Savoir-faire en évolution constante, flexibilité du travail… Tout le monde peut, un jour ou l’autre, se retrouver sans emploi. Pourtant, le chômage – trop mal vécu, trop mal perçu – continue de faire peur… Doit-on apprendre à briser les tabous pour réhabiliter la pause emploi ?

LÉOPOLD GILLES
Léopold Gilles (H.03)
2003 – Diplômé d’HEC Paris
2010 – Directeur du département d’évaluation des politiques sociales du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie)
2014 – Conseiller au cabinet de Ségolène Neuville, secrétaire d’État en charge des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion
2017 – Directeur adjoint de la stratégie, de l’innovation, du Lab et de la RSE à Pôle emploi

Dans un contexte de hausse inédite du chômage durant le confinement et de prévisions alarmistes (un taux de chômage supérieur à 11,5 % en 2021, selon la Banque de France), plus de quatre actifs sur dix (un ouvrier sur deux et six travailleurs indépendants sur dix) craignent aujourd’hui de perdre leur emploi, selon un sondage Odoxa. Les défis à relever sur le front de l’emploi sont nombreux. Léopold Gilles (H.03), directeur adjoint de la stratégie et de l’innovation de Pôle emploi, décrypte la situation.

Après les Trente Glorieuses, le chômage de masse est devenu la norme. Au point de s’être banalisé ?

Léopold Gilles : Au sens statistique, oui. Plus d’une personne sur deux est concernée par un épisode de chômage au cours de sa vie. Mais à l’échelle individuelle, ce n’est jamais un moment anodin ou facile à vivre.

Qu’on parle du « monde d’après », ou du monde « avec le coronavirus », la crainte d’une insurmontable vague de chômage est dans tous les esprits...

Léopold Gilles : Nous entrons dans une nouvelle ère. Personne ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais une chose est déjà sûre : l’impact économique du coronavirus sera massif. Nous ne savons pas combien de temps la crise va durer, l’enjeu est donc d’être capable de s’adapter rapidement. Dans certains secteurs et dans certains territoires, la reprise peut arriver plus vite qu’on ne le pense. Pôle emploi a un rôle important à jouer pour accompagner les plans de relance afin d’en décupler les effets en matière d’emploi. Pour cela, nous devrons être encore plus agiles et réactifs que par le passé, en ajustant au mieux nos actions et interventions à la réalité locale du marché du travail, territoire par territoire.

Quelle était la conjoncture avant la pandémie de coronavirus ?

Léopold Gilles : Nous étions en train de vivre un retournement de situation historique, avec une embellie marquée par un recul rapide et important du chômage. Avec un taux autour de 8 % avant que la crise sanitaire ne survienne, nous nous dirigions vers les 7 % promis par le président Emmanuel Macron. En parallèle, la tendance depuis une vingtaine d’années était – et demeure – l’augmentation du nombre de demandeurs d’emploi qui travaillent à temps partiel (1). Chaque fois qu’une crise survient, ce sont les premières catégories touchées.

La massification de l’emploi précaire et l’augmentation des chômeurs qui travaillent (CDD, temps partiel…) questionnent le chômage en tant que catégorie standardisée. Comment aider les personnes concernées à sortir de cette zone grise ?

Léopold Gilles : Pour permettre aux demandeurs d’emploi qui travaillent d’accéder à des emplois de meilleure qualité, en se formant ou en travaillant sur leur projet professionnel par exemple, nous proposons depuis juillet 2020 des services en horaires décalés (le soir en semaine et le samedi), afin de tenir compte de leurs contraintes horaires et d’éviter l’effet d’enfermement dans le travail précaire. L’objectif de Pôle emploi reste d’insérer les chômeurs dans des emplois durables, même s’il est parfois nécessaire, pour cela, de passer par des contrats courts.

“ Pôle emploi a un rôle à jouer pour la relance ”

L’assurance-chômage est parfois accusée de subventionner la flexibilité du travail, puisque les règles d’indemnisation favorables faciliteraient le recours des entreprises à des formes de travail précaires…

Léopold Gilles : Des études ont démontré qu’un CDD augmente les chances d’être embauché en CDI. De même, l’intérim est une forme d’activité particulière, mais qui ne doit pas être négligée : elle offre l’opportunité d’être en activité et au contact du marché de l’emploi, donc d’accéder plus facilement à des postes durables. À Pôle emploi, nous privilégions les CDI et les CDD de longue durée, mais nous nous montrons aussi pragmatiques pour assurer notre mission, qui est de faciliter les mobilités professionnelles et d’accélérer au maximum les recrutements.

Perte d’estime de soi, risques de dépression… on dit souvent que la perte d’emploi entraîne un cercle vicieux.

Léopold Gilles : Depuis longtemps, Pôle emploi opère un distinguo entre les personnes autonomes, proches de l’emploi et qui pourront rebondir rapidement, et les personnes plus éloignées de l’emploi, notamment les chômeurs de longue durée. Ainsi, après un an de chômage ininterrompu, nous considérons qu’il faut être vigilant et anticiper les risques d’exclusion économique et sociale, en s’adaptant à la situation de chacun. Pour détecter les situations de perte d’estime de soi, Pôle emploi demande régulièrement aux demandeurs d’emploi s’ils ont confiance en leur capacité à retrouver un travail dans les prochains mois. Ce sentiment d’efficacité est un bon indicateur pour détecter les situations de décrochage et accompagner au mieux les personnes qui en ont besoin. Nous mettons également en place des « clubs » de demandeurs d’emploi pour développer et entretenir la confiance en soi : des personnes qui se réunissent pour s’entraider tout en travaillant chacune sur leur projet. Par ailleurs, même si nous ne sommes pas un acteur de la santé, nous pouvons orienter les demandeurs d’emploi vers nos partenaires du champ sanitaire et social, notamment dans le cadre de l’accompagnement global que nous mettons en œuvre avec les conseils départementaux.

