient partout, certains très jeunes. » Behishta et ses cinq frères et sœurs sont interdits de sortie par leur père, qui se souvient du précédent régime taliban. « Un jour, j’étais très malade. Ma mère qui travaillait dans le secteur médical m’a obtenu une consultation. J’ai dû porter une burqa, c’était la première fois. »
C’est à cette époque que Behishta est contactée par une journaliste de France Inter, Caroline Gillet. Le podcast Inside Kaboul, commencé en 2021, suit le destin de deux jeunes femmes afghanes sous le régime taliban. L’une d’elles est Behishta.
Le temps passe et les stations de bus nous rapprochant du centre défilent. Je lui parle d’un livre lu l’hiver dernier, Kaboul Beauté Institut de Frishta Amini. L’histoire d’une esthéticienne de Kaboul qui reçoit clandestinement ses clientes. Behishta me confirme que les femmes venaient passer de longues heures entre les murs des instituts de beauté. Tous ont fermé depuis, comme les restaurants et les lieux culturels. La presse est muselée. Des présentateurs de Tolo TV, la chaîne nationale, résistent encore et arborent un masque chirurgical à l’antenne en soutien à leurs consœurs forcée de porter le niqab. Désormais, Behishta comme de nombreux autres ressortissants afghans, s’informent en ligne via afintl.tv, un média indépendant hébergé au Royaume-Uni.
11h. Un espace de coworking
Grande verrière, design moderne et cuisine ouverte : l’espace de coworking qu’affectionnent Behishta et Mati s’étend en hauteur, sur plusieurs étages. Ils se servent un thé et choisissent une place avec vue sur l’agitation extérieure pour travailler. Pour BrightPoint Consulting, elle gère des dossiers pour des projets à impact, notamment dans les pays émergents.
« Actuellement, je rédige une proposition pour le ministère néerlandais des Affaires étrangères afin de réaliser une étude de marché sur l’économie, les entreprises et les investissements en Irak. J’ai déjà répondu à un projet, pour Altaï Consulting, sur l’inclusion des femmes dans le secteur privé en Afghanistan », détaille-t-elle. L’inclusion et l’intégration sont des sujets qui lui tiennent à cœur. Son mémoire de recherche en Master portait sur « les motivations, les défis et les stratégies d’intégration professionnelle des réfugiés en France ». C’est assez naturellement qu’elle évoque son propre parcours de réfugiée, qui débute à Kaboul, quelques mois après l’arrivée des talibans. Le couple fraîchement marié était prêt à tout pour fuir le pays.
13h. Un autre souvenir
Une nuit, ils reçoivent un appel et des instructions pour rejoindre la ville de Mazar-i-Sharif, à l’extrême nord du pays. Là se trouve un autre aéroport, où les talibans s’efforcent de garder les avions au sol. Le couple parvient à s’envoler, de nuit, onze jours plus tard. « Jusqu’à ce que nous soyons dans l’avion, nous ne savions pas où nous allions. Il fallait juste quitter le pays le plus vite possible. » L’appareil atterrit à Abu-Dhabi mais le périple est loin d’être terminé. Parqués dans un camp construit pendant le Covid, Behishta et Mati ne sont pas autorisés à quitter l’enceinte et, le plus souvent, doivent rester dans leur chambre. Le temps est long, d’autant que pendant plusieurs semaines, ils n’ont pas accès à internet… et à Amazon. « La première chose que nous avons commandée était des livres, se souvient Behishta. Les comptes bancaires ont été gelés lorsque les talibans ont pris le contrôle des banques, il fallait donc demander à des amis de commander pour nous. » Pendant les sept mois passés dans ce camp, ils n’ont pu sortir que deux fois. Un jour, on les a emmenés au zoo. L’autre, à Dubaï le temps d’effectuer quelques démarches administratives pour obtenir des papiers en règles.
