Vanessa Lamorre-Cargill (E.16) n’entend pas tout à fait comme la plupart d’entre nous. Mais elle a transformé ce qui aurait pu être un désavantage en la grande chance de sa vie.

La conversation pourra-t-elle avoir lieu sans interprète ? Faudra-t-il apprendre la langue des signes en urgence ? Sera-t-il nécessaire de parler fort en articulant exagérément ? Voici les questions que se posent les interlocuteurs de Vanessa Lamorre-Cargill, malentendante de naissance, avant de la rencontrer. Installée dans un café du quartier de l’Étoile par un matin de printemps, elle balaie ces interrogations d’un revers de la main et déclare, d’emblée :  » Mon handicap n’est pas un sujet.  » C’est pourtant bien de cela qu’il sera question au cours d’un long échange fluide, émouvant et chaleureux. Ou plus précisément, des techniques qu’elle a élaborées, dès le plus jeune âge, pour que sa surdité ne constitue pas un obstacle à sa scolarité, ni à son parcours professionnel. Son CV remarquable en atteste l’efficacité !

Dès les premières minutes de la conversation; on oublie totalement que celle qui est assise en face de nous lit sur nos lèvres. Au point que nous terminons certaines phrases en plongeant bêtement le nez dans notre sac pour attraper un stylo, ou en tournant la tête pour faire signe à un serveur à l’autre bout de la pièce. Pourtant, cela ne perturbe en rien la discussion.

« On développe des stratégies de suppléance mentale. On comble les trous pour comprendre le sens de la phrase. Un peu comme quand on apprend une langue étrangère, explique posément l’élégante quadragénaire; rompue à l’exercice qui consiste à décrire sa pathologie avec pédagogie pour poser les bases d’une bonne communication. Le langage s’apprend par l’imitation, la répétition. Or mon audition est très basse et les fréquences que je reçois ne sont pas les mêmes que celles que perçoit un normo-entendant. » Mais il en eut fallu bien plus pour dissuader cette femme incroyablement déterminée de prendre la parole !

Championne de dictée

« Depuis petite, j’ai beaucoup travaillé pour gommer ma différence et pour m’intégrer. J’allais chez l’orthophoniste trois fois par semaine. Je me suis beaucoup battue. J’ai toujours voulu que les gens se disent : ‘‘Elle a réussi. Et, au fait, elle est sourde ». Ce besoin légitime de ne pas être réduite à son handicap a probablement agi comme un booster. » J’ai toujours été très bonne en classe. Et je n’ai jamais eu de traitement de faveur. Je faisais les dictées comme tout le monde « . Forcément, on ravale illico nos vieilles rancœurs d’écoliers à propos de ces mauvaises notes en dictées que nous imputions à la prononciation approximative d’un prof un peu retors !

Si les individus se sont rarement adaptés à sa particularité, Vanessa Cargill mentionne néanmoins avec tendresse cet instituteur, à l’école primaire catholique où elle était scolarisée, qui avait réorganisé la configuration de sa classe pour ne plus se trouver dos à elle lorsqu’il écrivait au tableau. « Il m’a dit que ça avait changé sa manière d’enseigner. » Après le lycée, elle obtient d’abord un Master en art à l’université Panthéon-Sorbonne. Puis elle entre à HEC en 2001, encouragée par sa soeur, elle-même diplômée de l’école. « Quand j’ai passé les épreuves orales d’anglais et d’espagnol, le jury était un peu déstabilisé. Et en admiration, car j’ai cartonné ! J’ai eu 17 à l’oral d’anglais et 19 à l’entretien 5 sur 5. »

On sent chez elle le délicieux plaisir de surprendre ses interlocuteurs, de les scotcher, d’inverser les rôles en les laissant… sans voix ! En 2003, elle participe à un programme d’échange avec la Thunderbird School of Global Management. Et elle décroche son Master Degree in Business Administration and Management en 2004. Sans aménagement ni dérogation.

Vanessa Lamorre-Cargill a tenu à poser devant l’inscription murale de 300 m2 du poème d’Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre au 4, rue Férou, près de la place Saint-Sulpice à Paris.

Un merveilleux malheur

Dix ans plus tard, forte d’une riche expérience professionnelle, et dans le but de réorienter sa carrière, elle revient à HEC pour y suivre le Master of Sciences Coaching and Consulting for Change (avec un échange à l’université d’Oxford), qu’elle achève haut la main en 2016.

Elle en est convaincue : sa différence n’est pas un frein, mais un moteur. « Les choses ne sont jamais que ce qu’elles sont. Elles sont aussi ce que vous en faites. Et les limites ne sont jamais celles que l’on croit. Nous avons de grandes capacités de résilience. Il faut simplement apprendre à mettre en place des stratégies de réponses aux situations » , assure-t-elle avec optimisme en se référant à l’ouvrage de Boris Cyrulnik Un merveilleux malheur. Et c’est ce qui l’a amenée à bifurquer. « Être malentendante m’a permis de développer le langage non verbal, ce qui est une grande force. C’est cela qui m’a conduite à faire un Master en coaching, pour aider les autres à dépasser leurs problématiques. »

Elle n’a jamais baissé les bras. Quand elle postule par mail et qu’on lui propose un entretien téléphonique, elle suggère une rencontre en face à face, sans même évoquer son handicap. Quand elle sent le recruteur inquiet, elle lui explique tranquillement que les systèmes de visioconférence, les mails et les SMS lui permettent de communiquer sans restriction.

C’est grâce à cette méthode qu’elle a pu faire ses preuves chez Goldman Sachs à Londres, puis chez CSC à Paris, avant d’être recrutée par Sodexo, où elle est restée dix ans. En janvier 2019, elle a rejoint Axa, « une entreprise qui protège les gens en cas de coups durs, ce qui a une résonance particulière au regard de mon parcours de vie. » Elle note que ses collègues oublient souvent sa différence. « Ces dernières années, le regard des entreprises sur les personnes handicapées a changé. Il y a plus de sensibilisation et d’inclusion », se réjouit-elle.

Sound and fury

Parfois, sa surdité lui semble même être un atout : « Les gens appareillés ou implantés peuvent se mettre en mode ‘on’ ou ‘off’. Et c’est un avantage de pouvoir s’accorder des coupures sonores ; cela permet de revenir à une sorte de présence au monde. Ça me protège des conversations où les gens parlent pour ne rien dire. Dans Macbeth, un des personnages de William Shakespeare déclare : ‘‘Life is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing’’… C’est un peu ça ! Il y a en permanence une surabondance d’informations sonores. »

Vanessa Lamorre-Cargill tient également à préciser que, contrairement à ce que tout le monde imagine, elle ne parle pas la langue des signes. Maman de deux petits garçons nés en 2016 et 2017; membre du bureau Club HEC SpiritualitéS, elle assume une relation compliquée avec Dieu, surtout au cours de ses jeunes années.

Et elle se souvient de cette question posée en boucle à ses parents face à l’injustice : « Pourquoi moi ? » Elle évoque beaucoup sa soeur, dont elle semble très proche : » Elle a toujours été un driver. Elle me mettait de la musique sur les oreilles et me stimulait jusqu’à ce que je reconnaisse les chansons. » Elles ont vécu à Londres au même moment. Grandir dans une famille d’entendants aisés et attentifs l’a certainement aidée à relever des défis. Pour compenser son audition défaillante, elle a excellé en tout, pas seulement dans les études et sur le plan professionnel. Marathonienne, mère de famille, d’une bienveillance et d’une élégance rares, Vanessa est tout simplement bluffante.

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