Dans certains discours électoralistes, le chômeur-type serait un individu assisté et surprotégé, préférant percevoir des allocations au lieu de travailler. Que disent les chiffres ?

Léopold Gilles : Le chômage « choisi » par certains est une idée reçue, objectivement fausse mais encore très répandue. De nombreuses études montrent qu’en France, l’immense majorité des demandeurs d’emploi veulent travailler et recherchent un emploi activement. Statistiquement, le chômage est bien une situation subie. Rappelons aussi que le travail n’est pas seulement une source de revenus : c’est un vecteur d’intégration, qui permet d’entretenir des rapports sociaux. Or certaines personnes, dans des situations privées ou familiales compliquées, manquent cruellement de liens humains.

Les exclus, ainsi que les personnes qui ont renoncé à chercher un travail ou celles qui décident de rester au foyer faute d’emploi peuvent ne pas apparaître dans les statistiques du chômage. Au-delà du nombre d’inscrits comptabilisé par Pôle emploi et des chiffres calculés par l’Insee, il existe un « halo » autour du chômage. En 2019, on estimait à 1,6 million le nombre de personnes évoluant dans cette zone grise de l’emploi.

Les obligations des personnes inscrites à Pôle emploi ont-elles tendance à augmenter ?

Léopold Gilles : Il y a eu un renforcement des contrôles des demandeurs d’emploi au cours des dernières années. Cette exigence envers les chômeurs s’inscrit dans une forme de contrat social entre le demandeur d’emploi et la collectivité. Ce contrat comprend des devoirs, mais aussi des droits. Ainsi, 15 milliards d’euros ont été annoncés au début du quinquennat pour former 2 millions de Français (un million de jeunes et un million de personnes peu qualifiées). Et la société valorise aujourd’hui la notion de liberté de choix : la loi du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », par exemple, crée un droit individuel à la formation. L’enjeu, pour Pôle emploi, est donc de rendre visible, pour chaque demandeur d’emploi, les possibilités et les services qui s’offrent à lui. Il faut admettre que le système n’est pas simple de prime abord, qu’il s’agisse de calculer l’indemnisation, d’accéder à une formation ou à un service… Pôle emploi a donc aussi pour mission de faciliter l’accès aux opportunités d’emploi et à la formation. En contrepartie, le demandeur d’emploi doit respecter ses engagements n matière de démarche de recherches d’emploi, mais également en se présentant aux rendez-vous et acceptant les postes qui répondent au concept, toujours en vigueur, d’« offre raisonnable d’emploi ».

 

Les seniors, déjà exposés au chômage de longue durée, sont-ils une population à risque face à la crise ?

Léopold Gilles : Oui, car ils sont surreprésentés dans des secteurs qui risquent d’être fortement impactés par la crise (l’industrie, notamment). Ils seront donc plus exposés au risque de licenciement et de rupture de contrat. Nous avons deux défis à relever pour ces personnes : mieux valoriser leurs savoir-faire et leur expérience, mais aussi développer les compétences qui leur font parfois défaut, car elles étaient moins importantes à leur début de carrière qu’à l’heure actuelle, comme les compétences digitales.

Les agents de Pôle emploi vont devoir faire face à une augmentation d’activité, alors que certains se disaient déjà débordés avant la crise…

Léopold Gilles : Les conseillers Pôle emploi font un métier qui n’est pas simple. Ils doivent comprendre et s’adapter aux situations individuelles et trouver rapidement des solutions sur mesure. C’est pourquoi nous investissons depuis plusieurs années dans les outils digitaux qui permettent aux agents et aux demandeurs d’emploi d’identifier plus rapidement le bon service ou la solution la plus adaptée – par exemple, une formation ou un atelier pour s’échanger des bons tuyaux. Nous investissons aussi dans la formation des agents, en nous appuyant sur des diagnostics de compétences individuelles. Pour bien accompagner les demandeurs d’emploi et répondre aux attentes des entreprises, il est essentiel de bien connaître les réalités des métiers.

Sur ce travail d’accompagnement, comment se situe la France par rapport aux autres pays européens ?

Léopold Gilles : La France n’a pas à rougir : notre système est assez en pointe, que ce soit sur la qualité ou la modernité des services. Certes, nous ne sommes pas les plus riches en moyens humains : en Allemagne, où le taux de chômage est plus bas (6,4 % en juin), le nombre de personnes suivies par agent est moins élevé qu’en France. Mais Pôle emploi parvient à assurer un service de proximité personnalisé et humain. Je pense qu’il est important de ne pas tomber dans les excès du profilage statistique et du scoring, qui conduisent à automatiser l’orientation des demandeurs d’emploi ou l’estimation des risques de chômage longue durée, comme c’est déjà l’usage dans d’autres pays.

1. Entre 1996 et 2015, la part des demandeurs d’emploi en activité réduite (catégories B ou C) est passée de 19 à 34 %, selon l’étude Portrait statistique du demandeur d’emploi : 20 ans d’évolution, publiée par Pôle emploi en octobre 2016.

Propos recueillis par Cyrielle Chazal

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