C’est pendant ces longues journées confinées dans une petite chambre que Behishta avait envoyé son dossier à HEC. « Quelques mois avant l’arrivée des talibans, j’avais postulé pour un Master en France puis j’ai été contactée via l’ambassade par Sophie Dimich-Louvet (E.24), la directrice d’admission à HEC, qui m’a parlé d’Imagine Fellows [un programme incluant un dispositif de bourses créé en 2022 pour les étudiants des pays en guerre, NDLR]. J’ai passé l’entretien en visio, mais c’était stressant, car la connexion coupait tout le temps. L’équipe d’HEC me disait de ne pas m’inquiéter, qu’ils comprenaient la situation… mais je n’étais pas rassurée. »
Quelques mois plus tard, Behishta et Mati s’envolent pour Hambourg, avant de rejoindre Lübeck, où des amis proposent de les accueillir. Peu de temps après, la jeune femme quitte l’Allemagne pour se rendre à Jouy-en-Josas, en bus. « Après avoir quitté l’Afghanistan, tout était un nouveau départ. Sur le campus, je me suis fait des nouveaux amis, j’ai su intégrer les cours et m’adapter à cette autre vie. Une nuit, il y a eu un coup de tonnerre, je me souviens m’être réveillée paniquée, croyant à une explosion. Mais non, je n’étais plus à Kaboul. » Behishta passe deux ans sur le campus d’HEC, en Master SASI. Elle apprécie en particulier les cours Business & Peace et Business & Human Rights. Son discours devant ses camarades lors de la remise des diplômes reste dans les mémoires : « Je suis réfugiée, afghane, musulmane, élevée dans la guerre. Ces éléments qui façonnent mon identité ne définissent rien d’autre que mon niveau d’ambition, de résilience et de potentiel. »
De retour à Lübeck, Behishta retrouve son mari, mais perd le statut de réfugié. Il lui faut donc reprendre, auprès du bureau d’immigration allemand, un long périple administratif, durant lequel elle se fait aider par une ONG, Nicht Allein (« Pas Tout Seul », en français).
14h. Un train pour Mölln
Faim chevillée au corps, nous prenons le train pour rejoindre Mölln, à trente kilomètres au sud de Lübeck. Une autre ville médiévale, cernée par les lacs et traversée par un canal qu’affectionnent les touristes et visiteurs en quête de calme. En juillet dernier, Mati et ses deux associés y ont ouvert un petit hôtel en bord de lac avec leur société Tamveel, une entreprise que Mati a créée à Kaboul en 2019 et dont Behishta est aujourd’hui codirigeante. « Seidenstrasse Restaurant and Culture House » (« Restaurant et maison de la culture de la Route de la soie ») annonce la devanture de ce petit hôtel. Il s’agit du premier projet développé en Europe par Tamveel (dont le nom signifie « financer nos investissements » en perse et en arabe). Entre les cinq chambres de l’hôtel et les vingt-six couverts du restaurant, le lieu tourne à plein régime. Les employés sont des immigrants afghans et iraniens et servent des mets qu’on peut déguster chez eux. C’est Massoud, le frère de Behishta, qui nous accueille. Il a les mêmes yeux verts qu’elle, un héritage de leur grand-mère. Le troisième partenaire est Zabih, un Afghan arrivé quelque temps après eux. Jadis businessman à la tête d’une chaîne de pharmacies et star de YouTube grâce à ses poèmes soufis chantés version rock’n’roll, il a dû se réinventer, lui aussi. L’heure du déjeuner est passée et nous nous attablons enfin dans le restaurant déserté des clients de l’hôtel pour déguster la cuisine de Massoud : épinards, lentilles, oignons et naan garnissent nos assiettes. Ici, les tables portent des noms de villes afghanes : Balkh, Badakhshan, Bamiyan. La nôtre s’appelle Kaboul.
« Ici, le concept était de créer un hôtel-restaurant à mission sociale », explique Mati dans un français parfait. Cet Afghan polyglotte parle couramment six langues. Il a même été chargé de la communication à l’Institut français de Kaboul. La plateforme d’investissement à impact qu’il a créé est en train d’organiser une levée de fonds. Parmi les investisseurs, Adrien Nussenbaum (H.01), co-CEO de Mirakl. Cet alumnus, grand donateur de la Fondation HEC, est à l’initiative du programme HEC Imagine Fellows, dont Behishta a bénéficié. « Adrien a été comme un mentor pour moi. Comme lui, j’espère pouvoir donner en retour, un jour », déclare Behishta, reconnaissante.
16h30. L’appel quotidien
Chaque jour, Behishta se connecte en visioconférence pour parler à sa famille. À ses autres frères et sœurs éparpillés entre les États-Unis et l’Allemagne, mais aussi et surtout à son « padar ». Son père travaillait dans l’éducation, mais les écoles ont fermé. Lui n’a pas encore pu embarquer dans un avion : il est encore coincé à Islamabad, où il attend depuis plusieurs mois d’obtenir un visa pour la France ou l’Allemagne. Behishta s’isole dans une chambre libre de l’hôtel pour cette entrevue à distance qui permet de conserver les liens et préserver une forme d’unité familiale. Lit et chaises en bois foncé, tissu fleuri et tapis au sol, l’ambiance des chambres gaie et orientale tranche avec le style nordique de la ville. Après quelques rendez-vous pour leurs différentes activités, Mati et Behishta reprennent le chemin des rails qui les ramènent vers Lübeck et demain tout recommencera.
L’histoire poignante de Behishta est aussi le sujet d’un podcast, Inside Kaboul, produit par Caroline Gillet pour France Inter. Il est disponible en replay sur le site de la station, pour qui veut découvrir ce destin atypique.
Published by Daphné Segretain