Si le séisme de la Covid-19 ébranle l’ensemble des acteurs économiques, les petites entreprises, entre problèmes opérationnels et manque de trésorerie pour amortir le choc, semblent les plus exposées. Pour Jordi Raynal (E.17), la survenue de l’épidémie a fait peser une sérieuse menace sur la survie de sa PME, une conserverie artisanale dans laquelle il s’est totalement engagé depuis deux ans. Soutenu (in extremis !) par ses banques, il ne s’avoue pas vaincu.

Jordi Raynal
1999 – Assistant commercial export Legrand
2002 – Attaché commercial, Géodis
2006 – Chef des ventes, STEF
2012 – Directeur performance commercial, STEF
2017 – Diplômé EMBA HEC
2017 – Reprend la PME Torres & Fils avec son associé Denis Bertolino

Quelle était la situation de votre entreprise au moment où a commencé la crise sanitaire du Covid-19 ?

Jordi Raynal : 2020 devait être l’année de l’accélération de la croissance de Maison Torres, la conserverie que j’ai reprise avec mon associé Denis Bertolino en 2017 et dans laquelle nous avons beaucoup investi. Cela ne s’est pas vraiment passé comme prévu ! En reprenant cette PME familiale, située dans un petit village près de Marmande, j’avais envie, après vingt ans passés ans de grandes entreprises de la région parisienne, de porter un projet entrepreneurial ayant un ancrage territorial et humain fort. C’est le cas de Maison Torres, qui commercialise depuis 1956 confits, pâtés et plats cuisinés du Sud- Ouest, sans colorants ni conservateurs, et contribue à animer un bassin d’emploi peu dynamique. Nous avons investi 600 000 euros pour la modernisation de la chaîne de production de l’usine et la transformation numérique (mise en place d’un ERP, d’outils CRM et d’un site marchand, www.maison-torres.fr). Nous avons aussi recruté et avons créé, aux côtés de la marque historique Maison Torres, une nouvelle marque bio, Belle Garonne, destinée aux circuits de distribution spécialisés (Biocoop, La Vie Claire…). L’entreprise compte quinze salariés – dix à l’usine et cinq commerciaux –, pour un chiffre d’affaires de 2 millions d’euros en 2019. L’année 2020 démarrait très bien : début janvier, nos produits ont commencé à être distribués dans tous les Franprix parisiens.

Quel a été l’impact de l’épidémie sur votre activité ?

Jordi Raynal : A priori, on pouvait penser que le secteur agroalimentaire ne serait pas trop touché par la crise. Pourtant, notre chiffre d’affaires a été divisé par deux en mars et en avril. En effet, nos clients de la grande distribution ont rapidement privilégié les livraisons en provenance de leurs plateformes, alimentées par les gros producteurs nationaux. Or, 75 % du chiffre d’affaires de la marque Maison Torres, qui constitue notre colonne vertébrale, provient des ventes directes aux magasins de proximité. Mais ceux-ci, qui fonctionnaient en effectifs réduits, ne recevaient plus de commerciaux pour des prises de commandes. De plus, la consommation s’est recentrée, au début du confinement, sur les denrées essentielles (pâtes, yaourts…). Les produits « plaisir » du terroir ont été largement délaissés. Nous avons donc réalisé l’essentiel de nos volumes de ventes auprès des plateformes GMS d’Auchan, Casino, Carrefour et Franprix sur nos produits de base, comme les terrines, qui ont une durée de conservation de quatre ans et peuvent être stockées facilement.

“Notre équipe est soudée : ça aide ! »

Jordi Raynal

Quel était votre niveau d’activité au moment de la crise ?

Jordi Raynal : L’entreprise a tourné au ralenti. Nos équipes ont travaillé jusqu’au 6 avril pour honorer les commandes de Franprix. Mais, à la fin du mois, 80 % étaient au chômage partiel. Nous assurons donc le quotidien avec quatre équivalents temps plein, contre 17 en temps normal : nos deux collaborateurs de la logistique, notre contrôleur et notre comptable, tous à mi-temps, ainsi que mon associé et moi-même.

Comment cela se passe-t-il sur le plan humain ?

Jordi Raynal : Très bien, parce que notre équipe est soudée… ça aide ! Alors que beaucoup d’entreprises de l’agroalimentaire ont vu leurs salariés exercer leur droit de retrait, nos collaborateurs sont venus sans problème boucler les commandes en cours. Certains d’entre eux travaillent ici depuis quinze ou vingt ans, ils connaissent l’histoire de la conserverie mieux que nous et sont motivés pour la faire durer. J’ai été admiratif de leur investissement, d’autant que nos partenaires ont eu beaucoup de problèmes depuis début mars… Ce qui nous a permis de mesurer notre dépendance à leur égard ! Notre fournisseur d’étiquettes a dû fermer en raison d’un cas de coronavirus parmi ses équipes… et nous n’avions qu’un mois d’étiquettes en stock. Les techniciens de maintenance ne pouvaient plus passer, alors que nos machines relèvent de la mécanique d’horloge : si elles s’étaient déréglées, nous aurions dû tout stopper. Enfin, notre transporteur local, qui assure les livraisons dans le Lot-et- Garonne, s’est trouvé en difficulté, plusieurs chauffeurs ayant exercé leur droit de retrait.

Avez-vous bénéficié d’aides spécifiques ?

