J’ai intégré HEC grâce à mes notes de philo. Une fois à Jouy, je me suis arrangé pour continuer à étudier la philosophie. Le matin, « j’avais » finance et marketing sur le campus, l’après-midi, Aristote et Kant à la Sorbonne. C’est là que j’ai choisi une option de sociologie, proposée par Raymond Boudon. J’ai finalement rejoint cette discipline, et réalisé une thèse sous sa direction en 1984.Bien sûr, nous avons un ancien d’HEC, Michel Crozier, qui a marqué la sociologie française, en se spécialisant dans l’analyse des organisations. Lycéen, j’avais été très impressionné par la lecture de son Phénomène bureaucratique. Mais, en découvrant l’œuvre de Boudon, disponible à la bibliothèque de l’École, j’ai été frappé non seulement par l’efficacité de sa méthode mais aussi par l’amplitude des thèmes abordés.Quelques décennies plus tard, je viens de publier l’édition définitive de : Boudon, un sociologue classique, aux éditions L’Harmattan.

Le cœur du livre consiste en des résumés de ses vingt principaux livres, suivi d’une mise à plat de sa méthode. Ici, je voudrais témoigner de son trajet unique dans le paysage universitaire, de la forme que prend désormais son œuvre, de la réception contrastée qu’il suscite.Dans le paysage universitaire français, son parcours fait figure de modèle d’excellence. Normalien, agrégé, familier des auteurs allemands, professeur à la Sorbonne à 33 ans, directeur de la principale revue de sociologie, fondateur d’une collection aux Presses Universitaires de France, il suit les traces de Durkheim. En outre, ayant séjourné un an en Amérique, à l’Université de Columbia, défenseur d’un libéralisme bien tempéré, élu à l’Académie des sciences morales et politiques à moins de soixante ans, il rejoint Tocqueville.Si son trajet s’apparente à celui d’une fusée, on peut aussi remarquer que son œuvre prend une forme en trois étages.

Il y a d’abord une investigation sur les méthodes en sociologie et les progrès que peut y apporter la modélisation mathématique. Il y a ensuite son coup d’éclat, qui le fait connaître dans le monde entier, avec son livre sur L’Inégalité des chances, qui est rapidement traduit, diffusé et discuté. Il y a enfin une exploration de tous les champs de la sociologie : développement économique, progrès scientifique, renouvellement politique, sens des valeurs et de la morale, crédibilité du religieux… À cet égard, Croire et savoir : penser le politique, le moral et le religieux (PUF, 2012) a valeur de testament sur son œuvre. La Sociologie comme science(La Découverte, 2010) s’apparente plutôt à un autoportrait retraçant son cheminement.Avec un tel résultat, reconnu à l’international, je reste perplexe devant les réactions mitigées que suscitent ses travaux en France. Il est facile de dire que « nul n’est prophète en son pays ». Pourtant, il y a de cela. S’il y avait un prix Nobel pour sociologue, il l’aurait depuis longtemps. Il a d’ailleurs l’équivalent, au sein de la profession, dans les pays les plus variés.

En France, il est certes inscrit aux programmes de lycée ou enseignements d’université. En revanche, son impact médiatique ou sa reprise dans les milieux intellectuels parisiens sont quasi nuls. Alors, chers camarades, lisez Boudon – ou, à défaut, lisez mon livre sur lui ! Il serait dommage d’attendre plus longtemps pour bénéficier d’analyses fines sur nos sociétés contemporaines, et en particulier sur la désastreuse situation politique de notre pays.

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