J.D. : En mars, nous avons contacté nos partenaires bancaires pour obtenir un report de prêt de six mois et un découvert autorisé. Nous avons aussi demandé un report de délai de paiement des loyers auprès de notre bailleur. L’Urssaf a accepté de reporter nos charges patronales et la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence et de la consommation) nous a autorisés à mettre nos salariés au chômage technique, jusqu’au 30 juin si nécessaire, avec un salaire équivalent à 84 % du net, remboursé par l’État. Nous avons de la chance d’être en France : l’accompagnement des entreprises a été mis en place rapidement. Ce n’est pas le cas dans tous les pays.

Comment tenez-vous financièrement ?

Jordi Raynal : Nous avons monté un dossier de financement basé sur un scénario de retour à une situation normale le 15 juin. Honnêtement, s’il était refusé, nous n’avions pas la trésorerie pour tenir. Le temps que nos partenaires bancaires répondent, il y a eu des moments d’angoisse. Avec Denis, nous sommes très proches et avons beaucoup échangé : c’est l’avantage d’être deux ! Nous avons envisagé tous les scénarios, y compris l’arrêt total de l’activité. Ce qui me pesait le plus, c’était l’idée que le projet soit stoppé pour une raison exogène. C’est rageant. À titre personnel, je me savais capable de rebondir même si j’y aurais laissé beaucoup de plumes : quand on rachète une entreprise, on met tout sur la table, sans filet de sécurité. Mais je gardais à l’esprit les témoignages d’intervenants à HEC, repartis de zéro après un échec. J’étais en revanche plus inquiet pour les répercussions sur nos salariés et sur ma famille. J’ai quitté Paris pour m’installer ici, à la campagne. C’est le cadre de vie que je veux offrir à ma fille de 16 mois. L’idée d’y renoncer était difficile. Heureusement, la bonne nouvelle est tombée début avril : les banques nous ont accordé un prêt garanti par l’État (PGE) de 350 000 euros. La Banque Populaire en couvre 70 % et le Crédit Agricole 30 %. C’est dans ce genre de situation que l’on réalise l’importance d’être proche de ses banques ! Depuis 2017, nous les accueillons deux fois par an pour faire un point : nous leur présentons notre volume d’activité, les actions qui ont été menées et les perspectives à moyen et long terme. Ce climat de confiance a sans doute joué en notre faveur. Nous disposons désormais d’un fonds de roulement pour tenir jusqu’en décembre.

La crise vous a-t-elle amenés à redéfinir vos priorités ?

Jordi Raynal : Plusieurs mois avant cette crise, de nouvelles tendances se dessinaient déjà dans l’agroalimentaire : la demande se portait davantage vers les produits locaux, les magasins de proximité avaient le vent en poupe… Même si durant le confinement, la grande distribution a repris sa place d’acteur incontournable du marché, cette période tend donc à confirmer le bien-fondé de notre stratégie, basée sur des produits de qualité et des circuits d’approvisionnement courts. À part la viande de porc, qui vient de Bretagne, nos matières premières sont toutes produites dans un rayon de 50 à 100 km maximum. Cet ancrage local fonde notre identité de producteur du Sud- Ouest, et il a constitué un atout en temps de crise : nous avons pu continuer à faire tourner notre outil de production, et nous avons conservé un contact étroit avec nos fournisseurs, distributeurs, partenaires bancaires et salariés, ce qui facilitera le redémarrage. La crise a aussi renforcé la dynamique du bio, dont la consommation a augmenté pendant le confinement. Nous allons donc élargir notre gamme bio.

La crise en chiffres

Les dégâts causés par la crise sanitaire et le ralentissement de l’activité durant la période de confinement ont été colossaux. Selon l’Insee, le PIB a accusé une chute de 5,8 % au premier trimestre 2020, tandis que la consommation de produits manufacturés (vêtements, meubles, etc.) reculait de 42,3 %.Quant au nombre de chômeurs, il a augmenté de 7,1 % en un mois, en mars.

Comment envisagez-vous l’« après-crise » ?

Jordi Raynal : Je pense que nous allons traverser une période de transition, de trois à dix-huit mois, assez trouble, qui nécessitera un important effort collectif pour redresser l’économie. La plupart des petits patrons autour de moi se préparent à des réductions d’effectifs. Je ne l’envisage pas, mais nous devrons trouver des moyens d’absorber une dette supplémentaire de 5 000 euros mensuels, soit en resserrant les coûts, soit en augmentant notre chiffre d’affaires de 20 à 25 %. Nous découvrirons les évolutions des comportements d’achats et des modes de consommation dans les prochains mois. Il faudra faire preuve de souplesse et d’agilité pour s’adapter. Mais sur le long terme, cette crise peut aussi avoir des effets bénéfiques. L’Europe va sans doute chercher à réduire sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur et à restaurer une certaine forme d’autonomie économique. Et, au niveau individuel, chacun sera aussi amené à se questionner sur la place qu’il accorde au travail dans sa vie. Le présentéisme est encore très fort dans la culture française, mais la période du confinement devrait faire bouger les lignes.

Pour terminer, parlons vacances ! Comment allez-vous gérer les congés d’été ?

Jordi Raynal : Nos collaborateurs auront des vacances. Le confinement a été un épisode stressant, difficile à vivre psychologiquement… Tout sauf une période de repos ! Il est important de pouvoir récupérer. J’encouragerai chacun à prendre une quinzaine de jours et j’organiserai les rotations pour poursuivre la production. L’aspect humain reste fondamental. C’est grâce à lui que l’entreprise tient debout !

Propos recueillis par Marianne Gérard

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